En 2010, les historiens des sciences Naomi Oreskes et Erik Conway publiaient Les Marchands de doute, une enquête aussi fascinante que (souvent) méticuleuse sur la manière dont, aux États-Unis, des politiciens conservateurs, des agences de communication, des industriels et des scientifiques pas très intègres avaient pu s'associer pour faire obstacle aux solutions réglementaires de grandes crises sanitaires et environnementales, entre autres: les pluies acides, le trou dans la couche d'ozone, le tabagisme, le réchauffement climatique anthropique. Ils y avaient fait obstacle en faisant croire à l'opinion publique qu'il s'agissait là de sujets «controversés», que certains experts tiraient dans un sens, et d'autres vers son exact opposé, qu'il n'y avait pas consensus, que dans le doute on s'abstient... Et qu'en jouant la montre, le statu quo et la falsification de données, tous ces industriels pouvaient savamment protéger leurs intérêts, au détriment du commun des mortels, de sa planète et de sa santé.
Le livre donnera naissance à un documentaire et son influence est aujourd'hui telle que la formule est quasiment passée dans le langage courant: gare aux marchands de doute, ceux qui vous embrouillent la tête à coup de fausses incertitudes pour vous vendre leurs vilaines énergies fossiles et leurs clopes qui tuent. Et dans l'imaginaire collectif (comme on dit), ces marchands de doute sont assimilés à un camp du mal. Ce sont de gros méchants qui veulent accéder à votre portefeuille en passant par le chemin de la défiance, de l'indécision et du soupçon savamment orchestrés.
Sauf que cette stratégie n'est en rien l'exclusivité des colporteurs de marées noires et de pics de pollution. Au jeu du qui veut gagner des millions en nourrissant des controverses bidon, les marchands de peur soi-disant à votre service (parce qu'en accord avec la belle et bonne nature) ne sont pas en reste.
Dernier exemple en date: la campagne des supermarchés U, promouvant leur chasse aux «substances controversées» dans les produits vendus dans leurs rayons. Admirez, et n'y voyez surtout pas un fantasme mercantile, mais plutôt la recherche créative, le délire de l'artiste qui, promis juré craché parterre, n'a que votre intérêt sanitaro-alimentaire (et celui de vos pitinenfants) en ligne de mire.
En allant y voir de plus près, c'est-à-dire sur le site des supermarchés U détaillant l'initiative, que trouve-t-on pour étayer ces «controverses» justifiant la mise au ban de ces 90 substances «monstrueuses»? Des études et des rapports scientifiques? Des revues de la littérature effectuées par des spécialistes du domaine concerné? Que nenni, les fripouilles!
Si ces ingrédients sont «controversés», nous enseigne U, c'est parce que
- «[p]our le consommateur, certaines substances présentes dans les produits de consommations courantes suscitent des interrogations sur les potentiels risques pour la santé» .
- Parce qu' «[a]utour de tout produit chimique, existe une connotation péjorative».
- Parce que «ces préoccupations sont amplifiées par la télévision, la presse écrite, et certaines discussions scientifiques mais également par manque d’information».
- Parce que les «consommateurs, à tort ou non, ont conclu sur (sic) la toxicité de ces substances».
- Et que «[c]onscient (re-sic) de ces craintes et de l’attente des consommateurs vers des produits de plus en plus simplifiés, nous avons pris le parti de ne pas nous réfugier uniquement derrière la réglementation et avons considéré qu'aller au-delà de celle-ci en supprimant peu à peu ces substances controversées, faisait partie de notre mission vis à vis de nos clients».
C'est tellement beau qu'on en chialerait.
Et une autre raison de pleurer toutes les larmes de ses yeux, c'est quand on regarde la «méthodologie» explicitée un peu plus bas et son accent mis sur le «buzz sociétal» émanant des dites substances, un des trois critères ayant présidé à leur exclusion. (Les deux autres étant des indicateurs «d’alerte sanitaire» et de «benchmark réglementaire», tout aussi peu sourcés que le troisième).
De fait, si le poids relatif des trois indicateurs n'est pas précisé, de très gros indices laissent supputer que le fameux «buzz sociétal» a primé sur les autres, car non seulement les préoccupations des consommateurs (qu'ils aient «tort ou non», je me permets d'insister si par hasard vous n'aviez pas vu) trônent en pôle position, mais si on regarde dans la liste des 90 maudits, on voit combien certaines substances –ah tiens, revoilà le glyphosate– se caractérisent par un dossier scientifique et/ou réglementaire pointant vers une nocivité inversement proportionnel à la panique qu'elles peuvent susciter dans «l'opinion» (qui a toujours raison, qu'elle ait tort ou non, dixit U).
Sans doute que s'il y avait du wifi dans le jambon, les magasins U se seraient précipités pour exclure cette «substance controversée» de leurs étals. Et tout ça pour votre bien, cela va sans dire.