Rarement la plateforme de vidéos aura été le lieu d'un tel drame. Depuis plusieurs semaines, des YouTubeurs vedettes du monde entier se sont lancés dans une croisade contre le géant américain. La raison de leur colère tient en quatre points, comme l'a très bien résumé le compte Absol dans une vidéo: un changement surprise de l'algorithme de YouTube, un étrange onglet «tendances», une baisse généralisée des vues et des utilisateurs désabonnés de certains comptes sans comprendre pourquoi.
Derrière la vedette internationale PewDiePie, des Français comme Squeezie, Pierre Croce, ou Superkonar ont réalisé des vidéos pour s'adresser directement à YouTube et partager leur désarroi face à la disparition de milliers de vues et d'abonnés. La polémique s'est même transformée en drama lorsqu'IbraTV a répondu avec une arme à Squeezie, qui l'accusait de faire chanter ses abonnés pour gagner des likes.
Mais pendant que les rois de la plateforme bataillaient en tête de la page «Tendances» à coups de pouces bleus, un continent de YouTube est complètement délaissé, silencieux, immobile. Et pourtant, il est gigantesque: en 2013, une étude canadienne notait que la grande majorité des vidéos disponibles avaient moins de 100 vues. Ces chiffres ont forcément évolué depuis, mais quand on sait, comme nous l'a précisé récemment YouTube France, que 400 heures de vidéos sont mises en ligne chaque minute, nul doute que la partie immergée de l'iceberg YouTube est gigantesque. Et au sein de ce continent, on trouve un territoire, lui aussi très grand mais encore plus désolé. Celui des vidéos à zéro vue, c'est-à-dire des contenus que même leur créateur ne prend pas le temps de regarder. Et pourtant, elles sont parfois bien plus intéressantes que les expériences sociales d'IbraTV.
Une fenêtre étrange ouverte sur le monde
Chaque clic sur l'une d'entre elles revient à se pencher sur une fenêtre ouverte, donnant sur une partie du monde dont on ne sait rien ou presque et qui ne sait pas qu'on l'observe. Regarder de l'autre côté de cette fenêtre, c'est faire exister ce qu'elle cache et avoir la satisfaction que, peut importe qui arrive après, il n'en sera pas le premier explorateur. Et ce même si l'on sait que le compteur de vue, qui repose sur des serveurs dispatchés à travers le monde, ne donne pas toujours un chiffre exact à un instant T. Une vidéo à zéro vue, au fond, c'est un constat sur la banalité de la vie, un regard presque «jarmuschien» sur ces détails du quotidien, en apparence insignifiants. On accepte ainsi d'enchaîner une vidéo d'enfant effectuant son premier saut périlleux dans l'eau puis celle d'une étrange soirée dans une boîte de nuit où des strip-teaseuses dansent sur une passerelle. De passer d'une réunion de famille toute récente, où le sujet du jour est la grossesse, à une autre conversation vieille de presque cinq ans entre deux molosses agités. De sauter d'une balade en ski de fond dans un paysage enneigé à un marché vraisemblablement situé en Asie où des femmes sont occupées à découper des carcasses de viande.
Et toujours ce sentiment de tristesse et d'excitation d'être seul à regarder ces images mises en ligne depuis l'autre bout du monde. Contempler le monde à travers ces fenêtres, c'est aussi chercher le détail anodin perdu au milieu du quotidien, un élément justifiant l'existence même de ce contenu et sa particularité. Un réflexe qui nous porte parfois vers des contenus étranges, perturbants, ou incompréhensibles et que personne ne pourra jamais nous expliquer. Difficile de ne pas se poser de question sur cette peluche de panda tournant en boucle sur un tricycle ou sur ce combat de catch mis en scène à bord d'une remorque mobile. Et que penser par exemple de cette séquence dans un métro, où un homme, chapeau sur la tête, chante tout en tapant en rythme ce qui ressemble à un gigantesque poisson? Que chante-t-il? Fait-il exprès d'agir ainsi ou souffre-t-il d'un trouble? Mais surtout: que tient-il entre les mains? Une autre vidéo, toujours sans aucune vue mais publiée sur le même compte, laisse penser qu'il s'agit d'un sac ou d'une peluche en forme de poisson. On est (un peu) rassuré.
Mais quand on se plonge dans ce monde-là, il faut aussi arriver armé et conscient du voyeurisme auquel on s'adonne. Après tout, il s'agit d'une invasion de l'intimité d'une ou plusieurs personnes, qu'elles soient conscientes ou non qu'on les observe. En 2014, lorsqu'elle s'était adonnée au même exercice, la journaliste de Gizmodo Ashley Feinberg écrivait ainsi: «Ce que j'ai trouvé était un portrait brut et touchant des humains dans leur moment le plus vulnérable, soit parce qu'ils pensaient que personne ne regardait ou parce qu'ils voulaient absolument que quelqu'un regarde, et que personne ne l'a fait. Jusque-là.» Une activité qui peut provoquer pourtant, parfois, un certain malaise devant des vidéos d'enfants en bas âge, filmées et mises en ligne par des parents peu conscients des risques que cela représente.
Il n'empêche, ces vidéos sont précieuses. Peu importe leur qualité technique ou textuelle, elles n'ont pas la mise en scène des vlogs de YouTubeuses lifestyle mais bien la spontanéité du quotidien. En témoignant à leur façon de la vie au XXIe siècle, ces vidéos à zéro vue s'inscrivent d'une certaine façon dans la lignée des premiers films des frères Lumières, qui filmaient eux aussi leur monde à la fin de leur propre siècle. Mais, à la différence de leurs illustres prédécesseurs, les vidéos amateures ne sont pas exposées dans les musées, elles sont cachées bien loin de la page d'accueil du site. Elles demandent un effort conséquent pour être découvertes.
Les chemins sinueux vers le web à zéro vue
Lancé en 2014, le site Petit Tube proposait de visionner, de façon tout à fait aléatoire, des vidéos à zéro vue. Mais bizarrement, aujourd'hui, l'algorithme de Petit Tube suggère des vidéos comptant au moins une dizaine de vues. Ce changement s'explique peut-être par les modifications apportées par YouTube à l'été 2016, avec un compteur de vues toujours plus précis. Le site Astronaut.io propose bien des vidéos avec un compteur à zéro, mais publiées récemment, ce qui nous intéresse moins. Une application appelée Zero Views repose sur le même principe, mais il est impossible de garantir un nombre de vue nul, comme nous l'a confirmé son créateur, le développeur Daniel Storm: «Relayer les vidéos, vérifier si elles sont valides et filtrer les contenus inappropriés prend du temps donc dans certains cas Zero Views va fournir une vidéo avec un nombre de vues basses, entre 5 et 20, pour la sécurité de l'expérience de l'utilisateur.» Enfin, citons le très intéressant site Underviewed qui, comme son nom l'indique, relaie de façon aléatoire des vidéos peu vues, mais vues quand même.
Pour accéder aux terres inexplorées du site, il faut plutôt observer le titre des vidéos partagées sur ces sites et applications. On s'aperçoit qu'il s'agit souvent de titres répétitifs. IMG 0769, MVI 1064, IMG 03541, MVI 4153... A la différence du YouTubeur muscu Tibo InShape, pas de lettres majuscules, pas de titraille accrocheuse, seulement une série de chiffres et de lettres. Felix Jung, développeur et créateur d'Underviewed, nous explique par mail qu'il s'agit de titres de vidéos «génériques». Son site cherche ainsi «des vidéos qui correspondent au nom de fichiers génériques que certains appareils et programmes utilisent pour enregistrer des vidéos. Par exemple, une vidéo prise avec un iPhone sera sauvegardée avec le nom IMG1234.MOV.» Selon lui, si ces millions de vidéos publiées sont publiées ainsi, c'est tout simplement parce que «les gens téléchargent intentionnellement ces vidéos avec le titre générique des fichiers... et ne prennent simplement pas la peine de changer le titre.» Logique qu'avec de tels titres, les vidéos soient peu vues et laissent passer plus facilement des contenus étranges ou choquant. La plupart du temps également, ces vidéos ne sont pas partagées ailleurs, elles sont simplement déposées là par leur auteur, comme un livre que l'on abandonne sur un banc.
Pour trouver les vidéos à zéro vue, il suffit donc d'entrer un nom de fichier générique et de faire défiler les vidéos jusqu'à trouver le fameux Graal, cette terre numérique inexplorée jusqu'à ce qu'on la foule et qu'on s'en empare.
YouTube et son algorithme qui détermine quels contenus sont mis en avant ou non n'aime pas vraiment que l'on sorte des sentiers battus. La page «Tendances» propose, par définition, les vidéos «buzz» dans votre pays. La barre de recherche avancée peut sembler intéressante, mais le classement par nombre de vues ne peut être que décroissant et il est extrêmement difficile de remonter les pages de résultats jusqu'à la dernière. On peut aussi trier par date, pour faire ressortir les contenus publiés ces dernières 24 heures. On tombe alors sur des vidéos n'ayant aucune vue, mais il y a de fortes chances pour que leur compteur augmente dans les jours qui viennent. La solution est ailleurs. «Je ne dirais pas que YouTube discrimine de façon volontaire ces vidéos, ou qu'il cherche à les cacher à ses utilisateurs, estime Daniel Storm. Je pense qu'il s'agit plus d'une situation où YouTube n'en sait pas assez sur la vidéo pour les suggérer dans n'importe quelle recherche.»
Et malheureusement, YouTube n'est pas le seul à favoriser les autoroutes du buzz à coups d'algorithmes bien réglés. Le moteur de recherche de Google livre non seulement les résultats les plus pertinents, mais s'adapte en fonction de vos recherches précédentes et prépare ses publicités en conséquence. Impossible ou presque de tomber sur les pages web isolées des autres. Facebook joue en permanence avec l'ordre d'apparition des contenus sur votre page d'accueil, vous enfermant auprès des pages et des amis pour qui vous avez le plus d'intérêt. Par extension, Instagram et Twitter s'amusent aussi avec les timelines, les suggestions d'abonnements populaires et tout ce qui touche à vos goûts personnels. Non seulement les grands sites nous empêchent de sortir de notre fameuse «bulle», mais en plus ils empêchent d'atteindre des parties d'internet fascinantes mais demeurent tristement isolées. Pour qu'une vidéo banale cumule les vues, il faut qu'elle soit reprise ailleurs, que sa banalité fascine. Si «Me at the zoo» (en français, «moi au zoo») –une vidéo de 18 secondes filmée dans un zoo de San Diego aux États-Unis– compte aujourd'hui 35 millions de vues, c'est qu'elle est la première vidéo publiée sur Youtube (par Jawed Karim, cofondateur de la plateforme).
Depuis sa création, le web a toujours eu du mal à favoriser l'accès aux contenus, l'URL était le point d'accès essentiel avant que les moteurs de recherches ne deviennent les pages d'accueil du web. Il fallait compter sur la sérendipité, ou «l'art de trouver ce qu'on ne cherche pas» grâce à une navigation hasardeuse de lien en lien. Mais là encore, il s'agissait d'un web référencé, vers lequel des routes avaient été «hypertextuellement» tracées. C'est ainsi que l'on a distingué le web classique, accessible de clics en clics, et le darknet, qui, tout en proposant des contenus inconnus de tous, demande une logique de navigation complètement différente.
Aujourd'hui, si l'on compte toujours sur Google, on s'appuie de plus sur les réseaux sociaux pour faire surgir du contenu que l'on ne connaît pas mais qui a déjà été digéré et trié par d'autres comptes et par des algorithmes. C'est pour cela qu'il est important de «résister» à ce chemin que l'on trace pour nous sans que l'on s'en rende forcément compte, de ne pas oublier que, derrière les grosses machines à clic, se cachent parfois des vidéos qui nous montrent autre chose. Quelque chose de simple, d'étrange, d'incompréhensible parfois. La vie quoi.