Depuis les révélations du Canard enchaîné sur les 900.000 euros d'argent public dépensés par François Fillon pour employer sa femme et deux de ses enfants comme assistants parlementaires, l'attention se focalise sur le caractère potentiellement «fictif» de leurs emplois. Mais quid du «travail» des parlementaires qu'ils étaient censés assister?
D'après Le Canard enchaîné, Penelope Fillon est recrutée par son époux «pour la première fois» en 1988. Élu député RPR de la Sarthe en 1981 puis 1986, maire de Sablé-sur-Sarthe depuis 1983, vice-président du conseil général de la Sarthe en charge des affaires économiques depuis 1985, François Fillon vient alors de nouveau d'être réélu suite à la dissolution de l'Assemblée décidée par François Mitterrand après sa réélection à la présidence de la République.
Les «tables nominatives» (qui répertorient notamment les mandats, nominations, propositions, questions et interventions en séance publique des députés) nous apprennent que François Fillon est alors membre de la commission de la défense nationale et des forces armées (qu'il a aupavant présidée de 1986 à 1988), de la délégation de l'Assemblée nationale pour la planification et «représentant titulaire de l'Assemblée nationale à l'Assemblée consultative du Conseil de l'Europe».
Malgré le cumul de ses mandats, doublé de son activisme politique au sein du groupe des rénovateurs qui, en cette même année 1989, veut bousculer la droite, le député Fillon bosse. Rapporteur pour avis du projet de loi de finances, il rédige et défend des rapports sur les forces terrestres en 1988, 1989 et 1990, dépose deux amendements au sujet d'un projet de loi relatif à l'exploitation agricole en 1988, s'implique dans le projet de loi de programmation militaire en 1989, dépose une proposition de loi «tendant a la création d'une délégation parlementaire des exportations de matériel de guerre» en 1990 et intervient sur un projet de loi relatif aux appellations d'origine contrôlées.
Durant cette première période où Penelope Fillon a, selon le Canard enchaîné, été salariée par son époux (pour une somme totale de 82.750 euros brut), le couple élève trois enfants, âgés de 6, 4 et 3 ans en 1988, et bientôt un quatrième, qui naîtra au second semestre 1989. Une situation à rapprocher des déclarations de l'intéressée en 2007, qui expliquait n'avoir «jamais été l'assistante» de son mari, déplorant le fait que «[ses] enfants ne [la] voient que comme une mère», mais également que «le tourbillon avec les enfants» l'a empêchée de «chercher un travail»...
Trois amendements en cinq ans
Toujours selon le Canard enchaîné, Penelope Fillon retrouve son poste d'assistante parlementaire le 1er janvier 1998, six mois après la réélection de son député de mari, consécutive à la dissolution décidée par Jacques Chirac. Elle l'occupera jusqu'à sa nomination dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, pour un salaire brut mensuel passant progressivement de 2.500 euros en 1998 à 4.600 euros en 2002.
Les archives du site de l'Assemblée révèlent que François Fillon n'a rédigé aucune des 776 propositions de loi de la XIe législature, aucun de ses 149 rapports parlementaires, non plus qu'aucune de ses 144 propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête. Les «tables nominatives» révèlent par ailleurs qu'en cinq ans, il n'a déposé que trois amendements et contribué à quatre débats seulement, répartis sur neuf jours. Enfin, d'après le moteur de recherche des questions parlementaires, il en a posé 22, six orales et seize écrites.
Signe du déclin de son activité parlementaire: alors que le moteur de recherche Google répertorie 402 pages mentionnant François Fillon dans les fichiers datant de la IXe législature (1988-1993), et 117 pour la Xe (1993-97), il n'en recense plus que 30 pour la XIe (1997-2002).
D'après Le Parisien, Penelope Fillon n'avait par ailleurs ni badge d'accès ni d'adresse mail à l'Assemblée, et François Fillon n'avait pas non plus de permanence dans la Sarthe, sa femme et néanmoins collaboratrice parlementaire travaillant depuis leur domicile privé. Durant cette période, le couple a son dernier enfant, né en 2001.
L'activité d'un député (et a fortiori de ses assistants parlementaires) ne saurait être réduite au seul cumul de ses activités parlementaires à l'Assemblée. Pour autant, et en guise de comparaison, la page de statistiques de la XIe législature évoque un total de 75.577 questions parlementaires (soit une moyenne de 131 questions par député) mais également qu'ont été adoptés 432 projets et propositions de lois, entraînant l'enregistrement de 35.305 amendements par des députés (soit une moyenne de 61 par député).
En 2002, l'indemnité mensuelle brute d'un député était de 6.655,60 euros. Au total, sur cette période, les époux Fillon auront donc coûté près de 600.000 euros d'argent public pour une activité parlementaire pour le moins sujette à caution.
Assistante surpayée d'un... «député godillot»
Ce n'est pas en tant qu'assistante parlementaire de François Fillon que Penelope Fillon touche le gros lot, mais lorsqu'elle travaille pour son suppléant, Marc Joulaud, qui fait son entrée à l'Assemblée en juillet 2002 après que son mentor a été désigné au gouvernement.
Le Canard enchaîné a en effet révélé que son salaire d'assistante parlementaire a alors grimpé, «du jour au lendemain», de 52%, à raison de 6.900 euros bruts par mois, puis 7.900 euros à partir de 2006, absorbant alors à elle seule «80% de l'enveloppe allouée par l'Assemblée pour salarier les collaborateurs de Joulaud». Plus étonnant: son salaire s'élève même jusqu'à 10.167 euros bruts en moyenne du 1er janvier au 31 août 2007, date de la fin de son contrat de travail: «De façon inexpliquable, s'interroge Le Canard, son salaire dépasse même de plus de 1.200 euros par mois les crédits accordés alors par l'Assemblée pour payer l'ensemble des collaborateurs du député Joulaud.»
De fait, Marc Joulaud a fait, en tant que parlementaire, un (tout) petit peu mieux que son mentor. Les tables nominatives de la XIIe législature révèlent certes qu'il a limité lui aussi considérablement son temps de parole disponible, en se bornant à trois interventions en séance publiques et huit questions orales en cinq ans.
S'il n'a rédigé, lui non plus, aucune des 1.650 propositions de loi qui ont été déposées le temps de son mandat, Marc Joulaud n'en a pas moins trouvé le temps d'apposer sa signature sur huit amendements (tous cosignés, et aucun à son initiative), mais aussi et surtout de rédiger 159 des 128.634 questions écrites (soit une moyenne de 223 par député) de cette législature, ainsi que 2 de ses 1490 rapports d'information (sur la répression de l'activité de mercenaire, en 2003, puis sur les relations transatlantiques en matière de défense, en 2007). A titre de comparaison, cette XIIe législature a vu l'adoption de 707 résolutions, projets et propositions de loi, entraînant le dépôt de 99.791 amendements (soit une moyenne de 172 par député).
Son absence de zèle lui a valu de figurer dans la liste des «députés godillots» brocardés en 2009 par ceux qui, quelques temps plus tard, allaient lancer le collectif Regards citoyens appelant à plus de transparence dans les activités parlementaires. En deux ans, son activité de député s'est en effet limitée à cinq interventions en séance (dont «quatre questions au gouvernement et une intervention superficielle»), sept interventions en Commission, aucun rapport d'information ni aucune proposition de loi, sa principale implication se résumant au fait d'avoir «voté l’intégralité des scrutins publics conformément à l’avis du gouvernement».
Ironie de l'histoire, Marc Joulaud, qui est devenu député européen en 2014, a depuis été nommé par son groupe politique responsable d'un avis sur... la fraude aux fonds européens, avec un objectif: «mieux dépenser chaque euro».
«Vous êtes à peu près le seul à avoir remarqué que j'étais passé par le Sénat»
Sur cette même période, François Fillon siège lui aussi au Parlement, en tant que sénateur de la Sarthe, de son éviction du gouvernement à l'été 2005 jusqu'à sa nomination en tant que Premier ministre en juin 2007. Il y emploie alors deux de ses enfants, étudiants en droit, à qui sont versés un peu plus de 83.000 euros bruts au total. Une somme là aussi bien rondelette au vu des activités parlementaire de leur père.
En effet, et comme l'a révélé le Canard enchaîné, qui a lui aussi «épluché les archives du Palais du Luxembourg, le bilan de François Fillon –en séance comme en commission– tient en quelques chiffres: zéro intervention, zéro proposition de loi, zéro rapport, une question et une seul amendement».
Sa fiche sur le site du Sénat révèle en effet qu'en 21 mois, François Fillon n'a trouvé le temps de rédiger qu'une seule et unique question parlementaire (au sujet des aides aux entreprises de la filière avicole suite à la crise d'influenza aviaire) et qu'il n'a participé à aucun débat. S'il a bien cosigné (avec l'ensemble des membres du groupe UMP) une «Proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur l'immigration clandestine», la quasi-totalité des 137 documents (dossiers législatifs, rapports d'information, questions parlementaires et comptes rendus des débats ou des commissions) mentionnant son nom n'évoquent pas son travail de sénateur, mais ses activités passées de ministre.
Deux documents seulement le mentionnent comme sénateur. Le premier évoque un amendement «présenté par M. Fillon, Mme Debré et les membres du groupe Union pour un mouvement populaire» (mais sans que ledit Fillon ne s'exprime, et sans qu'on sache donc s'il était dans l'hémicycle) visant à «donner aux victimes exactement les mêmes droits qu'aux prévenus» en informant les parties civiles tous les quatre mois. Dans le second, Christian Estrosi, alors ministre délégué à l'Aménagement du territoire, remercie plusieurs sénateurs (dont François Fillon) pour «leurs apports respectifs» au projet de loi de prévention de la délinquance, alors en discussion.
La consultation des 52 compte-rendus des travaux de la Commission de la culture, du temps où François Fillon en était l'un des membres, révèle par ailleurs que son nom n'y apparaît que deux fois, lorsque des sénateurs ont évoqué des «lois Fillon»... mais en l'absence dudit François.
Ladite commission avait pourtant du pain sur la planche. Du temps où François Fillon était sénateur ont en effet été discutés, et adoptés, de nombreux projets de loi l'intéressant directement, dont le très controversé Projet de loi relatif au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (dite loi DADVSI), que François Fillon a d'ailleurs refusé de voter, ce dont il s'était expliqué sur son blog, mais, et curieusement, ni en commission, ni dans l'hémicycle...
Interrogé, en 2014, par l'Association des journalistes parlementaires, François Fillon, qui n'est pas particulièrement connu pour son sens de l'humour, a d'ailleurs ironisé sur son passé de sénateur en répondant à un journaliste qui avait mentionné son passage au Sénat: «Je vois que vous êtes un fin observateur de la vie politique, parce que vous êtes à peu près le seul à avoir remarqué que j'étais passé par le Sénat»... avant d'esquisser un large sourire en se tournant vers les autres journalistes, visiblement satisfait de sa blague:
Si François Fillon n'a pas particulièrement brillé en tant que sénateur, il n'en a pas moins été l'un des invités de marque d'une «Journée portes ouvertes» au Palais du Luxembourg, en janvier 2006, dans le cadre des «Rendez-Vous Citoyens du Sénat-Economie». Ce jour-là, il est invité à s'exprimer en tant que président d'une table ronde intitulée... «Comment renouer avec la croissance et l'emploi en France?» (sic), plaidant la «maîtrise de la dépense publique [...] et la réduction de ses effectifs» aux fins de «rétablissement de nos comptes publics».
Selon Le Monde, qui a eu accès à l'audition de François Fillon par les enquêteurs, sa fille l'a, durant cette période 2005-2007, aidé à rédiger son livre La France peut supporter la vérité, paru en octobre 2006, tandis que son fils planchait avec lui sur le programme du candidat Sarkozy. Quelques jours plus tôt, Libération écrivait d'ailleurs que «si François Fillon semble aussi discret au Sénat sur cette période, c’est parce qu’il est alors très investi dans la campagne présidentielle en cours, en tant que responsable du programme de Nicolas Sarkozy». Tout en étant donc payé par le Sénat qui, en 2007, versait à ses membres une indemnité parlementaire brute mensuelle de 5.400,32 euros. La famille Fillon aura donc coûté près de 200.000 bruts d'argent public lors de son «discret» passage au Sénat.
«Nous irons à la chasse à la fraude et aux abus»
Réélu député, cette fois à Paris, après son départ de Matignon en juin 2012, François Fillon recrute de nouveau son épouse Penelope en tant qu'assistante parlementaire, payée 5.050 euros bruts par mois pendant un an et demi, son contrat se terminant étrangement un mois tout juste avant que la création de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) ne l'oblige à déclarer ses revenus, le nom et les activités de ses collaborateurs parlementaires, ainsi que ceux de son conjoint.
En l'espèce, de juin 2012 à décembre 2013, le député François Fillon ne pose aucune question parlementaire et ne fait aucune intervention en commission, se contentant de deux interventions publiques –le site de l'Assemblée lui en prête cinq autres depuis. Et s'il cosigne 17 propositions de loi et 482 amendements, aucun de ces textes n'ont été enregistrés en tant que «premier signataire».
Le Monde, à qui Regards citoyens a confié les données concernant François Fillon sur cette dernière période, note à ce titre qu'«hémicycle et commissions comprises, François Fillon n'a été relevé que 28 fois présent sur l'année législative 2012-2013, (alors que) la moitié des députés ont été relevés présents plus de 128 fois», l'élu de Paris appartenant «au quart des députés les moins assidus à l’Assemblée».
Evoquant le «projet gouvernemental pour libérer l'économie, reconstruire le contrat social et remettre les finances publiques à flot», François Fillon, alors Premier ministre, déclarait, en septembre 2007: «Nous irons à la chasse à la fraude et aux abus car la solidarité pour tous ne tient que si chacun s'engage à ne pas tricher dans le dos de tous.» Dans la foulée, il confiait au ministre du Budget Eric Woerth une mission de «lutte contre la fraude et les pratiques abusives», déplorant la façon dont elles «affectent les finances publiques de la France» et partageant «le sentiment, très répandu chez nos concitoyens, que l'argent public reste trop souvent mal géré et mal dépensé».
Dix ans plus tard, et alors qu'il postule à la présidence de la République, François Fillon ne comprend pas que, avec les révélations du Canard enchaîné, c'est précisément ce qui lui est reproché. Le problème, ce n'est pas qu'il ait fait rémunérer sa femme et ses enfants par le Parlement. Le problème, c'est que non seulement lesdits collaborateurs parlementaires n'ont apparemment pas laissé de traces de ce pourquoi ils ont été payés près de 1 million d'euros, mais également que les parlementaires qu'ils étaient censés assister n'ont eux non plus guère brillé en la matière.