Même si l'entrée d'Albert Camus au Panthéon semble compromise, ses enfants n'émettant pas un avis très favorable, nul doute que la question — et immanquablement la polémique — reprendra bientôt sur une autre grande célébrité. D'autant qu'avec 69 panthéonisés pour une capacité d'accueil totale de 300 personnes, on a le temps d'en connaître d'autres des polémiques. Mais avant de se lancer dans l'éternel débat sur la récupération politique qui entoure ce genre de décisions, intéressons-nous à qui sont vraiment ces personnages auxquels la patrie doit tant.
Spontanément, le mot de Panthéon aurait tendance à évoquer des grands hommes ayant eu une influence décisive sur la culture française, des artistes, des scientifiques ou des personnages historiques. Bref, selon les termes traditionnels: des hommes exceptionnels dont la vie ou l'œuvre ont marqué l'Histoire et qui peuvent servir d'exemple. Dans la réalité, les choses sont très différentes.
Voici donc un profil type du panthéonisé, appuyé sur une méthodologie évidemment inattaquable. Un portrait d'autant plus révélateur que sur le très officiel site des monuments nationaux, on peut lire: «Découvrez les grandes personnalités inhumées dans la crypte, qui dessinent le visage de notre identité nationale.» Quel est donc, à l'heure actuelle, le visage de notre identité nationale?
Le panthéonisé est un homme
Un constat sans étonnement. Un diagramme implacable. D'autant plus que, hormis Marie Curie, la seule autre femme est Sophie Berthelot et elle n'a droit à cet honneur qu'en qualité de femme du chimiste (pour respecter leur souhait d'être enterrés ensemble).
Le panthéonisé est blanc
Même combat que pour les femmes. Enfreignant joyeusement la loi, nous tentons ici des statistiques ethniques - même si Yazid Sabeg n'a pas encore mis en place son comité de réflexion sur la question au parlement. Felix Eboué et Alexandre Dumas sont donc les deux seules «personnes de couleur», mais le cas Dumas reste discutable. Il était en effet quarteron (le mot est moche, mais c'est plus court que de dire «fils d'un métis et d'une blanche.»)
Le panthéonisé est Français
Et ça n'est pas si évident que ça puisque quatre Italiens et un Batave se sont glissés dans le classement. Point commun des cinq: ils doivent cet honneur à leur ralliement à Napoléon. Mais le sixième étranger est de loin le plus surprenant: Jean-Frédéric Perregaux était un banquier suisse installé à Paris et premier dirigeant de la banque de France, «le plus mondain des banquiers de cette époque et bien que marié, il est libre de mœurs». Nicolas Sarkozy envisagerait-il la panthéonisation de son défunt ami Edouard Stern?
Le panthéonisé est un militaire
Avec quatre grandes professions représentées, les grands hommes auxquels la patrie est reconnaissante sont: militaires, artistes, scientifiques, politiques. (Quant à la catégorie "divers" on y trouve par exemple le navigateur Bougainville). Premier étonnement, le faible nombre d'artistes et d'écrivains - 8 au total et encore, en comptant le peintre Joseph-Marie Vien qui n'a pourtant pas marqué les esprits. A l'inverse, la proportion de militaires est impressionante. Cette incontestable supériorité numérique s'explique par la passion de Napoléon pour la panthéonisation. L'empereur a allègrement panthéonisé tous ses généraux.
Le panthéonisé a un prénom composé avec Jean
Le Panthéon n'abrite pas une grande variété de prénoms: 29% de ses pensionnaires ont Jean comme prénom, soit seul, soit à l'intérieur d'un prénom composé. Heureusement, certains parents ont été pris d'une envie d'originalité et ont choisi un prénom certes peu discret mais qui saurait démarquer leur enfant des autres. Ainsi de Hyacinthe-Hughes Timoléon de Cossé-Brissac, chambellan de Madame-Mère. Les rares étrangers apportent également un zeste d'exotisme, comme Ippolito-Antonio Vincenti-Mareri, le célèbre (ou pas) cardinal italien.
Le panthéonisé est inconnu du grand public.
C'est la plus grosse surprise. Oubliez Balzac ou Henri IV. Pour les citoyens français de 2009, l'écrasante majorité des panthéonisés sont de parfaits inconnus. Par exemple: Théophile-Malo Corret de la Tour d'Auvergne, premier grenadier des armées françaises et qui avait entrepris de publier un dictionnaire comparant 45 langues avec le bas-breton, ouvrage sobrement intitulé : Origines gauloises. Celles des plus anciens peuples de l'Europe puisées dans leur vraie source ou recherche sur la langue, l'origine et les antiquités des Celto-bretons de l'Armorique, pour servir à l'histoire ancienne et moderne de ce peuple et à celle des Français.
Le panthéonisé est mort 16 ans avant son entrée au saint des saints
Encore une fois, c'est Napoléon qui fait baisser la moyenne. Il semblait considérer un peu le Panthéon comme son cimetierre privatif puisqu'il avait pris l'habitude d'y faire reposer ses militaires, qui représentent environ la moitié des pensionnaires du lieu, dès leur mort. On peut donc prendre les 16 ans d'écarts entre la mort et l'entrée au Panthéon comme un minimum. Certains, comme Jean Moulin ou André Malraux, sont rentrés à l'occasion de la commémoration de leur mort (20 ans pour les deux), d'autres ont été panthéonisés en groupe - ce qui a quand même nettement moins la classe - comme lors de la commémoration du centenaire de la Révolution Française en 1889. Alexandre Dumas est celui qui a dû attendre le plus longtemps avant d'être honoré par la nation: 132 ans se sont écoulés entre sa mort en 1870 et le transfert de sa dépouille au Panthéon en 2002, à l'occasion du bicentenaire de sa naissance.
Le panthéonisé n'est pas musicien mais il s'appelle Carnot et il a une page wikipédia
L'absence de musicien mérite d'être soulignée. Au Panthéon, on trouve des écrivains, architectes, poètes, un peintre, un navigateur, des philosophes, des dramaturges, mais de musicien point. Hormis Rousseau, dont c'était la véritable vocation mais qui ne doit pas son entrée dans le monument à ses talents de compositeur.
A noter qu'il est préférable d'appartenir à la famille Carnot, seule famille au monde à avoir deux membres panthéonisés (si on met à part les couples comme les Curie): Lazare Nicolas Marguerite Carnot et Sadi Carnot.
En outre, 100% des panthéonisés ont une page wikipédia. Mais la rigueur intellectuelle nous pousse à nous demander quel est le lien de cause à effet et s'il va s'inverser avec le temps. A-t-on une page wikipédia parce qu'on repose au Panthéon? Et est-ce que désormais il faudra avoir en amont sa page dans l'encyclopédie participative pour être apte à la panthéonisation?
Conclusions
Au vu de ce portrait-type, et après mûres réflexions, nous voici donc en mesure de vous révéler quel français aurait le plus sa place au Panthéon. Selon nos critères, deux noms s'imposent:
- Entre ici Joseph-François-Claude Carnot. En ta qualité d'homme, blanc, lieutenant général, parisien, inconnu du grand public, avec un prénom composé commençant par un J.
- Entre ici Jean Lecanuet. En ta qualité d'homme, blanc, politique, dont le prénom est Jean et qui est décédé il y a 16 ans.
Pour ce qui est d'Albert Camus, on peut dire qu'il est un «panthéonisable passable». En tant qu'homme blanc Français, il marque des points, mais cela s'arrête là. Il est bien plus connu que la moyenne des hommes qui reposent au Panthéon, il est mort il y a un peu trop longtemps, il ne s'appelle pas Jean et il ne serait «que» le sixième écrivain.
Evidemment, cet exercice peut sembler d'une mauvaise foi totale — ce qui ne serait sans doute pas une accusation entièrement dénuée de fondement. Mais le raisonnement par l'absurde permet de marquer la différence entre ce que le Panthéon représente dans l'imaginaire républicain actuel et la réalité des sépultures qu'il renferme. Certes, les temps changent, les critères évoluent, les symboles politiques ne sont pas les mêmes sous le premier Empire et sous la Ve République.
En conséquence, il serait peut-être temps de faire entrer au Panthéon des figures différentes. Ainsi, si on décidait de faire un choix diamétralement opposé au portrait-type dressé ci-dessus — à savoir: une femme noire ayant la fibre musicale n'étant pas militaire mais journaliste et née ailleurs que dans la métropole — le nom qui s'imposerait est celui de Paulette Nardal.
Titiou Lecoq et Grégoire Fleurot
Image de une: le Panthéon, en novembre 2007. REUTERS/Benoit Tessier