Boire & manger

Pourquoi tout monte en gamme?

Temps de lecture : 11 min

Le hamburger, la bière, les supermarchés, votre quartier, votre voisin. Tout peut monter en gamme. Comment expliquer l'obsession de la «premiumisation», à une époque où le sentiment de déclassement domine?

«Mais Gary avait observé ces dernières années, avec une accumulation d’inquiétude semblable à la tension tectonique, que la population continuait de quitter le Midwest pour les côtes plus cool. (Il faisait lui-même partie de cet exode, bien sûr, mais il s’était exilé depuis longtemps et, franchement, l’antériorité avait ses privilèges.) En même temps, tous les restaurants de Saint Jude accédaient à une sophistication européenne (soudain les femmes de ménage connaissaient les tomates séchées au soleil, soudain les éleveurs de porcs connaissaient la crème brûlée*), les clients du centre commercial voisin de la maison de ses parents affichaient une assurance désagréablement semblable à la sienne, et les appareils électroniques en vente à Saint Jude étaient tout aussi puissants et cool que ceux de Chesnut Hill.»

* en français dans le texte.

Dans ces quelques pages des Corrections, le grand (et long) roman de Jonathan Franzen, le personnage de Gary réalise avec agacement que des habitudes et des goûts qu’il croyait être l'apanage d'une élite d'esthètes urbains sont en fait de plus en plus largement répandus dans la population. Il constate une montée en gamme généralisée des pratiques de consommation de ses concitoyens.

Pour ma part, mon moment crème brûlée fut la transformation au pied de mon immeuble du sordide supermarché Franprix, qui a été, comme tous ses semblables, réaménagé selon le concept dit «Mandarine» dans l’optique de mieux assurer son service d’«ultraproximité urbaine». Avec une nouvelle identité visuelle, des «tableaux» en fait des présentoirs muraux– intégrant des machines pour faire son jus d’oranges pressées ou des barquettes de poulets rôtis, des allées plus larges, des rayons contenant plus de frais et l’incontournable montée en gamme des références, le magasin est devenu presque aussi intimidant qu’un Monoprix de centre-ville.

La même élévation des exigences s'observe dans les bistrots et les restaurants. Depuis une dizaine d'années, le mouvement touche toutes les spécialités populaires: la mauvaise bière Pilsner (mal) servie à la pression est concurrencée par les marques locales de micro-brasserie bio, le petit noir au comptoir se voit attaqué par le «barista» qui sert un assemblage densément doux et persistant en bouche dans un décor de café Instagrammé et les parts de marché du sandwich utilitaire, peu cher et pas très bon s'érodent face à la spécialité «street food» réinventée et sublimée par un «chef» inspiré. Même la provenance précise du pain, denrée de base de l’alimentation française, est devenue un enjeu économique et socioculturel: les boulangers étant entre temps devenus des icônes et des marques déposées dont le choix devient aussi classant que celui du quartier où l’on habite. Certes, ces phénomènes sont encore l'exception plutôt que la règle, mais leur présence même discrète encourage à la comparaison avec l'offre existante, qui s'en retrouve comme dévaluée.

Dans son livre si souvent cité mais rarement lu, Les Bobos, le journaliste américain David Brooks s'amuse de cette tendance de l'élite socioculturelle à toujours privilégier des choix compliqués dans sa consommation quotidienne, comme avec son refus de commander une simple tasse de café.

«Au contraire, l'un d'entre nous commandera un double express ou un café mi-décaféiné avec du moka et du lait. Un autre commandera un frappuccino à l'amaretto, à base de café angolais, avec du sucre brut et une pointe de cannelle.»

Sauf que comme le remarque à ses dépens le héros de Jonathan Franzen, cette sophistication gagne une base de plus en plus large de la population.

Des chips au sel de mer et vinaigre de cidre.

Un classique du marketing

«La pomme de terre était le plat du pauvre et on a convaincu les consommateurs que c’était valorisant d’en manger»

Philippe Moati

Selon le professeur d'économie et spécialiste de la consommation Philippe Moati, co-directeur de l’Obsoco, l'Observatoire société et consommation, la montée en gamme est un processus qui touche périodiquement les denrées de base. «C’est ce qui est arrivé au vin. Le volume de ventes a baissé et le prix unitaire est monté, on est passé du vin étoilé à des AOC systématiques.» Même ascension sociale pour la pomme de terre. Dans une volonté de débanaliser le produit, les deux à trois variétés classiques ont laissé place à un large éventail de produits présentés comme des bijoux sur leur écrin, avec des espèces aux noms compliqués comme la bonnotte de noirmoutier, remarque encore Philippe Moati: «c'était le plat du pauvre, et on a convaincu les consommateurs que c’était valorisant d’en manger.» C’est aussi la carrière ascendante qu’a suivie la viande plus récemment, avec en dix ans une chute des ventes et une amélioration parallèle de sa qualité: «le poulet bio ou label rouge, c’est à dire le haut de gamme, constitue désormais 60% du marché alors qu’il est deux fois plus cher.»

Burger, kebab, poulet, vin rouge ou même Stéphane Bern, qui «accompagne la montée en gamme de France 2» par sa présence sur la chaîne, tout peut monter en gamme. Il arrive enfin qu'un individu monte lui-même en gamme, qu'il se hisse au niveau d'une version améliorée de lui-même, en tout cas si on en croit cette énigmatique marque de produits bio qui promet par sa consommation de devenir soi, «en mieux». La question étant de comprendre quelle est l’origine du phénomène. Selon Philippe Moati, les dynamiques de l’offre et de la demande se rencontrent et se renforcent l’une l’autre. Du côté de l’offre, la guerre des prix au sein de la grande distribution a profité au pouvoir d’achat du consommateur, et cette hausse a servi en partie à acheter des produits plus haut de gamme, encourageant la «premiumisation» de certaines catégories de produits. Cette hausse du niveau général répondant à une demande des Français: loin d’avoir décliné avec la crise, leur souci de qualité est de plus en plus marqué. La dernière enquête menée par l’ObSoCo a révélé qu’un quart seulement des consommateurs souhaitait consommer moins, mais surtout qu’une moitié souhaitait consommer mieux (la moitié mieux et moins, et l’autre moitié mieux et autant).

Moi en Mieux.

Montée en gamme ou personnalisation?

Mais les choses ne sont pas si simples, et le consommateur qui s'imagine roi reste à la merci des stratégies commerciales de l'industrie. La montée en gamme est aussi une réponse des acteurs de l’offre à la banalisation d’un marché. Quand tout le monde se copie, celui-ci sature, la concurrence se tend vers les prix et les vendeurs perdent leur marge. Se différencier de ses concurrents est un moyen de relancer l’intérêt du consommateur par l’innovation et la variété proposées. Ces innovations permettent à la fois de vendre un produit plus cher, donc de retrouver plus de marge, mais également de recruter de nouveaux clients curieux.

Parce que monter en gamme revient à se démarquer, le mouvement est concomittant d'un autre phénomène, celui de la personnalisation ou de l'approfondissement de gamme. Le phénomène est très net en France: lors du Sial, le salon biannuel des innovations alimentaires qui s'est tenu à Paris en novembre dernier, 2.200 nouveaux produits ont été présentés, recense Le Figaro. L’exemple le plus frappant de cette montée en gamme reste peut-être le rayon chocolats d’un supermarché moyen. Les quelques options ajoutées au produit de base (au lait, blanc, aux noisettes) ont laissé place à un mur de l’innovation pâtissière à flux tendus, dont les cycles semblent se renouveler à chaque passage du client.

La complexité de l’offre est telle que les tablettes d'«Excellence noir caramel à la pointe de sel» y cotoient les «Délice Pistache aux éclats d'amandes» pour un consommateur qui, blasé, fait comme s'il en avait toujours été ainsi. «Vous avez logiquement deux manières d’approfondir une gamme: horizontalement (les différentes couleurs d’une voiture) et verticalement (les différents niveaux d’options), décrypte pour nous Philippe Moati. Dans la pratique, les entreprises jouent souvent simultanément sur les deux tableaux. Le chocolat à la pistache est à la fois un élargissement de la gamme (une référence de plus) mais aussi une montée en gamme car la pistache est plus coûteuse que la noisette.»

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Cette recherche de sophistication ayant tendance à transformer le supermarché moyen en un temple de la consommation bobo, comme s'en agace le personnage des Corrections, et s'en amuse l'inventeur des bobos lui-même, David Brooks, dans son livre:

«Grâce à l'influence que nous avons sur le marché, toutes les choses qui autrefois n'arrivaient qu'en quelques variétés sont aujourd'hui disponibles en au moins douze sortes différentes; riz, lait, tomates, champignons, sauces épicées, pains, haricots, et même le thé glacé.»

L'actualité des mises en rayon est riche de ces nouveautés qui surprennent le consommateur tout en allant chercher toujours un peu plus au fond de son portefeuille. Chaque semaine par exemple, l’agence XTC World Innovation, spécialisée dans la veille du marché agroalimentaire, envoie sa newsletter aux professionnels du secteur. A chaque édition, les concepts alimentaires les plus remarquables du marché sont signalés. Grâce à XTC et à ses vigies, je suis mis au courant de l’introduction d’une offre de fines lamelles de courgettes séchées en nids dans les linéaires belges, de l’existence d’un houmous biologique au chocolat et d’une pâte à tartiner aux noix enrichie en probiotiques en sachet tenant debout commercialisés aux Etats-Unis. Je sais aussi que les Japonais peuvent compter à l’apéritif sur des chips aromatisées avec sachet séparé d'huile d'avocat et de la bière enrichie en collagène, sans alcool, sucre ni calorie, qu’il existe du vin obtenu par fermentation de kiwis et que quelque part on déguste des burgers végétaliens aux coeurs d'artichaut. C'est un fait: la montée en gamme, ou premiumisation, ne va pas sans une certaine surenchère un peu ridicule. Dans un focus consacré à l'innovation dans le secteur des boissons, un consultant de XTC analyse:

San Pellegrino a choisi d’aromatiser son eau pétillante avec une variété d’orange amère sicilienne bien particulière, le chinotto

Un consultant XTC

«La sélection rigoureuse des matières premières comme la valorisation d’un savoir-faire ou d’une recette authentique participent tout autant à cette premiumisation. C’est ainsi que San Pellegrino a choisi d’aromatiser son eau pétillante avec une variété d’orange amère sicilienne bien particulière, le chinotto. Heineken, quant à lui, s’est appuyé sur le savoir-faire séculaire de sa cidrerie belge Stassen pour élever son cidre grand cru au rang du champagne. Comme les meilleurs millésimes dans les vins, ces cuvées exceptionnelles intègrent le “star-système” du monde des boissons.»

Monter en gamme dans un monde déclassé

Parallèlement, mais avec une logique distincte, les quartiers eux-mêmes montent en gamme et, avec eux, leurs habitants. Sur la place Jean-Jaurès à Marseille, que tout le monde connaît sous le nom de quartier de La Plaine et fréquente notamment pour son marché, un projet d’aménagement affirmait en 2015 sa volonté d'une «montée en gamme» et a provoqué depuis des tensions entre certains habitants et la police. Comme l'écrivait le quotidien La Marseillaise, la municipalité souhaitait mieux contrôler les emplacements des commerçants du marché «pour doter La Plaine d’un “beau marché qualitatif” afin de “faire monter en gamme la place”, grâce notamment à “une politique incitative sur les natures de ventes”»: en français, des commerces de qualité supérieure, plus chers pour une clientèle triée sur le volet. Car les habitants qui s'opposaient à ce réaménagement faisaient valoir que la montée en gamme visée était surtout... celle des habitants eux-mêmes. Cette «montée en gamme» de l'offre commerciale est d'ailleurs systématiquement évoquée lors des projets de requalification urbaine: c'est l'autre nom du processus de gentrification, lors duquel des habitants et des commerces populaires sont progressivement remplacés par de nouveaux arrivants et de nouvelles offres plus «qualitatifs».

Cet agenda caché de la montée en gamme urbaine pose une question: la montée en gamme est-elle pensée pour tout le monde? Les consommateurs montent-ils tous dans le train de l'innovation, au même rythme ou avec le même entrain? À première vue, on pourrait le croire: signe que le processus touche tous les budgets, la marque Repère de Leclerc, le champion des prix bas, s'apprête à faire évoluer et à monter en gamme, comme l'a expliqué Michel-Edouard Leclerc dans Challenges: «La Marque Repère va devenir, par l'évolution de ses gammes, un élément moteur de la revitalisation de l'offre, un élément de différenciation.» D'ailleurs les marques low cost et les distributeurs hard discount sont ceux qui jouent en ce moment le plus sur la montée en gamme et le discours de qualité, note Moati, l'argument du prix n'étant plus suffisant à lui seul. La montée en gamme serait un processus universel, qui verrait chacun gravir une marche du grand escalier de la consommation. Ceux qui ne mangeaient pas de produit laitier ont accès au yaourt, ceux qui mangeaient du yaourt optent pour le yaourt aux fruits, ceux qui consommaient du yaourt à la fraise passent au yaourt grec caramélisé, et ainsi de suite jusqu’au sommet de la gamme des desserts laitiers. L’industrie fourmille d’ailleurs de discours qui glorifient la nouvelle offre bon marché, capable d’allier sécurité du consommateur et qualité.

La tendance a pourtant tout pour être contre-intuitive: ne nous dit-on pas que les Français, leurs classes moyennes et populaires, sont confrontés à un déclassement social généralisé, qui est en quelque sorte la descente de gamme de la société? Comment alors peuvent-elles «monter en gamme» si, comme l'écrit le sociologue Louis Chauvel, on assiste non pas à une «mobilité ascendante généralisée», mais bien au contraire à «une forme déprimante de trickle down, d’effet de ruissellement naturel vers le bas»?

Monter en gamme dans un monde en déclassement, est-ce franchir un palier, stagner ou décroître?

Question métaphysique: monter en gamme dans un monde en déclassement, est-ce franchir un palier, stagner ou décroître? Les deux mouvements ne sont peut-être pas si éloignés l'un de l'autre: l'illusion de la montée en gamme (la personnalisation et la sophistication des produits de consommation courante) n'empêche pas une stagnation, voire une baisse du niveau de vie sur d'autres postes de dépense comme le logement. La consommation de biens électroniques à bas coût a certes «offert un substitut de satisfaction face à la stagnation des revenus, écrit le sociologue du déclassement. Inversement, des biens et services classants, comme la semaine de ski au Club ou les mètres carrés dans un quartier valorisé, sont parfaitement inaccessibles.» La gentrification comme montée en gamme des quartiers populaires est aussi un effet du déclassement résidentiel d'une partie des classes supérieures.

Autre illustration de l'ambiguité du phénomène, le secteur du fast casual, qui est une montée en gamme des chaînes de fast food bon marché, remplacées par des restaurants qui proposent des plats de meilleure qualité, un peu plus cher mais sans le standing de la restauration traditionnelle, peut être analysé de deux manières. Il profite «tour à tour de la baisse du pouvoir d'achat des cadres sup et de l'envie de vrai des CSP-», si on suit l'analyse du site Toute la franchise. Montée en gamme pour les uns, déclassement pour les autres? De même, l'obsession des jeunes membres des classes moyennes supérieures pour la streetfood de qualité est autant le signe de son enrichissement que de sa relative précarité: le burger hipster, explique le fondateur de l'enseigne de burgers premium Paris New York, «c’est un produit de qualité à 15 euros. Ca peut être du haut de gamme avec des prix abordables.»

La montée en gamme serait-elle une forme de politesse du déclassement? Car à l'instar de la mobilité sociale, les mouvements de gamme ne se sont bien supportés que dans le sens ascendant: «quand les marchés commencent à monter en gamme, ceux qui ne l’ont pas fait prennent un coup de vieux», explique Philippe Moati. Sans parler de ceux qui sont rétrogradés vers la catégorie inférieure, prélude à leur disparition. Qui se souvient encore que le chocolat a déjà été vendu sans pistache?

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