La Yougoslavie n'est plus un pays, mais la yougosphère renaît

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La culture yougoslave a encore une identité qui perdure dans le commerce, les échanges, et sur le net

Et si la stabilité des Balkans orientaux se cachait dans un paquet de biscuits? Gâteau sec au goût incertain, le Plazma keks, madeleine de Proust de l'ex-Yougoslavie, a nourri des générations d'enfants avant la guerre.... Et après.

Car les années se sont écoulées depuis le conflit et les habitants des Balkans du Sud-ouest se retrouvent aujourd'hui bon gré mal gré dans un espace d'échanges et d'influences communes que Tim Judah, journaliste au magazine anglais The Economist et spécialiste de la région, a baptisé la Yougosphère.

«Ces pays maintenant séparés ont pourtant des communautés d'intérêts évidentes, explique Tim Judah, des langues très similaires et donc comprises par tous, des expériences et un passé communs et le même espoir : intégrer un jour l'Union Européenne.»

Pourtant si le dernier conflit date de 1999 au Kosovo, puis des échauffourées en 2001 en Macédoine, il est toujours de bon ton de déclamer que les Balkans occidentaux pansent encore leur blessures. L'Union europénne ne dit pas autre chose au fil de ses nombreux rapports qui égrènent les pas difficiles des nouveaux pays vers l'adhésion à l'UE. Traumatismes, cicatrices de la guerre, criminels, poudrières mal éteintes, les Balkans ont une image tenace de poudre et de sang collée à la peau qui laisse peu de place à la réalité et aux changements.

Quand les mafias montrent l'exemple

Mais contrairement aux préjugés, les ennemis d'hier raccommodent peu à peu les fils déchirés. Les mafias et les profiteurs de guerre ont paradoxalement montré la voie. Faisant feu de tous bois, conflit ou pas, ils firent prospérer leurs affaires par delà les lignes de front de la région, puis de ses frontières récemment définies. Mais les beaux jours ont toujours une fin. L'an dernier, l'assassinat du journaliste croate Ivo Pukanic a provoqué un sursaut des autorités. Enquêteurs croates et serbes, qui auraient pu se faire face, armes en joue, dans des villes comme Vukovar, ont travaillé pour la première fois main dans la main. Cette coopération sans précédent a abouti à un coup de filet monstre dans le milieu du crime organisé.

Des résultats, voilà  une motivation pour le monde des affaires qui comprit encore plus vite l'intérêt d'oublier les querelles d'autrefois pour augmenter les chiffres d'affaires. Depuis 2002, les tarifs douaniers sont passés en franchise totale à travers l'ex-Yougoslavie, recréant un territoire uniforme de Ljubljana à Skopje. Premiers bénéficiaires, les oligarques se sont partagés le secteur de la grande distribution. Le serbe Miskovic, propriétaire de Delta Holding, a ouvert des magasins au Monténégro ou encore en Slovénie. Le Croate Konzum a ouvert des filiales en Serbie et en Bosnie-Herzégovine comme le Slovène Mercator en Serbie. Avant même l'impulsion donnée des présidents Tadic (Serbie) et Mesic (Croatie), les entrepreneurs ont pensé à unir leurs forces. Ainsi récemment, l'entreprise macédonienne Granit a mis en place un consortium avec des entreprises croates pour arracher un appel d'offres en Ukraine.

«Made by yougo»

«Il ne faut pas oublier que le label yougoslave reste un label de qualité, explique Jacques Nassieu-Maupas, un homme d'affaires français solidement établi dans les Balkans qui possède entre autres une entreprises de pièces détachées automobiles en Macédoine. Dans la zone mais aussi à l'étranger en Egypte, par exemple». En effet le «made by yougo» remporte encore un beau succès d'estime, notamment auprès des pays non-alignés, encore éblouis par les paillettes des années Tito.

Dans les pays des Balkans même, les produits de références d'hier ont gardé leur lustre d'antan:  l'électro-ménager Gorenje, slovène, reste un must pour les ménages de la région. Les meilleurs chocolats de luxe sont les Bayadères croates, le leader du lait de la région est encore le croate, Dukat, qui appartient désormais au français Lactalis. Les fruits et légumes macédoniens sont particulièrement recherchés.

«C'est sûr, il y a des échanges inter-régionaux; pourtant le premier investiteur de la région reste l'Allemagne, tempère l'analyste Borut Grgic de l'Institut pour les études stratégiques de Ljubljana. Et ce suivi par l'Autriche, l'Italie et la Grèce. Le marché ex-yougoslave est petit et corrompu. Pas très attractif donc dans un marché global. La Yougosphère n'est qu'un concept séduisant que pour ceux qui préfèrent encore la musique locale à Britney Spears.»

La Yougosphère ne serait donc qu'un avatar de la Yougo-nostalgie, mélancolie du bon vieux temps, un peu stérile? «Non, c'est vrai que nous avons un patrimoine commun, nuance Daliborka Ulijarevic, directrice du Centre d'éducation civique de Podgorica au Monténégro, de musiques, de souvenirs, de blagues, de produits qui nous relient inconsciemment». Ainsi même au Kosovo, peuplés de 90% d'albanophones différents par beaucoup d'aspects du reste de la population slave de la région, on écoute sans états d'âme et avec enthousiasme les chansons de Ceca, star indétrônable de la Yougosphère, et veuve du fameux Arkan, qui mit la région à feux et à sang à la tête de sa milice para-militaire nationaliste.

Les artistes macédoniens, serbes comme croates donnent indifférement des concerts dans toutes les villes de la Yougosphère. La mort de Tose Proeski, jeune idole macédonienne de la chanson, en tournée en Croatie en novembre 2007, a provoqué une onde de choc collective dans toute la région et pas seulement à Skopje. A Ljubljana, très sage capitale du seul pays ex-yougoslave membre de l'UE, spontanément, des fleurs et des bougies avaient été déposées par des fans en larmes. Les séries télévisées comme les films sont regardés par les spectateurs de tous les pays, surtout les nouvelles productions. «Plus belle la vie» balkaniques où les thématiques abordées sont la diaspora, la question des réfugiés, mais aussi les difficultés d'obtention de visa ou encore le marasme économique chronique. Et grâce auxquels finalement les télespectateurs comprennent amèrement que la guerre n'a fait que des perdants. Parallèlement, dans l'ombre, le Conseil de coopération régional accomplit patiemment un travail de fourmis multipliant les séminaires pour que cadres, officiers supérieurs, policiers et dirigeants de toute la région se forment côté à côte. Les Instituts de Météorologie vont ainsi coopérer ensemble pour la première fois depuis 20 ans. L'interdépendance électrique entre les nouveaux Etats, le système des retraites, les réseaux ferroviaires et routiers hérités du Titisme constituent également une structure de facto de la Yougosphère.

En attendant, la Yougosphère a sa page Facebook. «Cela veut dire que l'on a mûri, conclut Daliborka Uljarevic. On peut de nouveau en dépit du passé, tisser des liens, basés sur une histoire commune. L'UE exige de nous une coopération inter-régionale pour pouvoir adhérer. Et c'est en train en se faire tranquillement, naturellement. Il y a encore beaucoup de défis à affronter mais l'existence tangible de la Yougosphère est un signe positif!». En attendant, dès janvier prochain, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine devraient bénéficier de ma libéralisation des visas de l'UE dont la Croatie dispose déjà. Empêtrés dans leurs problèmes respectifs, la Bosnie-Herzégovine où les Accords de Dayton atteignent visiblement leurs limites et le Kosovo, indépendant depuis bientôt deux ans, restent encore sur le banc de touche. A voir, si la Yougosphère résistera à l'ouverture des frontière de l'Union européenne que chacun des ses pays cherche à rejoindre encore et toujours, avant ses voisins.

Gaëlle Pério

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