La «Grande Muette» l'est-elle encore vraiment? Le service de santé des forces armées françaises (armées de Terre, de Mer, de l'Air et la Gendarmerie nationale) vient de révéler le bilan statistique détaillé des causes de mortalité des militaires en activité; autant dire un document qui fut longtemps, en France comme ailleurs, du domaine sacré du secret-défense. Mais le temps passe et les questions relatives à la santé publique sont suffisamment contagieuses pour avoir atteint le monde militaire. Dernier et éclairant symptôme de cette tendance: la reconnaissance (bien tardive disent les victimes ou, lorsqu'elles ne sont plus là, leur proches) des relations de causalité hautement vraisemblables entre l'exposition aux essais nucléaires dans le Pacifique et une série de pathologie radio-induites; avec toutes les conséquences financières qui en découlent.
De quoi meurt-on aujourd'hui dans l'armée française? La réponse nous est donnée par le travail original qui vient d'être publié dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire (BEH) de l'Institut de veille sanitaire et de la Direction générale de la santé; un travail qui a porté sur les 2.115 morts enregistrées entre 2002 et 2007 chez des militaires en activité. Objectif: décrire les principales causes de mortalité retrouvées en population militaire active et de les comparer à celles observées dans la population civile. Ce travail met en lumière de fortes différences selon l'âge. Ainsi pour les 17-44 ans, les accidents de la circulation et les suicides ont représenté les causes les plus fréquentes de décès prématurés. A l'inverse pour les 45-59 ans les tumeurs et les maladies cardiovasculaires constituaient la cause de plus de la moitié des décès.
Ces résultats ne doivent pas masquer le fait que la mortalité dans les armées françaises est de 30% inférieure que celle observée dans la population civile comparable; un phénomène dont il importe de souligner qu'il est dû notamment à plusieurs mécanismes de sélection (conduisant à ce que les spécialistes dénomment l'«effet travailleur sain»). Pour autant les auteurs de ce travail soulignent l'existence d'une surmortalité, en particulier par accident de la circulation chez les moins de 25 ans, notamment dans l'armée de Terre. Ils soulignent aussi l'urgence qu'il y a à renforcer des actions de prévention des accidents de la circulation et des suicides au sein des forces armées afin de diminuer une mortalité prématurée selon eux évitable, notamment chez les plus jeunes.
Concrètement dans les classes d'âge 17-19 ans et 20-24 ans, les risques de décès par accident de la circulation sont respectivement de 3,8 et 1,6 fois plus élevés qu'en milieu civil. Pour ce qui est des suicides la mortalité apparaît globalement 20% plus faible dans l'armée que dans la population masculine civile avec toutefois un sur-risque de mortalité chez les militaires masculins de 17-19 ans (risque 2,1 fois plus élevé qu'en milieu civil). Pourquoi? Les auteurs se bornent à préciser que la connaissance des circonstances de survenue des suicides «doit être renforcée, afin d'adapter les actions de prévention».
Un tel travail est tout sauf statistiquement (et politiquement) anecdotique: il a bel et bien concerné de 2002 et 2007, la totalité des militaires en activité, et ce quels que soient leurs lieux d'affectation (métropole, outre-mer, opérations extérieures), soit des effectifs annuels variant de 327 409 (en 2002) à 344 170 (en 2007) avec un «taux de féminisation» moyen de 13%. Sur la période 2002-2007, l'armée de Terre est l'armée qui comprenait le plus de militaires devant la Gendarmerie et l'armée de l'Air et la Marine. L'étroit maillage sanitaire dont bénéficient les militaires fait que le causes des décès (accident, suicide, maladie) étaient connues pour 98% des cas, soit 2 078 sur 2 115 morts.
«Les décès par maladie (42%), accident de la circulation (25%) et suicide (21%) représentent plus de 80% des causes de décès, résument les auteurs de cette étude. La hiérarchie des causes de décès varie selon l'âge et selon l'armée. Ainsi, dans l'armée de Terre, les décès par accident constituent la première cause de décès suivis des décès par maladie et suicide, alors que les décès par maladie arrivent au premier rang dans la Gendarmerie, l'armée de l'Air et la Marine. Les suicides représentent la deuxième cause de décès dans la Gendarmerie alors qu'ils arrivent en troisième position dans l'armée de l'Air et la Marine, après les accidents.» On peut aller plus loin dans l'analyse des causes de ces morts prématurées.
Accidents de la circulation. Durant la période étudiée, 511 militaires sont décédés d'un accident de la circulation survenu ou non durant leur service. Les taux de mortalité sont trois fois plus élevés chez les hommes que chez les femmes. Mais de 2002 à 2007, le taux de mortalité par accident de la circulation a été presque été divisé par deux, preuve que des actions préventives peuvent ne pas être inefficaces.
Suicides. Au total, durant la période étudiée, 428 militaires se sont suicidés. « Le taux de mortalité par suicide est significativement plus élevé chez les hommes que chez les femmes et varie selon l'âge. Le taux le plus élevé est observé chez les hommes de 40-44 ans. Chez les hommes de 35-44 ans, les suicides constituent la première cause de mortalité (...) les risques de mortalité par suicide sont supérieurs dans l'armée de Terre et la Gendarmerie.
Maladies. Toujours durant la période étudié, 881 militaires sont morts des suites d'une maladie. Ce risque de mort prématurée ne varie pas selon les armées mais augmente avec l'âge, tout particulièrement à partir de 45 ans. Les tumeurs (notamment du poumon et des voies aérodigestives supérieures) arrivent en tête des causes connues devant les maladies cardiovasculaires.
Que conclure sinon que les engagements des militaires français sur les différentes zones de conflits armées où est présente la France ne pèse guère sur les statistiques de la mortalité prématurée? Comme en milieu civil pour les mêmes tranches d'âge, les décès en milieu militaire sont majoritairement d'origine accidentelle chez les plus jeunes et sont consécutifs à une maladie chez leurs aînés; avec toutefois cette nuance de taille: la mortalité toutes causes dans l'armée française en activité est environ 30% plus faible que dans la population civile comparable. Faudrait-il en conclure que, paradoxalement et d'un strict point de vue statistique, servir l'armée française protège contre une mort prématurée?
Jean-Yves Nau
Contact: Rachel Haus-Cheymol ([email protected])
(1) «Mortalité dans la population militaire française en activité, 2002-2007» BEH 44-45 / 24 novembre 2009. Ce travail a été mené en collaboration par des chercheurs de l'Ecole du Val-de-Grâce, du
Centre d'épidémiologie sur les causes médicales de décès et de l'Institut de médecine tropicale du Service de santé des armées.
Image de Une: Soldats français portant le cercueil d'un camarade, REUTERS/Ahmad Masood