Depuis cinq ans, une organisation privée, la Varkey Foundation décerne un prix du meilleur enseignant du monde. Il fallait y penser, le meilleur prof du monde! De quoi s’attirer l’intérêt des médias, du public et même du pape François qui a lui-même annoncé le nom de la lauréate en 2016. Bien entendu, un argumentaire est développé pour dire qu’il s’agit surtout d’encourager l’innovation et les initiatives pédagogiques. Pour la première fois cette année, une enseignante française est sélectionnée… Ce qui nous pousse à nous demander: qu’est-ce qui fait qu'un professeur est un «super prof»? Vous avez eu un enseignant d’exception qui a marqué votre vie? On aurait tous quelque chose à raconter à ce sujet, cela fait partie de nos souvenirs fondateurs, l'école était l'essentiel de notre vie pendant des années: je suis certaine que vous pensez déjà à Madame Unetel ou Monsieur Quelque chose. Les profs d’exception, c’est un sujet très inspirant. Vincent Rémy, rédacteur en chef de Télérama, le prouvait déjà en 2014 avec le livre Un prof a changé ma vie dans lequel une vingtaine de personnalités racontaient ce qu’elles devaient à leurs professeurs. Une jolie façon de parler positivement de l’école.
Les témoignages positifs d’élèves demeurent le retour le plus satisfaisant pour les enseignants, comme en témoigne Philippe Watrelot, ancien rédacteur en chef de la revue Les Cahiers pédagogiques et aujourd’hui président du Conseil national de l’innovation de l’éducation nationale. Il est formateur d’enseignants:
«J’ai reçu une lettre d’un ancien élève qui me parlait d’un cours que j’avais fait sur les inégalités sociales… Je ne me souvenais pas particulièrement de ce moment mais j’avoue que c’est un incomparable encouragement et un retour extraordinaire sur mon travail.»
Le prof que tout le monde aime
Mais qu’est-ce qu’un super professeur? D’après les deux écoliers qui partagent ma vie, c’est «quelqu’un qui ne hurle pas, qui est sympa et ne donne pas trop de devoirs». La réponse de Charlotte, mère de trois garçons scolarisés en école primaire et au collège en banlieue parisienne, est un peu plus développée:
«C’est quelqu’un qui arrive à intéresser ses élèves et dont le cours est compris en classe et non grâce au travail à la maison. À mon sens, ce sont les enseignants qui font beaucoup participer les enfants et co-construisent leurs cours avec eux. Mon fils a eu l’année dernière une enseignante âgée très traditionnelle qui donnait une page du Bescherelle à apprendre chaque semaine, cela a fait soupirer toute la classe. Mais elle racontait aussi plein d’histoires et des anecdotes pour faire en sorte que les élèves s'intéressent à son cours. Elle posait beaucoup de questions à la classe, impossible de regarder les mouches voler ou de s’endormir. Résultat: mon fils me parle encore d'elle!»
Olivier Rey, chercheur à l’IFE (Institut français d’éducation), m’explique ce qu’il a pu identifier comme des «tendances lourdes» de ses nombreuses lectures francophones et internationales sur le sujet:
«Le “bon” enseignant montre une attention soutenue et constante à ce que les élèves comprennent ou pas; son engagement repose sur la conviction que tout élève peut apprendre (et pas seulement une partie d’entre eux), ce qui justifie de s’intéresser aux difficultés rencontrées par les élèves. Il organise un climat de confiance et de sécurité affective (évaluation formative, bienveillance, pas d’humiliation, etc.). Il maîtrise suffisamment ses connaissances pour pouvoir varier ses stratégies d'enseignement en fonction des difficultés des élèves. Il est ouvert aux échanges et aux pratiques collaboratives, ce qui lui permet de surmonter ses difficultés et d'apprendre de ses collègues si besoin est. Il propose un enseignement structuré avec des objectifs clairement compréhensibles par les élèves.»
Bien entendu, d’autres modèles du «bon» enseignant existent. Les approches anglo-saxonnes, notamment aux USA, rentrent dans le détail, avec, d’après Olivier Rey, une «planification détaillée des gestes professionnels et des prescriptions précises» de ce qu’il faut faire et dire en cours. Enfin, l’histoire de la pédagogie nous montre que des individus, des mouvements peuvent (ou ont pu) estimer que le respect de certaines méthodes (constructivistes, directes, explicites, etc.) était efficace quel que soit le contexte.
Et puis, il y a aussi ces enseignants, tout simplement hors du commun, qui font l’unanimité dans la vraie vie.Vous avez peut-être vu, le 20 décembre 2016, une vidéo montrant tous les élèves d’un collège de Côte-d’or faisant une haie d’honneur à un professeur d’EPS qui partait à la retraite, elle a été regardée des centaines de milliers de fois, comme l’avait, par exemple, raconté Renée Greusard pour Rue89:
«Ça fait vraiment chaud au cœur... je l’ai eu en prof il y a plus de 30 ans... c’était réellement un gars bien avec du cœur et très doux !!!»; «C’est trop super bravo M. Donnat, on ne trouvera jamais quelqu’un comme vous!!»
Je pense que le succès de la vidéo est en rupture avec la façon dont l'éducation est traitée dans les médias. Une école critiquée et malmenée (y compris par moi-même) dans le débat public, car peu performante, tant du point de vue de ses résultats (perçus comme en baisse comme l’indique par exemple la dernière enquête Timss pour les mathématiques) ou pour souligner à quel point elle est inégalitaire. Se souvenir des enseignants qui nous ont appris, nous ont éduqués, parler de leur travail permet de ne pas sombrer dans un discours de déploration sur l’école. Je pense que succès de la vidéo et l’écho important qu'elle a eu montrent à quel point nous avons besoin de ces belles histoires d’école.
Rassurer les jeunes profs
Il y a une méconnaissance globale du fait que prof est un “métier” avec des caractéristiques professionnelles propres
Mais le «on ne trouvera jamais quelqu’un comme vous» peut avoir quelque chose d’angoissant pour le prof lambda, le jeune enseignant qui fait ses premiers pas, celui qui n’a pas l’impression d’y arriver. C’est un sentiment courant chez les jeunes enseignants dont on sait par ailleurs qu’ils sont de plus en plus nombreux à décrocher. C’est pour les encourager et les rassurer que Philippe Watrelot, qui est également formateur en ESPE (école supérieur du professorat et de l'éducation), préfère proposer l’image du professeur «suffisamment bon», au sens du psychanalyste Donald Winnicott à propos des mères. Et dans ce «suffisamment bon», il ne faut pas entendre une limite mais plutôt un souci de travailler convenablement sans chercher tout de suite à être exceptionnel ou à coller à une idée archétypale du bon prof alors que cela reste avant toute chose un métier:
«Il y aussi cette pression sociale qui dresse un “portrait idéal” sous prétexte que chacun d'entre nous a rencontré un prof “génial” et se transforme alors en expert autoproclamé en même temps que juge du bien et du mal. Et il y a une méconnaissance globale du fait que prof est un “métier” avec des caractéristiques professionnelles propres qui expliquent ces difficultés.»
Une profession certes, mais qui reste parée d’une mystique propre. On est dans un vocabulaire proche du religieux, le même qu’on utilise pour les artistes. Des termes qui montrent que, comme souvent en France, on privilégie l’idée de talent naturel sur l’idée de travail. Cette idée traverse toute l’école à la différence du monde britannique ou de l’Asie où la «valeur travail» est privilégiée.
Avoir la foi
Étrange métier que celui d’enseignant si l'on se réfère au vocabulaire couramment utilisé pour parler des enseignants: vocation, charisme, et même foi. Cette idée s’illustre bien à mon sens dans le film Primaire, sorti le 4 janvier dernier, dans lequel Sara Forestier incarne une professeure des écoles aux prises avec de nombreuses difficultés personnelles et professionnelles.
Au cours d'une scène où l'institutrice est inspectée –un moment où la tension dramatique est au maximum pour cette enseignante de fiction comme cela peut l’être dans la vie réelle–, Sara Forestier raconte à ses élèves comment et pourquoi elle a voulu enseigner. Comment, élève, elle a découvert que le savoir pouvait illuminer sa vie et que c’était précisément l’idée qu’elle voulait transmettre à ses élèves. C’est à la fois un cours raté et une magnifique profession de foi de la part d’une enseignante que le spectateur aura tout de même vu galérer une partie du film… Moralité, la vocation est importante, mais elle ne suffit pas pour faire son métier.
Plusieurs professeurs m’ont parlé du Cercle des poètes disparus comme d'un «très mauvais film». Dans l'imaginaire collectif, il reste pourtant le film qui présente le mieux un bon prof. Il avait eu beaucoup de succès auprès des adolescents lors de sa sortie mais demeure peu apprécié pour le message qu’il véhicule. C’est ce que pense Philippe Watrelot:
«Le professeur joué par Robin Williams est un pervers narcissique, le type a une emprise malsaine sur les élèves. Cela a biaisé la représentation du prof dans l’opinion avec, par exemple, l’idée qu’un bon prof est forcément charismatique, séduisant. Et les professeurs eux-mêmes parfois. C’est tout de même du fantasme et cela flatte une dimension narcissique de l’enseignant. Je déteste ce film, il a fait beaucoup de mal dans la construction de l'identité professionnelle des enseignants.»
Se distinguer peut être mal vu
Cette année, une professeure française, Marie-Hélène Fasquel, sera en lice pour le prix du meilleur prof du monde. Un million de dollars à gagner tout de même! Une enseignante fort modeste qui tient avant tout à parler de son métier:
«J’ai postulé, mais je n’imaginais pas être retenue. Ce n’est pas moi qu’on distingue, mais à travers moi les enseignants français. Ce qui est important pour moi, c’est que cette reconnaissance me permet de faire passer des messages. Depuis le «il faut dégraisser le mammouth» de Claude Allègre en 1997, les enseignants sont malmenés. Aujourd’hui, je reçois des tas de messages d’enseignants et je me dis que le fait que je sois sélectionnée donnera de l’espoir aux collègues, particulièrement aux professeurs innovants.»
Derrière ce propos, un souci de ne pas être normative, l’idée qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’enseigner:
«Il faut que le prof fasse ce qui lui semble bon pour lui et pour ses élèves. C’est plus la démarche de recherche qui compte, la posture de bienveillance et d’écoute avec les élèves aussi.»
Si Marie-Hélène Fasquel est prudente, c’est parce que, dans l’école française, vouloir se distinguer ou être distingué peut-être mal vu. Les enseignants innovants ou différents dans leur approche pédagogique, les enseignants médiatisés peuvent subir une véritable mise au banc dans leur établissement. Cela fait des années que je recueille des témoignages sur la question, de la part de professeur(e)s des écoles, de collèges, de lycées…
«Je me sens isolé(e). On ne m’adresse plus la parole et la hiérarchie n’a de cesse de me chercher des poux dans la tête.»
Il ne faut pas donner l’impression de se sentir meilleur que les autres. On a vu comme de se voir sans cesse rappeler l’exemple de Céline Alvarez, qui raconte sa réussite pédagogique dans un best-seller, a pu énerver les enseignants alors qu’elle n’enseigne plus. Je constate aussi que de nombreux blogueurs enseignants le font de manière anonyme, c’est le cas de la Lucie Martin qui avait lancé le pavé du prédicat dans la mare de la réforme de la grammaire.
Mais les jeunes professeurs qui commencent, même s’ils ambitionnent de devenir des professeurs d’exception, sont surtout occupés à ne pas se décourager avant de penser à changer le monde. De plus en plus abandonnent en début de carrière, comme nous l’apprenait un tout récent rapport du Sénat (décembre 2016) qui évoquait l'accroissement des démissions en début de carrière. J’avais moi-même raconté mon expérience de prof au collège en 2015, un vrai sacerdoce… Une des dernières fois où je suis venue dans mon établissement, pour une petite fête de fin d’année, j’ai croisé l’enseignante que j’avais remplacée. J’ai vu ses cours et j’admirais infiniment son travail: rigoureux, explicite et ambitieux. J’essayais de lui raconter comment s’étaient passés ces quelques mois à son poste sans cacher mes difficultés et mes frustrations devant les limites, mes limites de «jeune» prof. Elle a souri:
«Mais c’est tout à fait normal! Tu sais, moi, il m’a fallu 20 ans pour devenir une bonne enseignante.»
Il faut du temps oui, et la conviction qu'on «peut mieux faire» pour reprendre la formule consacrée des bulletins scolaires.