Il y a quelques semaines de cela, la chaîne Russia Today m’a contacté pour une interview. J’ai beaucoup hésité. M’était-il possible d’aller à l’émission sans devenir à mon insu un porte-parole de Moscou? Devais-je refuser?
RT est l’un des principaux outils de propagande du pouvoir russe. Financée par le Kremlin, la chaîne agit comme la plus farouche supportrice de Vladimir Poutine en refusant poliment, par exemple, de traiter des répressions à l’intérieur de ses frontières. Son dévouement à la propagande est tel que la chaîne est devenue une véritable pépinière pour les propagandes cyniques qui se retrouvent de plus en plus au centre de la politique dans les pays occidentaux (sur son site Internet, RT affirme atteindre 36 millions d’Européens et 8 millions d’Américains chaque semaine). Aussi, lorsque RT m’a appelé pour que je parle de mes recherches, j’ai tout de suite compris sous quel angle elles allaient être abordées.
En tant que politologue, j’ai avancé que la démocratie libérale des pays comme les États-Unis est bien moins stable que ne le pensent la plupart des personnes. Depuis le début du millénaire, nous assistons à une stagnation des niveaux de vie, à une érosion de la confiance dans les institutions publiques et à une montée des ressentiments contre le système politique. Même dans des pays comme la Suède, où la politique était jadis très calme et même, disons-le, plutôt ennuyeuse, le populisme d’extrême droite est en train de prendre rapidement de l’importance. En constatant ces changements au fil des années, j’ai commencé à me poser des questions quelque peu gênantes: serions-nous en train d’entrer dans une vraie période d’instabilité? Les politiques qui estiment que la démocratie est depuis longtemps devenue «la seule option possible» pourraient-ils s’être trompés?
Ma réponse est oui. Comme je l’ai montré à travers plusieurs articles avec mon collègue Roberto Stefan Foa, les comportements de défiance envers la démocratie se sont rapidement accrus durant ces vingt dernières années. Même dans les pays les plus historiquement stables d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, la démocratie pourrait être en train de péricliter.
Je savais donc ce que RT voulait. Regardez à quel point la démocratie est mauvaise, aurait-elle avancé. Elle est méprisée même dans des pays comme les États-Unis et voici un politologue qui vient nous le prouver. Tous mes instincts me disaient de refuser l’invitation. Pour qui souhaite défendre la démocratie et le progressisme en ces temps incertains, la première règle doit être de ne pas se faire l’instrument de ceux qui tentent de nuire à nos institutions.
Puis, j’y ai réfléchi un peu plus. Et si j’utilisais mon passage sur RT pour dire ce que je pense des alternatives autoritaires à la démocratie, en rappelant notamment combien nous avons à perdre aux États-Unis? J’ai envoyé un mail au producteur pour lui dire que j’étais d’accord pour apparaître dans son émission à la condition qu’elle soit diffusée en direct et pas en différé. À ma grande surprise, le producteur accepta. Les dés étaient jetés. Je me suis rendu aux bureaux de RT à New York, sur la Troisième avenue, où j’ai été mis en relation avec un présentateur en direct de Moscou. Il ne me restait plus qu’à ne pas bafouiller.
«C’est exactement ce qui s’est passé en Russie ces dix ou quinze dernières années»
«Pensez-vous donc vraiment que les gens commencent à ne plus croire en la démocratie?», m’a demandé, après une brève introduction, un élégant présentateur à l’accent résolument britannique.
J’ai brièvement exposé le résultat de mes recherches avant de passer à l’offensive. Le danger, ai-je expliqué, est que les nouveaux populismes d’extrême droite pourraient bientôt tenter de s’en prendre aux institutions de nos démocraties libérales. Leur première étape serait de politiser des institutions d’État jadis indépendantes. Le fisc pourrait s’en prendre aux opposants politiques. Les organismes de régulation essaieraient de nuire aux affaires des adversaires politiques du pouvoir en place. «C’est exactement ce qui s’est passé en Russie ces dix ou quinze dernières années, ai-je expliqué. Et le risque est aujourd’hui que des choses similaires commencent à se produire en Europe occidentale et en Amérique du Nord.»
Le présentateur tenta de me couper, mais j’étais résolu à ne pas m’arrêter. Le deuxième danger, ai-je rapidement ajouté, est de voir apparaître des formes de répression plus évidentes. Au final, la liberté d’expression serait restreinte. Les dissidents seraient réprimés. Les médias indépendants seraient réduits au silence. Les détracteurs du gouvernement seraient persécutés. «Une fois encore, ai-je déclaré, c’est exactement ce qui est arrivé en Russie ces dix ou quinze dernières années.»
Et puis j’ai porté l’estocade. Le plus grand danger, ai-je dit, était que la propagande et la désinformation deviennent si envahissantes que la politique ne puisse plus s’occuper de la vérité. Dans un tel monde, on assisterait à un divorce de la politique et de la réalité des faits. «C’est exactement ce qui s’est passé en Russie ces dix ou quinze dernières années, ai-je conclu, et cette chaîne, sur laquelle je vous suis très reconnaissant de m’avoir invité à m’exprimer, est l’un des éléments clés de cette politique.»
Je pus constater, à la réaction hostile du technicien du studio, que j’avais touché un point sensible. Il ne me dit pas un mot en me retirant le microphone, mais son regard fut sans aucune ambigüité. Je jubilai durant une heure ou deux.
Puis je pris conscience du côté dérisoire de ma victoire. Durant quelques courtes minutes, le message était passé à travers les mailles très serrées de la propagande de RT. Mais en lui-même, il n’aurait pas beaucoup de conséquences. La programmation régulière reprit immédiatement. Une minute ou deux seulement après que j’ai été reconduit vers la sortie, le sourire éclatant de l’élégant présentateur était de nouveau à l’écran.
Ma petite opération commando
Ma petite opération commando n’allait pas faire chuter le gouvernement de Poutine. Aussi, existe-t-il un moyen plus efficace de contrer la propagande de RT –ainsi que les efforts occidentaux du même acabit, notamment les mensonges éhontés et les fausses informations qui ont contribué à la victoire de Donald Trump lors de l'élection présidentielle américaine?
Pour commencer, il nous faut prendre conscience de l’ampleur du défi. Nous devons comprendre que ce type de propagande constitue une attaque délibérée (et puissante) contre la démocratie. Stephen Colbert, l’animateur du «Late Show», a fustigé la truthiness, cette volonté des hommes politiques d’affirmer des choses parce qu’elles ont l’air vraies. De même, Harry Frankfurt, philosophe de l’université de Princeton, prétend que la pire menace provient non des hommes politiques qui mentent, mais de ceux qui sont indifférents à la vérité –ceux qui, pour reprendre ses mots, se contentent de «dire des conneries».
Ces deux concepts sont utiles, mais aucun ne parvient à englober la véritable portée des nouvelles guerres de propagande. Poutine n’est pas indifférent à la vérité, et il ne se plaît pas à dire des choses uniquement parce qu’elles semblent vraies. En réalité, il a sciemment inondé le système politique d’une si grande quantité de mensonges, de «conneries» et de tromperies incessantes qu’il est devenu impossible de faire de la politique sur la base de la vérité. Arrivé à un certain point, les mensonges sont si nombreux qu’ils corrompent tout le système, et les faits acceptés par la majorité sont si rares que même les personnes les mieux informées en matière de politique ne peuvent plus aller au fond des choses. En conséquence, la politique devient une compétition entre réalités concurrentes, notamment une qui ne vous laisse d’autre choix que de croire ce que votre équipe met sur pied.
Les choses n’en sont pas encore arrivées là aux États-Unis. La célébrité de Trump lui a, depuis longtemps, donné la possibilité de parler (et de mentir) directement au peuple américain. Mais sans contrôle sur les institutions fédérales, il n’était pas en mesure de créer une réalité alternative aussi importante que celle que Poutine a conçue en Russie. Aussi, nous ne pouvons savoir jusqu’où Trump sera prêt à aller pour répandre de fausses informations. Nous sommes sans doute sur le point de le découvrir… les signes ne sont d’ailleurs pas très encourageants.
La vérité fait peur à Trump et il serait difficile de remettre en cause sa capacité à mentir et à manipuler les faits. Lorsqu’il aura pris le contrôle des institutions publiques, il y a fort à parier qu’il sera beaucoup plus difficile de débusquer les mensonges, les esquives, voire les théories complotistes que lui et ses proches tenteront de propager.
Mettre fin à la fausse neutralité
Que pouvons-nous donc faire? Premièrement, l’union fait la force. Il est très peu probable que je sois de nouveau invité sur RT dans un avenir proche. Mais si d’autres critiques de Poutine participent à cet effort consistant à saper son message, d’autres failles pourraient se faire jour. Comme je l’ai moi-même expérimenté, il est incroyablement facile, pour n’importe quel invité, de retourner la situation face aux propagandistes, ne serait-ce que pour un court moment. Et s’il est possible de le faire avec RT, il est sans doute également possible d’atteindre les médias qui diffusent la propagande en Occident. Dans ce but, Slate.com vient par exemple de lancer This Is Fake, une extension de moteur de recherche qui permet aux lecteurs de trouver et de signaler les fausses informations circulant sur Facebook.
Ensuite, sans devoir nécessairement perdre notre temps à réfuter toutes les théories conspirationnistes, aussi saugrenues soient-elles, qui se font jour, il nous faut être des partisans indéfectibles d’une politique fondée sur la vérité. L’un des moyens d’y parvenir est de mettre un terme à la fausse neutralité qui prévaut depuis longtemps dans les médias américains. Quand deux partis politiques raisonnables avancent des arguments divergents mais raisonnables pour défendre des politiques divergentes mais raisonnables, il est logique de traiter leurs points de vue avec le même respect. Mais lorsque les politiques commencent à inventer des arguments à l’envi, sans se soucier de produire des preuves ou même de rendre leurs mensonges cohérents, les traiter comme les autres est contraire à la défense d’une politique fondée sur la vérité. Les grands journaux doivent prendre garde à ne pas devenir des partisans politiques… mais ils n’auraient plus aucune utilité s’ils cessaient d’être les fiers défenseurs de la vérité.
Troisièmement, nous devons reconnaître que les arrangements journaliers avec la vérité ont pour principal objectif de cacher l’importance de dissimulations et mensonges plus dangereux. Aussi, même s’il est primordial de dénoncer tous les mensonges, nous devons également nous attacher à rapporter les érosions des normes démocratiques fondamentales, notamment lorsqu’elles se produisent dans le plus grand secret ou quand le gouvernement cherche à nous tromper ouvertement. Si le gouvernement se met à suivre le chemin que j’ai décrit sur RT, en contrôlant ses adversaires, en utilisant les services de l’État pour malmener ses détracteurs ou en copiant les autres techniques de Poutine, il nous faudra documenter chacune de ces actions. Nous sommes actuellement, avec plusieurs collègues, en train de mettre sur pied une base de données qui permettra de collecter ce genre de violations par l'administration Trump.
Enfin, rien n’est plus efficace que les rassemblements citoyens pour afficher son opposition à la propagande organisée. Les chaînes de télévision peuvent minimiser le nombre de manifestants et les dirigeants à tendance autoritaire peuvent les qualifier de criminels ou de communistes, mais lorsqu’une grande partie de la population sort manifester, aucune manipulation ne peut dissimuler la colère du peuple. Lorsqu’ils investissent les rues par centaines de milliers, les citoyens sont plus que jamais capables de résister au plus doué des propagandistes.