L'utopie numérique de la Silicon Valley, fondée sur la mondialisation, la dérégulation et la transparence, est à l'exact opposé des valeurs défendues par le président Donald Trump: le protectionnisme économique doublé d'un nationalisme anti-immigrés.
Ces deux mondes sont entrés en collision après la signature par Trump le vendredi 27 janvier d'un ordre exécutif suspendant l'accueil de réfugiés (sauf chrétiens) et d'immigrants venant de sept pays à majorité musulmane. Alors que de nombreux PDG d'autres secteurs ont refusé de faire des commentaires sur le sujet, la plupart des poids lourds de la tech ont diffusé des messages critiquant la politique migratoire du président. Beaucoup ont aussi promis de donner de l'argent pour aider les personnes affectées.
Jeff Bezos, le PDG d'Amazon, a écrit à ses employés qu'il allait soutenir un procès contre l'ordre exécutif et qu'il démarcherait le Congrès pour voir comment le bloquer au niveau législatif.
«Tech against Trump»
Le lundi 30 janvier, plus de deux milles employés d'Alphabet, la société mère de Google, ont quitté leur poste de travail pour manifester contre le décret. Le PDG Sundar Pichai et le co-fondateur de Google, Sergeï Brin (qui avait manifesté à l'aéroport de San Francisco le jour d'avant), ont fait des discours. L'entreprise a déclaré qu'une donation de deux millions de dollars serait versée à des associations de défense des droits des réfugiés et immigrés. De même, Lyft a donné un million de dollars à l'ACLU, l'organisation dont les avocats ont obtenu la suspension des détentions le dimanche 29 janvier.
Le PDG de Netflix a qualifié les actions de Trump d'«anti-américaines», le PDG de Slack a parlé d'initiatives «maléfiques», et le PDG d'Airbnb a offert des logements gratuits aux réfugiés dont les vols pour les États-Unis ont été bloqués. Un mouvement «Tech against Trump» a été lancé, avec une manifestation prévue le 14 mars à Palo Alto.
Seul Uber a connu quelques ennuis. Certains ont interprété la décision de l'entreprise de ne pas mettre en place sa hausse de tarif habituelle à l'occasion d'une grève des taxis new-yorkais protestant contre le «muslim ban» comme un moyen d'en profiter pour attirer plus de clients. Ce qui lui vaut depuis de nombreux appels publics à supprimer l'application de son smartphone. Le PDG d'Uber, Travis Kalanick, a décidé ce jeudi 2 février de se retirer d'un forum stratégique de dirigeants d'entreprises chargé de conseiller le président américain pour mettre fin à la controverse.
Sa vision va à l'encontre de l'échange ouvert d'idées, de la libre circulation des personnes et des interactions productives avec le monde extérieur
Cette élite californienne et progressiste de la tech –composée en grande partie par des surdiplômés d'origine immigrée– représente à peu près tout ce que rejette la rhétorique populiste de Trump.
Rêves d'indépendance
Le fossé était déjà apparent pendant la campagne. En juin 2016, plus de cent leaders de la tech, dont les patrons d'eBay, de Yelp et de Reddit, avaient publié une lettre ouverte expliquant que Trump serait un «désastre pour l'innovation».
«Sa vision va à l'encontre de l'échange ouvert d'idées, de la libre circulation des personnes et des interactions productives avec le monde extérieur», avaient-ils résumé.
Ils avaient aussi souligné à quel point Trump avait l'air de mal comprendre internet:
«Donald Trump propose de "fermer" des parties d'internet comme stratégie sécuritaire –ce qui révèle une erreur de jugement et une ignorance quant au fonctionnement de la technologie.»
Après l'élection de Trump, l'idée d'une sécession de la Californie –le Calexit– a connu un regain d'intérêt et les sympathisants ont commencé à récolter des signatures pour organiser un référendum sur le sujet.
«Si Trump gagne, j'annonce et je finance une campagne pour que la Californie devienne sa propre nation», avait tweeté Shervin Pishevar, un investisseur de la Silicon Valley.
Il semble depuis plus sceptique au sujet de la sécession et refuse d'en parler à la presse. Plus extrême, Balajit Srinivasan, qui travaille dans le capital risque, a récemment réitéré son idée de faire de la Silicon Valley une société autonome non gérée par le gouvernement. Peu après l'élection de Trump, il a dit au Wall Street Journal que son réseau de l'université de Stanford, «le connectait plus à Harvard et à Pékin qu'à la Central Valley», la région agricole de la Californie. En 2014, le magazine GQ racontait l'épopée Blueseed, soit déjà le projet de créer sur un immense navire une Silicon Valley flottante au large des côtes californiennes sur lequel ne s'appliquerait pas les lois américaines, notamment en matière de taxes et de droit du travail.
Contre-culture californienne
Or, c'est en partie en repoussant cet idéal d'une l'élite globalisée que Trump a séduit l'électorat blanc qui n'a pas profité de la mondialisation.
Si les entreprises de la tech sont aux premières loges du combat contre Trump, c'est à la fois une question d'intérêt et de valeurs. En effet, comme l'explique l'historien Fred Turner, les idéaux du monde de la tech sont issus d'une contre-culture californienne de gauche. Si on regarde les contributions financières faites par les employés de la tech à des candidats politiques, on voit que le secteur est parmi les plus progressistes du pays (seuls Hollywood, les universitaires et les médias sont plus à gauche.)
Mais comme le souligne Turner, les idéaux de la Silicon Valley sont plus proches d'une gauche libertarienne qu'interventionniste. Alors que sur les questions d'immigration, tous les dirigeants de la tech sont à la gauche de Trump, ils sont par contre en général peu friands de sa critique de la mondialisation et du libre-échange.
Quand les deux-tiers ou les trois-quarts des PDG de la Silicon Valley viennent d'Asie du Sud ou d'Asie, je pense… Un pays, c'est plus qu'une économie
Taxer les produits manufacturés à l'étranger
Pendant la campagne, Trump a par exemple promis que sous sa présidence, les iPhones seraient désormais assemblés aux États-Unis, ce qui coûterait beaucoup plus cher à Apple. Il a aussi dit qu'il taxerait fortement les produits d'entreprises américaines qui sont faits dans des usines à l'étranger. Mais lors d'une rencontre en décembre à la Trump Tower avec tout le gratin de la Silicon Valley, le président s'était voulu beaucoup plus rassurant:
«Nous allons faire en sorte que vous puissiez facilement commercer par-delà les frontières», avait-il dit.
Après la réunion, aucun des PDG n'avait critiqué Trump.
Ceci dit, les tensions sont sur le point d'empirer. En effet, selon le site Bloomberg, Trump s'apprête à signer un ordre exécutif qui pourrait rendre plus difficile l'obtention de visas H1B, utilisés par les entreprises américaines, particulièrement dans la tech, pour recruter des immigrés ultra-qualifiés dans des secteurs clés. À droite comme à gauche, de nombreux responsables politiques s'accordent pour dire que ce programme est trop souvent utilisé par des sous-traitants qui embauchent des immigrés pour faire des économies, un détournement de sa mission originelle. Trump veut que priorité soit donnéee aux Américains.
Rhétorique xenophobe
En novembre 2015, Steve Bannon, qui était alors encore directeur de Breitbart News, interviewait Trump, candidat aux primaires, à ce sujet dans une émission radio. Trump disait que les étudiants étrangers qui vont dans des universités américaines prestigieuses devraient pouvoir rester aux États-Unis s'ils ont beaucoup de talent.
Bannon, qui est désormais conseiller stratégique du président à la Maison-Blanche, avait alors rétorqué (en citant des chiffres exagérés):
«Quand les deux-tiers ou les trois-quarts des PDG de la Silicon Valley viennent d'Asie du Sud ou d'Asie, je pense… Un pays, c'est plus qu'une économie, c'est une société civile.»
Sa vision xénophobe semble avoir triomphé. Le nouveau décret du président a déjà affecté des centaines d'étudiants étrangers qui ne peuvent pas immédiatement revenir aux États-Unis, des étudiants dont certains rêvaient probablement d'une carrière dans la Silicon Valley.
Correction: Une première version de l'article indiquait à tort qu'Uber avait augmenté ses tarifs pendant la grève des taxis new-yorkais.