CONTENU PARTENAIRE - Derrière l’uberisation du transport (Uber) ou de l’hôtellerie (Airbnb), se cache une autre uberisation, moins médiatisée, mais usant du même modèle économique : celle du porno. La diffusion sur Canal+ du documentaire Pornocratie: les nouvelles multinationales du sexe réalisé par Ovidie, est l’occasion de plonger dans cette industrie en pleine mutation, où ultralibéralisme sauvage, darwinisme social et indépendantisme professionnel s’interpénètrent.
Avec un chiffre d’affaires mondial annuel de près de 100 milliards de dollars, l’industrie pornographique connaît une progression faramineuse. Pour comparaison ce chiffre s’établissait à 57 milliards de dollars en 2013 selon l’Organisation des Nations Unies. Toutefois, cette croissance cache des disparités : dans le même temps les cachets des acteurs par exemple ont subi une sacrée dégringolade. En Californie, le cœur de l’industrie porno, les revenus des performeurs ont ainsi été divisés par 3 en vingt ans. L’apparition au début du XXIe siècle des tubes, ces robinets qui déversent gratuitement des millions de vidéos sur le net, a bouleversé l’économie bien établie des productions à l’ancienne.
Le porno 2.0
YouPorn, PornHub, RedTube, Brazzers, qui appartiennent tous à Mindgeek, une multinationale dont le siège social est basé au Luxembourg et les bureaux à Montréal, ont changé la donne. En proposant des vidéos pornographiques gratuites (la publicité et les offres payantes alimentant le business), ils ont sabordé le modèle économique des boîtes de production. Les coûts de celles-ci (tournage, rémunération des acteurs et techniciens, impôts), conjugués à une ardente concurrence, ont eu raison d’une grande partie des acteurs historiques du milieu.
Et c’est là que l’uberisation économique apparaît. Par un savant montage financier, Mindgeek échappe en grande partie à la fiscalité des pays où il exerce son activité réelle pour s’acquitter de son obole au Luxembourg, à Chypre ou en Irlande. Comme Uber ou Airbnb pour ne cier qu’eux (mais tous les grands groupes de l’économie numérique suivent ce chemin d’optimisation fiscale), Mindgeek engrange ainsi des sommes importantes qui n’alimentent pas ou peu les caisses des états.
La santé financière insolente de ces conglomérats mondialisés (on parle pour Mindgeek de 353 millions d’euros uniquement en Irlande pour 15 employés effectifs sur place), échappant à l’impôt légalement, se double d’une paupérisation galopante des acteurs de l’industrie pornographique. À Budapest, capitale européenne des tournages, les salaires et la taille des équipes sont inversement proportionnels à la croissance économique de l’industrie. En minimisant leurs coûts (environ 300 euros par jour pour une actrice en Hongrie selon une étude du parlement européen contre 600 à 2500 euros la scène en France selon Grégory Dorcel), certains producteurs de porno et les diffuseurs de contenus maximisent la rentabilité des films.
La cam, nouvel eldorado
Nouvel outil, nouvelle possibilité. Avec l’émergence du net au tournant des années 2000, l’offre pornographique a démocratisé pour chaque utilisateur d’ordinateur le peep show. Les camgirls (et quelques camboys) ont ainsi proposé par webcams interposées des spectacles sexuels, plus ou moins privés, aux internautes connectés. En mettant en contact direct offre et demande pornographiques, la webcam a initié de nouvelles pratiques. Sur son blog Le Cul entre deux chaises, la camgirl Carmina Armatoria relaie sous forme de journal de bord son activité professionnelle, ses déboires, ses questionnements...
Mais ceux qui pensent que la génération cam échappe à l’uberisation du porno en seront pour leurs frais. Il ne suffit pas de se déshabiller devant sa webcam pour gagner sa vie. Encore faut-il être diffusé, être visible parmi des dizaines de milliers d’autres anonymes. Devant Chaturbate ou Cam4 (peep show virtuel public), le leader Livejasmin (35 millions de visiteurs par jour, 400 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel), hébergeur et non producteur de contenus pornographiques, propose des shows privés et offre une plate-forme de diffusion aux filles (un catalogue de 400 000 modèles dont 1500 simultanément en ligne, un tour de force technique) en échange de 70% de leurs revenus. Petite précision : Livejasmin est lui aussi domicilié au Luxembourg…
Si certaines camgirls bénéficient de conditions de travail confortables (choix du planning de représentation, emploi à domicile), sorte d’auto-entrepreneuses indépendantes seules patronnes à bord, des cortèges d’autres filles n’ont pas vraiment le même statut. En Roumanie, eldorado européen du « camporn », on recenserait près de 700 « studios ». Il s’agit de maisons, parfois d’immeubles où les filles sont logées, cornaquées, instruites des bonnes pratiques d’une camgirl et où on leur loue des chambres équipées et décorées pour leurs shows. La rémunération des filles (environ 30 centimes d’euros nets la minute pour une débutante), dont est défalquée la location de leur espace de travail, est nettement inférieure à celle de l’hébergeur (70 centimes pour la même minute).
Cette pratique quasi confiscatoire, qui dévalorise la valeur travail, n’est pas sans rappeler les marges d’Uber pour mettre en relation chauffeurs et clients. L’indépendance professionnelle sans cesse vantée rime aussi avec désengagement complet de l’entreprise intermédiaire (pas de charges sociales). Cette triangulation née du numérique (un tiers fait le lien, virtuel, entre deux acteurs) est au cœur de l’uberisation du porno, véritable laboratoire grandeur nature de cette nouvelle forme d’exploitation professionnelle.
Paupérisation consentie
La guerre du clic sur internet n’épargne pas le monde du porno 2.0. Pour attirer les utilisateurs sur leurs sites, les tubes (et dans une moindre mesure les cams) proposent des contenus de plus en plus hards, des pratiques des plus en plus extrêmes tout en essayant de se désengager de toute protection.
À la précarisation économique intrinsèque à ce modèle, s’ajoute une dimension que le documentaire d’Ovidie met en évidence. Quand en 2012 le comté de Los Angeles, épicentre de l’industrie, tentait de légiférer sur le port obligatoire de préservatif dans les productions pornographiques (connue sous l’appellation Mesure B), Mindgeek (sous son ancien nom de Manwin) dépensait plus de 270 000 dollars illégalement (une entreprise étrangère n’a pas le droit d’interférer avec un scrutin local) pour une campagne visant à saboter le projet.
Condamné à une amende de 61 500 dollars, un record dans ce genre d’affaires, Mindgeek a recommencé ses manoeuvres en 2016 quand l’état californien a décidé, lui aussi, de se pencher sur une législation analogue (la proposition 60 n’a pas été validée par les électeurs en novembre 2016). On voit ainsi comment une entreprise en quasi-monopole sur une industrie, en l’occurrence celle de la pornographie, tente d’influencer les réglementations qui l’obligeraient à prendre ses responsabilités sanitaires dans un milieu où les MST fleurissent (une épidémie de syphilis en 2012 et plusieurs cas de séropositivité découverts en 2004 et 2010 en Californie).
Les conditions de travail précaires, voire dangereuses, dans lesquelles évoluent les acteurs X voisinent malheureusement trop souvent avec des populations paupérisées, dans les pays de l’Est essentiellement, prêtes à accepter l’inacceptable pour quelques centaines d’euros. Si le consentement est à la base de tout contrat pornographique, les contextes sociaux et économiques des pays fournissant la main d’œuvre, comme en Roumanie, en Hongrie ou en Colombie, tendent à déstructurer cette notion. Profitant de situations difficiles (chômage de masse, pouvoir d’achat en berne), les « uber » du porno n’ont pas fini de s’enrichir et les femmes, premières victimes de ce modèle, de payer l’addition.