A l'occasion de la mort d'Oussama ben Laden, nous republions une série intitulée: Pourquoi il n'y a pas eu un autre 11-Septembre? Pour lire l'introduction, Pourquoi n'y-a-t-il pas eu un autre 11-Septembre? cliquez ici, le deuxième volet de la série est intitulé Les fous de Dieu ne sont pas des criminels de génie, le troisième article Al Qaida préfère-t-elle le Pakistan et l’Afghanistan à l’Amérique?, le quatrième article Les musulmans américains n'ont pas suivi al Qaida, le cinquième article Al Qaida cherche-t-elle à dépasser le succès du 11-Septembre?, le sixième article 11-Septembre et Irak: la théorie du papier tue-mouches, le septième article Bush a-t-il protégé l'Amérique après le 11-Septembre?, le huitième article 11 septembre: la théorie des cycles électoraux et le neuvième article La théorie de l'espace-temps.
Impossible de nier qu'al Qaida veut du mal aux Etats-Unis. Cette association terroriste n'a cessé de le faire savoir, par le verbe et par le geste, et ce depuis bien avant le 11 septembre 2001.
En 2004, Oussama Ben Laden fanfaronnait dans un enregistrement vidéo qu'al-Qaida allait «saigner l'Amérique jusqu'à la ruine», comme lui et ses acolytes djihadistes avaient saigné l'Union soviétique dans les années 1980 en combattant les soldats russes en Afghanistan. En vérité, Ben Laden et les combattants étrangers qu'il dirigeait en Afghanistan ont joué un rôle secondaire dans l'expulsion des Soviétiques d'Afghanistan - le mérite en revient en fait aux moudjahidine du pays (financés par la CIA) - et l'intervention soviétique ratée n'a été que l'un des facteurs qui a précipité la dissolution de l'Union soviétique. Admettons quand même qu'al-Qaida veut beaucoup de mal aux Etats-Unis, et qu'il a réussi à leur infliger de sérieux revers. Est-ce sa seule fin?
Bien sûr que non. Al Qaida veut saigner et pousser les Etats-Unis à la ruine non parce qu'il convoite le territoire qui s'étend entre le Canada et le Mexique, mais parce qu'il honnit l'influence américaine dans le monde musulman. Est-ce au nom du progrès (laïcité, état de droit, démocratie) ou de l'intérêt personnel (pétrole à bas prix, stabilité géopolitique, développement des marchés pour les biens et les services occidentaux) que cette influence est davantage exercée, le débat reste ouvert. Pour al-Qaida, cela importe peu. «Le progrès» tout comme l'avancement des intérêts américains sont également indésirables, car ils empêchent l'objectif sacré d'al-Qaida de ressusciter le califat de 1000 ans.
Dans l'article précédent («Les fous de dieu ne sont pas des criminels de génie»), Thomas Schelling, Marc Sageman et Max Abrahms exposent que les terroristes élaborent une stratégie très médiocre, voire n'en ont pas du tout. Si c'est le cas, alors la principale raison d'al-Qaida d'attaquer les Etats-Unis est tout simplement qu'ils se trouvent là. Mais si les terroristes sont vraiment des stratèges, alors l'objectif immédiat d'al-Qaida devrait, en toute logique, être de commencer à bâtir ce califat en encourageant la création de régimes djihadistes dans les territoires autrefois conquis par le prophète Mahomet et ses successeurs. En suivant cette logique, la nécessité d'attaquer les Etats-Unis devrait varier en fonction de la fermeté avec laquelle les Etats-Unis contiennent les djihadistes au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Afrique du Nord. Pour le moment, les Etats-Unis n'arrivent pas à contenir du tout ni le Pakistan, ni l'Afghanistan, deux endroits où al-Qaida est implanté de longue date.
Il serait par conséquent logique qu'al Qaida y concentre ses ressources. Le Pakistan est particulièrement précieux, car il possède des armes nucléaires; Bruce Riedel, un ancien de la Central Intelligence Agency (CIA) et aujourd'hui membre de la Brookings Institution, le qualifie de «pays le plus dangereux du monde actuel.» Deux décisions prises récemment par les autorités pakistanaises ont tout particulièrement suscité l'inquiétude : un accord avec un important djihadiste taliban d'imposer la loi islamiste (la charia) dans la vallée de Swat, à 150 km d'Islamabad, la capitale du Pakistan ; et la libération d'A.Q Khan, le scientifique qui a vendu les secrets nucléaires à la Corée du Nord, à l'Iran et à la Lybie, et qui était jusque-là en résidence surveillée.
En Afghanistan, les talibans en nette augmentation restent étroitement liés avec al Qaida, et depuis 2005, ils ont adopté sa tactique des attentats-suicides. Al-Qaida et les talibans sont tous impliqués dans l'assassinat, en 2007, de l'ancien Premier ministre pakistanaise Benazir Bhutto, et certaines preuves indiquent qu'ils ont aussi collaboré à une tentative d'assassinat avortée du président afghan Hamid Karzaï en avril 2008.
Les djihadistes évoquent un «ennemi proche» (les régimes apostats au Moyen-Orient et alentour) et un «ennemi lointain» (les Etats-Unis et l'Occident en général). L'homme à qui l'on attribue l'invention de ces expressions, Mohammed Abd al-Salam Faraj, l'a fait principalement pour souligner qu'attaquer l'ennemi proche importait bien davantage, principe qu'il a appliqué en organisant l'assassinat, en 1981, du président égyptien Anouar el-Sadate (le gouvernement égyptien a adhéré au même principe en exécutant Faraj.) En 1993, un groupe égyptien militant appelé Jamaa islamiya, qui entretenait des liens approfondis avec al-Qaida, rompit avec la stratégie de «l'ennemi proche» en commettant un attentat au World Trade Center.
En 1996, al-Qaida lui emboîta le pas et se focalisa formellement sur l'ennemi lointain. Mais à en croire Fawaz A. Gerges, professeur en relations internationales à Sarah Lawrence et auteur de The Far Enemy: Why Jihad Went Global [l'ennemi lointain : pourquoi le djihad s'est mondialisé], d'autres groupes djihadistes du monde n'ont jamais vraiment adhéré à ce changement de priorités. Même le Jamaa islamiya, fin 1999, avait décrété un cessez-le-feu, geste qui indigna son chef spirituel incarcéré, Omar Abdel-Rahman («le cheikh aveugle») et causa la scission du groupe. Avec les attaques du 11-Septembre, Ben Laden espérait rallier les djihadistes en dehors de l'orbite d'al-Qaida afin qu'ils rejoignent la lutte contre l'ennemi lointain. Au lieu de ça, il les a fait fuir. Al-Qaida est aujourd'hui le seul groupe terroriste étranger connu dont l'intérêt déclaré soit d'attaquer les Etats-Unis.
C'est pour cette raison que les discussions - y compris celle-ci -sur l'éventualité d'un nouveau 11-Septembre aux Etats-Unis ont tendance à se concentrer uniquement sur al Qaida (j'expliquerai dans l'enquête de demain pourquoi la possibilité qu'une association nationale provoque un nouveau 11 septembre est hautement improbable.) Si al-Qaida n'est pas actuellement en train de fomenter une attaque des Etats-Unis, alors il n'y aucune raison de penser qui quiconque soit en train de le faire.
Je place la théorie de l'ennemi proche un cran au-dessus de la théorie des terroristes pas malins dans le spectre des inquiétudes, car même si al-Qaida s'attache en ce moment à étudier ses opportunités à domicile, cela ne l'empêche pas nécessairement de consacrer une partie de ses ressources à l'attaque des Etats-Unis. Les attentats du 11-Septembre ont provoqué l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak par les Etats-Unis, et ces invasions ont monté le monde musulman contre l'Amérique. Au Pakistan, le pourcentage de population ayant une opinion favorable des Etats-Unis (23%) a chuté de plus de la moitié (à 10%) entre 1999 et 2002, selon les chiffres du Pew Global Attitudes Project.
Depuis lors, il est remonté à 19%. Qu'une nouvelle attaque d'al-Qaida sur les Etats-Unis provoque une nouvelle action militaire dans le monde musulman, et l'opinion pakistanaise des Etats-Unis se dégradera à nouveau. Al-Qaida peut considérer que cette probabilité est un outil fort utile dans son combat de «l'ennemi proche.»
En contrepartie, al Qaida a pu déduire l'endroit où les soldats américains se déverseraient dans ce cas : au Pakistan et en Afghanistan. Voilà qui serait un probable revers dans son combat contre son «ennemi proche».
Timothy Noah est un auteur de Slate.
Cet article, traduit par Bérengère Viennot, est paru sur slate.com le 2 mars 2009.
Photo: Marines américains en position de défense sur l'aéroport de Kandahar le 10 janvier 2002. Thomas Michael Corcoran / REUTERS