France

Comment François Fillon, que personne n'attendait, a-t-il pu l'emporter haut la main?

Temps de lecture : 9 min

Une étude de la Fondation Jean-Jaurès dont Slate dévoile les résultats en avant-première compare les résultats du trio de tête de la primaire de droite, et révèle quelques surprises dans les explications de leur score.

François Fillon au Conseil national de LR, le 14 janvier 2017. THOMAS SAMSON / AFP.
François Fillon au Conseil national de LR, le 14 janvier 2017. THOMAS SAMSON / AFP.

Deux mois après sa victoire à la primaire de la droite et du centre, il reste un mystère Fillon: comment celui que personne n'attendait a-t-il pu l'emporter haut la main et —pratiquement– sur tout le territoire?

La Fondation Jean-Jaurès publie un essaie de Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise de l'Ifop, et Hervé Le Bras, démographe, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherches émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED), Primaire de la droite et du centre: La guerre des trois, dont nous publions les conclusions en avant-première. Analyses électorales et cartes à l'appui, ils nous expliquent mieux d'où vient cette majorité de droite que personne n'avait anticipée.

Sarkozy et Juppé, les deux transgresseurs de la primaire

Honneur aux perdants, Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, car leurs aveuglements symétriques expliquent la victoire de l'outsider Fillon. Alors que sur le fond, tout les aura opposés, les deux candidats malheureux paient une même erreur, le fait d'avoir chacun déporté leur campagne vers un électorat situé à la frontière de leur famille politique, voire au-delà: les électeurs du FN pour le premier et les électeurs de la gauche pour le second.

Dans un premier temps, ces choix pouvaient sembler porteurs. Nicolas Sarkozy a misé sur l'«électorat de droite radicalisé» que peut séduire le Front national. La carte de ses résultats au premier tour de la primaire montre à première vue le bien-fondé ce cette approche, puisqu'elle constitue le décalque de celle du vote en faveur de Marine Le Pen en 2012.


Cartes extraites de Primaire de la droite et du centre: La guerre des trois, Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, Fondation Jean-Jaurès.

On retrouve le pourtour méditerranéen et le quart nord-est, taches typiques des zones de force du FN. Mais le choix de Nicolas Sarkozy de cibler un profil d'électeurs de droite plus populaires à la primaire n'a non seulement pas suffi pour passer au second tour, dans la mesure où les classes populaires sont peu représentées dans les primaires, mais il a fini par avoir un effet destructeur pour le candidat à l’autre extrémité du spectre social: le «président des riches» est désormais largement rejeté par ces derniers, qui lui avaient offert ses meilleurs résultats en 2012 face à François Hollande. C’est ce que montre la comparaison entre la carte du vote par commune en Île-de-France lors de la primaire et celle du revenu annuel moyen par commune sur le même territoire.

Cartes extraites de Primaire de la droite et du centre: La guerre des trois, Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, Fondation Jean-Jaurès.

«Lui qui est fasciné par les riches et qui les côtoie a été rejeté sèchement par eux», notent les auteurs à propos de l'ancien président, concluant sur l'impasse dans laquelle le candidat s'est enfoncé: «La campagne très droitière de ce dernier lui a aliéné une bonne partie de ce vote “bourgeois” sans pour autant lui assurer un soutien massif des électeurs frontistes ayant voté à la primaire.»

Passons à la stratégie et aux résultats d'Alain Juppé, qui sont à l'opposé de la campagne de Nicolas Sarkozy. Fourquet et Le Bras notent que «la concordance entre la géographie des résultats de Juppé et celle de l’ensemble de la gauche au premier tour de la présidentielle de 2012 est troublante». Cartes à l'appui, cette géographie apparaît comme celle du Sud-Ouest et des autres régions situées à gauche (Bretagne, Dauphiné, Limousin) ainsi que celle des grandes villes. «Hormis les circonscriptions de Gironde qui constituaient son fief, les territoires qui ont le plus massivement voté pour Alain Juppé correspondent tous à des bastions de gauche», qu'il s'agisse des «boboland» parisiens (IIIe, Xe, XIe arrondissements de Paris) ou de certains bureaux de vote de banlieue à forte population issue de l'immigration, comme en Seine-Saint-Denis ou à Marseille Nord.

La «droite épurée» de Fillon, un «résidu» majoritaire

Il faut en passer par ces zones de force des perdants de la primaire pour vraiment comprendre ce qui a fait gagner celui que personne n'attendait en tête du scrutin encore quelques jours avant le premier tour, François Fillon.

Jusqu'à présent, la lecture du scrutin est simple et binaire, et le vote semble dessiner deux cartes opposées. Il s'est produit un effet de halo qui oriente le vote des électeurs sur chaque territoire: «Là où la gauche est forte, davantage d’électeurs sympathisants de droite ou du centre ont choisi Juppé. Là où le FN est fort, plus d’électeurs sympathisants de droite ou du centre ont choisi Sarkozy.»

Or, et c'est la grande surprise, alors que ces deux stratégies symétriques semblaient chacune avoir leur pertinence et leur cohérence politique, la carte électorale de Fillon «apparaît comme le négatif de celle des deux autres candidats, mais un négatif particulièrement important en termes de nombre de voix puisqu’il a atteint en moyenne 44%». En clair, n'être nulle part lui a permis d'être partout, et de regrouper très largement derrière une candidature ferme sur le fond et maîtrisée sur la forme. Pour preuve, Fillon a mordu partout: parmi ceux qui pensaient voter pour un autre candidat, «la moitié (22%) envisageait au départ de soutenir Alain Juppé, 11% Nicolas Sarkozy, 11% également Bruno Le Maire et 3% les autres candidats». Ironie du fillonisme naissant, «ces ralliements ont répondu à des motivations diverses, voire opposées, car agissant sur des électorats distincts».

Fillon a su séduire «parmi ceux qui, à droite, ne faisaient partie ni du halo de gauche ni de celui d’extrême droite […] et peut-être parmi ceux qui ne voulaient à aucun prix de la victoire d’un de ces deux halos, soit par refus du FN, soit par refus de la gauche, refus que documentent bien les enquêtes». Une population de droite qui s’est dégagée de deux influences, l’une populiste et l’autre centriste. Après s’être «longtemps cherché» et en réussissant à s’affirmer lors des débats, Fillon «a pu enfin fournir l’alternative attendue à la fois par ceux qui ne voulaient pas que la droite se droitise encore plus ou se centrise pour être à portée de main d’une alliance avec les sociodémocrates, et par ceux qui détenaient la richesse». Par exemple, contrairement à l'impression d'une identité entre les deux segments du FN et du vote Sarkozy, l'analyse plus fine des résultats de François Fillon montre que ce dernier a su aspirer une partie de l'électorat radicalisé et lepénocompatible: dans les communes dirigées par le FN depuis les élections municipales de 2014, il devance Sarkozy au premier tour de la primaire dans sept cas sur huit!

Cette ubiquité se traduit par un lissage de la carte du vote Fillon à la primaire: alors que le vote de droite de 2012 est très contrasté et fait ressortir certaines zones, le vote Fillon est relativement homogène, hormis son carton plein dans son fief de la Sarthe (le rond rouge) et l'avance d'Alain Juppé sur ses terres d'Aquitaine (en bleu). La France de Fillon est partout et nulle part... Le vote Fillon a donc un «aspect résiduel, [...] mais un résidu qui s’élève à 44 %».

Cartes extraites de Primaire de la droite et du centre: La guerre des trois, Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, Fondation Jean Jaurès.

De quoi ce fillonisme naissant «est-il le nom?», se demandent Le Bras et Fourquet. Les auteurs considèrent qu'il est pour partie un descendant du poujadisme, ce courant de la droite qui consiste à demander à ce que l'État «arrête de nous emmerder», pour citer les termes du candidat lui-même lors de son discours de Sablé-sur-Sarthe en juillet 2016. Mais il ne s'y limite pas.

Pour les auteurs, ses concurrents incarnaient chacun une des trois droites de la célèbre typologie de René Rémond: Juppé «la droite orléaniste, libérale, centrée sur les objectifs économiques», Sarkozy «la droite bonapartiste, populiste et méfiante à l’égard des corps intermédiaires». Mais s'il est tentant de faire de François Fillon l'héritier de «la droite légitimiste», il ne s'y réduit pas, et a réussi à donner des gages à chacune des composantes de sa famille politique. Proche de la ligne de Sarkozy, il «a en particulier insisté sur la volonté partagée par une grande majorité du peuple de droite de rompre avec le politiquement correct et avec la repentance pour revendiquer sans complexe ses valeurs et son histoire». Une «valorisation du roman national» français qui lui a permis d'aborder un thème qui a en apparence beaucoup joué dans la primaire, la religion catholique et les bonnes vieilles «racines chrétiennes» dont les branches ont rythmé la campagne de François Fillon.

Les cathos de droite n’ont pas fait gagner Fillon

Selon une analyse souvent relayée de la primaire de droite, François Fillon a été élu grâce aux voix des catholiques et surtout de leur frange radicale, incarnée par les mouvements issus de La Manif pour tous. L'insistance du candidat sur des thèmes comme la famille traditionnelle, la protection des chrétiens d'Orient ou des mesures comme la suppression de la mise sous conditions de ressources des allocations familiales étaient de nature à séduire cet électorat. Tout comme son intervention dans le débat public à propos de l'islam et de l'islamisme, auxquels il a consacré un livre, Vaincre le totalitarisme islamique, dont le propos est qu'«il n’y a pas de problème religieux en France. Il y a un problème lié à l’islam». D'autant que l'opinion des catholiques sur l'islam s'est durcie, ce qu'on a pu mesurer lors des élections départementales de mars 2015, venant peu après les attentats de janvier. Lors de ces élections, c'est chez les catholiques que le vote FN avait progressé le plus et, en juillet 2016, après l'attentat meurtrier contre le prêtre de Saint-Etienne-du-Rouvray, 45% des catholiques pratiquants considéraient que l’islam était une menace, contre un tiers de l’ensemble des Français, alors qu'auparavant leur opinion était proche de la moyenne de la population.

Cette influence de la religion est bien présente dans les résultats: 59% des catholiques pratiquants qui ont voté à la primaire ont choisi François Fillon au premier tour, contre 48% des catholiques non pratiquants et 51% des sans religion. Par ailleurs, la comparaison de certains bureaux de vote en fonction de leur degré de pratique dans le Finistère, dans la Manche ou en Ardèche montrent que le vote Fillon est plus fort dans les bastions catholiques.

Les auteurs ont voulu comparer au niveau national l’intensité du vote Fillon avec la carte des catholiques, connue grâce à deux sources: une grande enquête sur la pratique religieuse menée en 1965, lors de laquelle chaque paroisse a compté l’assistance à la messe dominicale et la présence à la messe pascale, ainsi qu’une étude de l'Ifop de 2012 sur l’appartenance religieuse. Sur la carte ci-dessous, le résultat saute aux yeux: les deux cartes ne se superposent pas du tout. «Dit autrement, il n’y a pas de rapport entre la pratique religieuse et le vote pour Fillon.» La corrélation observée entre pratique et vote Fillon étant même en sens contraire de ce qui était attendu…

Cartes extraites de Primaire de la droite et du centre: La guerre des trois, Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, Fondation Jean-Jaurès.

Comment l'expliquer? Une possible interprétation de ce résultat surprenant est que ce ne sont pas tous les catholiques qui se sont déplacés, mais ceux de droite et, parmi eux, les plus conservateurs… François Fillon aurait donc mobilisé des catholiques acquis à son programme conservateur sur la famille et les traditions et méfiants sur l’islam, et non l’ensemble des chrétiens, idéologiquement plus divers. Les résultats des sondages sur l’électorat de la primaire montrent d’ailleurs cette nuance: 27% des sympathisants LR se sont déplacés au premier tour, contre 36% pour ceux qui, parmi eux, se déclarent catholiques pratiquants. C’est donc la principale surprise de cette étude:

«L’idée selon laquelle la victoire de Fillon serait due à une surmobilisation de tout le monde catholique ne tient pas la route. Il a en revanche été nettement soutenu par les milieux catholiques de droite, mais ces derniers sont minoritaires, y compris dans l’électorat de droite, et de surcroît le député de Paris a également dominé ses rivaux dans les autres composantes de l’électorat de droite, de telle sorte que le soutien des “cathos de droite” a amplifié sa victoire mais ne l’a pas créée.»

Héros d'une improbable droite normcore, moins cohérent qu'il n'y paraît, Fillon «a su cocher toutes les cases de la droite alors que les deux candidats longtemps en tête en avaient laissées plusieurs de côté». S'il a montré son art de la tactique et sa capacité de synthèse, «le fillonisme est encore dans les limbes», notent Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, et devra désormais convaincre au-delà de l'électorat des 4,5 millions de Français s'étant rendus aux primaires, une population en majorité aisée, âgée et urbaine assez peu diverse socialement.

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