Avant même la diffusion du premier épisode de Girls, Lena Dunham déchaînait les passions. La créatrice de la série, 25 ans à l'époque, est portée au pinacle, descendue en flèche, adorée, méprisée. Selon les points de vue, la jeune femme est brillante, insupportable, intrépide, raciste, grosse, c'est un pur produit du népotisme ou la voix d'une génération –voire un mélange d'un peu tout ça. Au cours des cinq années suivantes, les émotions ne vont pas retomber, mais se stabiliser, comme un bouillon qui ne cesse de mijoter –jusqu'à déborder sur cette série qui débute son ultime et merveilleuse sixième saison ce dimanche 12 février.
Dès le départ, Dunham se confond avec son alter ego, Hannah Horvath, aussi monstrueuse qu'hilarante. Parce qu'elle est une sorte d'étude ethnographique sur les millenials, Girls est autant adulée que dénigrée. Une réaction due à la tonalité très réaliste des débuts, depuis longtemps abandonnée. Pour beaucoup, Horvath représentait Dunham, dans une version à peine travestie et un soupçon plus à l'ouest –une diplômée d'Oberlin, ambitieuse et paumée, qui traîne ses aspirations artistiques dans Greenpoint aux frais de papa maman, avec une vie sexuelle compliquée et une vie tout court qui peine à passer la seconde. Les amis (blancs) de Hannah sont inspirés des amis (blancs) de Lena, les tatouages de Hannah sont ceux de Lena. Le corps de Hannah est celui de Lena, la blague sur Hannah «la voix de sa génération» est peut-être à prendre un tantinet plus au sérieux concernant Lena. Hannah est imparfaite, mais lorsqu'elle se met à danser toute seule sur Robyn après avoir envoyé le meilleur des crypto-tweets à ses vingt-six followers, le personnage prend corps et on s'identifie. Et comme souvent avec des œuvres créées par des femmes, on voit davantage dans Girls un témoignage que de la fiction.
Une satire
Vite, Dunham et Jenni Konner, sa productrice et co-scénariste, vont s'extraire de cette impasse en clignant de l’œil: Girls se transforme en satire saignante peuplée de personnages aussi délicieusement divertissants qu'impossible à prendre en exemple. Hannah et ses amis se libèrent du joug du réalisme pour devenir une bande de bouffons déglingués, extravagants et narcissiques, trépignant dans New York et s'écrasant eux-mêmes au passage. Une satire construite sur des traits familiers –l'obsession de soi, la besogne du devenir adulte, la passion sexuelle destructrice, la compétitivité, les sursauts amoureux inopinés–, le tout malaxé et trituré à l'extrême, comme autant de petites graines banales germant en plantes sauvages, difformes et parfois carnivores.
Reste que l'intérêt de Girls ne s'arrête pas là, car ce sont bien les débats qu'elle suscite qui font toute la différence. Qui a deux pouces et un avis sur Lena Dunham? Qu'on ne me dise pas que nous n'avons plus rien en commun... A une époque où les célébrités se donnent un mal de chien pour être les plus inoffensives possible, Dunham, à l'inverse, est indomptablement elle-même. En général, lorsqu'une personnalité a des excuses publiques à faire, elle va veiller à ne plus trop la ramener ensuite. Pas Dunham. Infatigable et incontrôlable, elle jonglera entre activisme et inconséquence, entre scandales à l'insu de son plein gré et séances d'autoflagellation. Alors que Hannah Horvath devient un vrai personnage de comédie, sa vis serrée par Dunham et Konner, Dunham en vient à braquer sur elle tous les projecteurs de l'indignation. Hannah n'est plus un clone de Dunham, c'est Dunham que l'on appréhende comme une version à peine édulcorée de Hannah: un moulin à paroles déplacées et à tweets qui jettent de l'huile sur le feu. Désormais, si les gens se détournent de Girls, c'est à cause de la vraie Dunham, pas de Hannah, son personnage.
L'ironie de la chose, c'est que rien n'excuse mieux la personnalité de Dunham que le visionnage de Girls, ce dont les dunhamophobes sont incapables. Dans la série, Dunham passe justement le type d'aveuglement bourgeois dont on l'accable à la moulinette et justifie parfaitement le genre d'apprentissage à la va comme je te pousse qu'elle entend mettre à profit dans sa vie. Le tout dans une série pleine d'humour, de truculences et qui ne se prend jamais pour autre chose que ce qu'elle est. Une série qui, en six saisons, n'aura cessé d'attester du talent de Dunham, et pas seulement pour mettre les pieds dans le plat.
Le retour des monstres
La nouvelle saison est brillante et ciselée, pétillante, acerbe et malicieuse. Au cours de la série, certains personnages ont pu dépasser les bornes du grotesque et tomber dans le terrifiant, en faisant tellement n'importe quoi qu'ils en ont perdu leur humanité. Lorsque commence cette ultime saison, les monstres sont rentrés au bercail, il ne reste plus que les bouffons. Hannah vient tout juste de publier sa première chronique dans le New York Times, avec comme sujet la relation entre Jessa (Jemima Kirke) et Adam (Adam Driver), soit le vrai démarrage de sa carrière. Pendant un petit-déjeuner avec une rédactrice en chef (Hannah mange, la journaliste ne boit que du café), Hannah pépie: «je crois que suis parfaite pour l'esthétique de Slag Mag, parce que j'ai beaucoup d'esprit et que je suis très narcissique (…) l'autre truc c'est que j'en n'ai rien à foutre de rien, tout en ayant un avis sur tout, même quand je n'y connais pas grand chose». Et vogue la galère.
Les deux premiers épisodes expédient Hannah loin de la ville, dans de charmantes aventures. Pour un article voulu par la rédactrice sus-citée, elle va faire du surf à Montauk. Après quelques bonnes blagues à base de crème solaire qui déborde et de combinaisons mal taillées, Hannah se rend compte qu'elle déteste le surf. Sa mauvaise tête est chamboulée par un moniteur relax-max (Riz Ahmed), qui lui fait comprendre qu'aimer des trucs est plus facile à vivre que de les détester. Elle revient à New York en voyant l'existence d'un œil bien plus positif, le sirupeux «She’s So High» dans les oreilles. Dans le deuxième épisode, Hannah part en road trip avec Marnie (Allison Williams) et Desi (Ebon Moss-Bachrach, campant si merveilleusement bien le gros fragile qu'on en oublierait presque son arrivée dans la série comme pivot romantique et idéaliste). Une virée qui tourne rapidement au film d'horreur à mourir de rire.
Le reste est à l’avenant, comme ces petits détails disséminés aux quatre coins de ces épisodes: la tenue d'Elijah (Andrew Rannells), avec son impeccable blazer blanc croisé, son T-shirt «J'ai survécu à la saison 3 d'Ally McBeal», sans pantalon en dessous; les échanges passifs-agressifs entre Ray (Alex Karpovsky) et Marnie; une dissection de Paul Krugman aussi insupportable que tout à fait légitime; le musée des horreurs sexuelles d'Adam et de Jessa; une dégustation de yaourt en nudiste; et l'une de ces scènes dont Girls a le secret et qui donne terriblement envie de danser. Soit la préparation parfaite à un troisième et excellent épisode mettant en scène Matthew Rhys, en écrivain accusé de nuisances sexuelles. Une pure provocation pour les chroniqueurs et qui en accablera plus d'un: oh non, encore un article sur Dunham à pondre! Faites chauffer les claviers!
Sauf que l'épisode mérite largement plus que son résumé. Il est drôle, mesuré et se termine sur une blague à base de pénis mou qui n'est pas sans faire chauffer les méninges. Que la clameur qui entoure Dunham vous semble tenir de la cacophonie ou de la symphonie, n'oublions pas l'essentiel: Girls aura vraiment été une super série.
Girls est diffusé à partir de ce lundi 13 février sur OCS Séries.