Le principal intérêt de Benoît Hamon, s’il va au bout de son rapt du socialisme, sera de purger la langue d’une expression odieuse: on va peut-être laisser les gens tranquilles avec la «culture de gouvernement», cette castration idéologique qui bornerait pour toujours les débats progressistes.
La dure raison face à l’illusion périlleuse
On sent depuis dimanche monter la grande inquiétude des gardiens de la sainte foi. On explique volontiers, et singulièrement dans les plateaux d’experts, que Manuel Valls aurait une «stature présidentielle», incarnerait «la gauche de gouvernement», dites aussi «réaliste», quand Hamon serait un «utopiste», voué à maintenir son peuple dans l’opposition, dilapidant ainsi les gains culturels de trente ans de raison.
Valls lui-même, parlant de la «fierté de gouverner», évoquant la «défaite assurée» qu’incarnerait son adversaire, fait de cette tautologie –je gouverne, donc je suis le gouvernant– sa forteresse ultime.
Les disputes de fond illustrent cette thématique. Posséder la culture de gouvernement serait aussi bien s’interdire toute réforme profonde, forcément coûteuse, comme toute générosité envers les migrations qui nous déstabilisent ou l’islam qui ébranlerait nos cultures… D’un côté, la dure raison. De l’autre, l’illusion périlleuse.
Autant les débats sont licites, autant l’excommunication est fallacieuse. Hamon n’est sans doute pas porteur de victoire; mais Valls est évidemment vecteur de défaite, incarnant le rejet du pouvoir, que le renoncement de Hollande a attesté. Valls n’est présidentiable que dans son ambition, comme Hamon, et ni l’un ni l’autre, sauf si le peuple en décidait, ne le sont par nature! Il n’est plus aujourd’hui de socialisme de gouvernement. Cela reviendra, qui sait? Mais évoquer une «culture de gouvernement» à l’appui d’une ligne rejetée est étrange. Cela raconte autre chose, une sombre histoire de jouissance et de trahison, tapissée -qui en doute- de bonnes intentions.
La pureté démise
La culture de gouvernement est apparue dans la loghorée de gauche dans les consolations du XXe siècle, quand on troqua, en socialisme, la performance sportive -établir des records de présence au pouvoir- contre la beauté du jeu -tenir le discours de la transformation sociale. Ce n’était pas rien. Les petites incursions des gauches aux commandes, apprenait-on, s’étaient toujours mal terminées. Le Cartel des gauches (1924) et le Front populaire (1936) se fracassaient contre le mur d’Argent, les complots politiciens, l’impérium du Sénat de l’époque, les renversements d’alliances. On ajoutait parfois Mendès France renversé par l’Assemblée, pour avoir été un pur. C’est ce que la gauche était, le camp des purs, et le vieux Léon Blum avait bien raison de se méfier du pouvoir: ce n’était pas pour nous. D’ailleurs, quand on ne chassait pas le socialisme, il trahissait, et tombait aussi bien.
Puis le Mitterrandisme vint, et le socialisme dura, et en durant, il changea! La fiabilité prit la place de la pureté, mais quelle victoire! Le socialisme français rejoignit ce que ressentait, en 1924, le leader travailliste britannique Ramsay McDonald, qui avait gouverné dans une situation instable, simplement pour «briser le préjugé aristocratique du pouvoir», disait-il à Blum. Montrer que le parti des ouvriers pouvait gérer le pays sans catastrophe, sans que rien ne soit bouleversé: dans ce pays de castes, il s’agissait de rendre une fierté à la working class. Ainsi, Pierre Mauroy, fils du peuple, s’installa à Matignon en 1981, et, flanqué du syndicaliste chrétien Delors, s’employa à montrer que le socialisme ne serait pas une gabegie.
Mais après lui, Laurent Fabius, aimable bourgeois délesté de ses radicalités enfantines, pas peu fier d’être «le chef du gouvernement de la France», fit miroiter le mot de «modernité», et l’affaire était pliée. Fini les racines, vive le temps présent! Le socialisme serait aimable aux entreprises, au capitalisme, au système monétaire européen, aux marchés, au Financial Times, à Monsieur Kohl, à l’Euro. Il se poursuivrait jusqu’à aujourd’hui, où l’on crierait «j’aime l’entreprise» et, pour faire bien poids, on préférerait gendarmes et policiers, l’ordre et l’Etat, l’autorité et la violence légitime, la fière matraque, aux contestataires et manifestants de poil; et préférer aussi, évidemment, l’identité culturelle, cela va sans dire, au hijab ou aux migrants. Gouverner donc. Une culture.
Parler à droite
La culture de gouvernement aura été l’hybridation de la gauche par les évidences des autres
Le mot est ainsi né: la culture de gouvernement aura été l’hybridation de la gauche par les évidences des autres. Avoir l’échine souple devant les méchancetés de l’époque, et le verbe dur contre les remords de l’idéal. Parler à droite, mais pour un bien supérieur: nous resterons, et pour rester, saurons dire non à ce que nous étions. «Je crois que ça ne va pas être possible» chanta Zebda?
Ce n’était pas déshonorant en soi. Ils étaient quelques-uns, Delors justement, Rocard, à ne plus supporter que la gauche se complaise dans les facilités de l’échec, invente des programmes intenables, pousse le pays à la banqueroute avant d’être sauvée par la facilité de la défaite, qui survenait assez tôt pour limiter les dégâts. La ruine et la honte ne seraient plus l’horizon radieux du socialisme… On entend, chez Valls, le refus de ces mésaventures; mais on n’entend pas que cela: car l’impératif de sérieux a fini par déborder; ne plus être un garde-fou, une précaution, mais le but ultime; bien gouverner dans les normes et châtier l’utopie. Cela non plus n’est pas durable.
La confusion originelle
Il faut revenir à la confusion originelle. A partir du tournant mitterrandien, la gauche gouverne dans le capitalisme, puis ses versions financières, et découvre, en même temps, la stabilité. On reste au pouvoir une législature entière, de quoi prendre ses aises, ses postes, ses habitudes, ses conforts. On finit par confondre la ligne idéologique et ce bonheur d’être. L’utopie était la pauvreté du socialiste, le réalisme sa richesse! La culture de gouvernement devient subliminalement l’art de préserver son poste. On en inverse la logique. «Je gouverne, donc je ne fais pas n’importe quoi», évidemment, devient: «Je refuse la rupture, donc je vais gouverner.» C’est acquis, imprimé. Il n’est qu’un discours possible pour préserver la jouissance. Le socialiste devient, dans son propre intérêt, le «gérant loyal du capitalisme», que promettait d’être Blum. Pas par loyauté. Pour banqueter. Il fait faire comme les camarades allemands, qui avalèrent leur chapeau idéologique pour accéder à la chancellerie! Hollande l’explique gentiment à Tsipras: si tu ne plie pas, tu sauteras… Si tu cèdes aux béatitudes de Benoit, tu ne gouverneras plus jamais, disent cette semaine Valls et ses hérauts médiatiques au peuple de la primaire.
Ce qui sauve et piège les socialistes modernes
Tour ceci est un leurre. Ce qui sauve et piège les socialistes modernes, ce sont les institutions. La Ve République est une machine à congeler les échecs. Par la grâce du scrutin et du 49-3, on ne peut plus être soulagé de son fardeau dans un renversement de majorité. On doit tenir. Aller au bout. Etre sérieux. Donc ménager les contingences. Plier. Electoralement, ça ne garantit rien: après chaque expérience, les socialistes sont renvoyés du pouvoir, dès que le pays en a l’occasion. Législatives de 1986, 1993, présidentielle de 2002, et maintenant l’effondrement hollandais sont autant de preuves: l’électorat de gauche déteste ce que ses gouvernants pratiquent en son nom. L’essayer, ce n’est pas l’adopter. Et plus les gouvernements durent, plus la culture de gouvernement s’impose, plus le rejet s’accroit. Que l’on explique enfin, au bout du bout du rien, qu’il faut continuer à l’identique, et avec une telle morgue, est d’une inconscience charmante. Hamon n’est pas d cela culture de gouvernement? Mais tant mieux, répond cette part du peuple qui veut y croire encore. Tant mieux! Que l’on respire et que l’on s’enthousiasme, et que l’on essaie à nouveau! Et l’on verra bien!
C’est parce que l’espérance du pouvoir se dérobe aux socialistes qu’ils peuvent, aider par l’électorat, oser penser autrement
Le moment est particulier. C’est parce que l’espérance du pouvoir se dérobe aux socialistes qu’ils peuvent, aider par l’électorat, oser penser autrement. Emmanuel Macron, qui a emporté le talisman de la gauche libérale et européenne, lui rendant une fraicheur que le hollandisme étiolait, Jean-Luc Mélenchon, qui a cerclé le camps du refus, ont asséché la légitimité socialiste. Culture de gouvernement? Mais vous ne gouvernerez pas, camarades, ou pas à votre main? Vous aurez faim, peut-être? Tant mieux. Vous pouvez donc divaguer: la pensée est une divagation. Le socialisme, avant d’être slogan, fut une philosophie.
Il y a du chemin. Avant de penser, il faudra être modeste. Les inquisiteurs moquent Hamon de se référer à Podemos, les contestataires espagnols, Corbyn, le socialo-gauchiste anglais, ou Sanders, le socialiste américain. Ces gens-là perdent les élections, enfin! Sans doute. Mais pas plus que les autres, et ils ne se ressemblent pas tant. Le plus intéressant des trois est sans doute Bernie Sanders, qui aurait pu (si les tenants de la culture de gouvernement -dites l’oligarchie- ne lui avaient pas fait barrage) empêcher un électorat ouvrier d’offrir l’Amérique à Trump… Comparaison n’est pas raison. Mais en trente-quatre années, la culture de gouvernement n’a pas spécifiquement enrayé la montée du Front national. Benoit Hamon n’est sans doute pas le messie. Point par point, il n’a pas toujours raison face à Valls, loin de là. Mais ses hésitations mêmes, ses constructions financières, son dogmatisme utopique, ont un mérite: il ressemble à un minoritaire, ce qui est une circonstance, pas forcément son destin. Et il ressemble, minoritaire, à ce qu’est le socialisme aujourd’hui. S’accepter petit lui fera le plus grand bien. L’honneur, qui sait, lui sera rendu par surcroit.