Le 1er décembre dernier, cinq hommes armés, cagoulés, gantés, armés de fusils d’assaut, d’un fusil à pompe et d’une arme de calibre 12, attaquaient une mine d’or dans une commune française, celle du Grand Santi en Guyane. Quelques coups de feu ont été essuyés par les employés sans qu'aucune mort ait été à déplorer, mais les criminels ont fui, et c'est chose courante. Cette même année 2016, près de 140 sites d’orpaillage illégal ont été repérés, ainsi que de très nombreux puits de mine. Parfois, la jungle dissimule à la vue de véritables villages, qui sont ravitaillés par bateaux, par hélicoptères ou même par quads. Mais les arrestations sont rares, car dès qu’ils se savent repérés, les orpailleurs s’évanouissent dans la nature.
Car si l’on vous dit «zone de non droit», «forces de l’ordre dépassées», «violence en bandes organisées», «trafics de produits illégaux», «autorité de la république française foulée aux pieds», il y a fort à parier que ça n’est certainement pas l’image de la Guyane française qui vous viendra en premier à l’esprit.
Pourtant, depuis la dernière décennie du XXe siècle, ce territoire français immense est le théâtre d’un trafic d’un genre un peu spécial, l’orpaillage illégal, qui voit des milliers de personnes, souvent issus du Suriname ou du Brésil voisins, prospecter de l’or en dehors de tout cadre légal. Cette activité – qui est au cœur de la nouvelle série de Canal+, Guyane, diffusée à partir de ce lundi 23 janvier–, s’accompagne de nombreux dangers pour les populations locales auxquels les autorités françaises semblent incapables ou peu désireuses de vraiment s’attaquer, comme le montre un livre d’Axel May, Guyane Française, l’or de la Honte, paru en 2007.
C’est en 1992 qu’un site ancien d’extraction d’or est redécouvert en Guyane, ce qui donne lieu à une ruée vers l’or des plus institutionnelles: des grandes compagnies minières étrangères, déjà présentes en Amérique latine, se portent acquéreur des mines, mais la main d’œuvre étant considérée comme trop chère, elles n’exploitent pas les sites, qui sont confiés à de petites compagnies locales.
Une partie de ces dernières ne se prive pas pour employer des travailleurs clandestins. Avec une frontière de plus de 650 kilomètres avec le Brésil, en pleine forêt amazonienne, c’est peu de dire que les illégaux pullulent en Guyane. On estimait ainsi au tournant de l’an 2000 que sur les 150.000 habitants de la Guyane, 30.000 étaient des clandestins.
Des conditions de travail abominables
Le terme même d’orpaillage, comme son nom l’indique, désigne la technique ancienne qui consistait à extraire de l’or des boues et terres qui en contiennent, que l’on déposait sur de la paille avant d’arroser le tout avec de l’eau; l’or, plus lourd, se déposait alors sur la paille et l’on n’avait plus qu’à le ramasser. La technique s’est naturellement raffinée depuis et l’on utilise des lances à eaux et des tapis synthétiques pour récupérer le métal précieux. Surtout, on fait usage de mercure, un produit hautement toxique s’il est ingéré –et qui est théoriquement interdit à cet usage depuis 2006. Fort heureusement, si l’on peut dire, les opérateurs miniers légaux ne peuvent extraire de l’or qu’en utilisant des bassins en circuit fermé. Si le sol autour de l’exploitation est souvent anormalement chargé en mercure, au moins, l’eau contaminée n’est-elle pas, en théorie, rejetée dans les fleuves.
Tel n’est pas le cas des exploitations illégales qui, hélas, pullulent et travaillent en dehors de tout cadre, tant dans le domaine des conditions de travail que des conditions sanitaires et techniques. Tout vient à l’origine, comme le montre l’excellent et effrayant documentaire de Philipe Lafaix, La Loi de la jungle, sorti en 2002 mais qui n’a hélas pas pris une ride, du choix de confier l’exploitation à des compagnies locales. Certaines décident d’employer des clandestins pour les payer moins cher, voire oublier de les payer. Ces derniers décident donc de se mettre à leur compte et à extraire du minerai qu’elles revendent par leurs propres moyens. La canopée, très épaisse, permet à ces travailleurs clandestins d’opérer sans être repérés depuis le ciel. Quant à imaginer rejoindre leurs exploitations sans être vu des chercheurs d’or, peine perdue pour les gendarmes: elles sont généralement dans des lieux isolés et les chantiers sont très mobiles.
Le far-west en pleine Amazonie
Pas assez mobiles toutefois pour d’autres orpailleurs, légaux ou pas, dont un certain nombre sont installés sur l’autre rive du Maroni, dans le Suriname voisin, un État indépendant et qui vit dans une pauvreté extrême. En trois minutes, les trafiquants en tous genre peuvent traverser le fleuve qui ne constitue pas même à leurs yeux une frontière valide, tant les populations de même ethnie peuvent vivre de part et d’autre de ses rives, comme les Bushinengues ou Noir Marrons, descendants d’esclaves évadés. La contrebande était déjà courante, mais avec l’orpaillage illégal arrivent d’autres maux bien plus préoccupants, au premier rang desquels un déchaînement de violence.
Car le sud de la Guyane et la zone frontière avec le Suriname se transforment en véritable far-west où les règlements de compte sont monnaie courante. De petites bandes de tueurs font régner la terreur. Des orpailleurs sont tués, pour certains détenus et torturés durant des semaines sans d’autre but manifeste que de les rendre à la liberté pour qu’ils fassent peur aux autres. Mais les profits sont trop grands et le trafic est bien ordonné. Il se poursuit et s’étend. L’argent, le matériel et les hommes peuvent circuler sans contrôle, notamment en pirogues. Chez les mieux organisés, l’or extrait est transporté en hélicoptère pour éviter les embuscades. Dans le documentaire de Philippe Lafaix, on évoque une augmentation de 80% du nombre de blessures par balles traitées par le SAMU – pour ne parler que de ceux qui se font soigner dans le cadre hospitalier. Les morts s’empilent, au point que le Brésil en vient à affréter des avions pour rapatrier les corps de ses ressortissants!
L’immobilisme des autorités françaises
Comment les autorités françaises gèrent-elles cette situation catastrophique? Assez mal, il faut le dire. Par manque de moyens? Par volonté délibérée de fermer les yeux? Par complicité? Les Guyanais ont chacun leur explication, et comme eux, nombre d’observateurs et de connaisseurs de la situation considèrent que ces hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives. Avec une superficie de presque 84.000 km2, dont 98% sont recouverts par une épaisse forêt tropicale et un territoire littéralement quadrillé par les nombreux cours d’eau, la Guyane est par essence un territoire difficile à contrôler pour la gendarmerie, qui ne comptait que 574 gendarmes permanents, 200 réservistes et 420 gendarmes mobiles fin 2016. Des effectifs qui ne permettent pas de contrôler un territoire aussi vaste et d’une telle nature. Avant de quitter la place Beauvau pour Matignon, Bernard Caseneuve a promis des renforts, 165 policiers et gendarmes, un effort certes louable, mais peut-il suffire?
Dans de très nombreuses parties de la Guyane, notamment autour de Dorlin et de Maripasoula, la violence est endémique, même si elle a beaucoup diminué depuis le déclenchement en 2008 de l’opération Harpie. C’est dans le cadre de cette opération que gendarmes et militaires présents en Guyane ont lancé des raids réguliers contre les sites d’orpaillages, procédant à de nombreuses arrestations et détruisant systématiquement le matériel trouvé. En juin 2012, des gendarmes et des militaires du 9e RIMa participaient ainsi à une opération menée contre un site d’orpaillage clandestin à proximité de Dorlin, véritable plaque tournante de l’orpaillage clandestin en Guyane. L’un des hélicoptères de la gendarmerie essuie des coups de feu des orpailleurs et militaires et gendarmes sont déposés dans une clairière pour gagner le site à pied. Ils tombent dans une embuscade: deux militaires sont tués, deux gendarmes blessés. Après une chasse à l’homme mobilisant plus de 100 hommes dont une vingtaine d’hommes du GIGN, trois suspects seront finalement arrêtés.
Des risques sanitaires énormes
Mais plus encore que des fusils d’assaut des orpailleurs clandestins, c’est peut-être la nature et les eaux des fleuves qui constituent la plus grande menace pour la population de la Guyane. Pas toute la population, ce qui explique peut-être le fait que la menace sanitaire qui pèse ne soit, selon de très nombreux spécialistes, pas du tout prise en compte à la hauteur du danger qu’elle représente. Car l’or en Guyane est diffus et il faut donc retourner des quantités énormes de terre, à proximité des rivières ou dans leur lit, pour trouver le métal précieux. La déforestation est énorme, anarchique. Ces saignées ont déjà des effets désastreux sur l’écosystème, à quoi vient se rajouter l’utilisation massive du mercure, qui est utilisé pour amalgamer l’or. On estime que pour extraire 100 kilos d’or, une quantité équivalente de mercure est utilisée et ce mercure est rejeté dans les cours d’eau et ingéré par les poissons.
Or les poissons sont à la base de l’alimentation des populations indigènes qui vivent le long du Maroni, par exemple. Le spectre de la maladie de Minamata plane.
À partir de 1932, une ancienne usine pétrochimique installée à Minamata, au Japon, commence utilise du mercure comme catalyseur et le rejette dans la mer. Vingt ans plus tard apparaissent les premiers symptômes de ce que l’on va appeler la maladie de Minamata. Pertes de motricité des enfants, déformations des fœtus, nombreux décès (plus de 900). Pour ajouter au caractère apocalyptique de ce mal dont personne n’arrive à identifier la cause, les chats du port deviennent fous et se jettent dans la mer pour s’y noyer. En 1959, le mercure est tenu pour responsable. Ingéré par les poissons, source principale d’alimentation des habitants (et des chats!), il provoque des troubles gravissimes, attaquant le foie ou les reins.
En Guyane, il s’attaque également aux muscles, quand la re-sédimentation entraîne une production de methylmercure, encore plus toxique. Si l’emploi de mercure par les exploitants des mines, même illégales, est en diminution, le sol de Guyane a des concentrations naturelles en mercure très supérieures à la métropole (huit fois plus). L’orpaillage illégale retourne la terre et libère ainsi du mercure, qui est désormais présent en grande quantité dans les sédiments du barrage de Petit-Saut. Ce dernier a en effet été construit en engloutissant des kilomètres carrés de forêt primitive dont le pourrissement favorise la formation de métylmercure. L’État français porte donc lui aussi une part de responsabilité dans ce désastre écologique majeur. Selon une enquête de l’OMS, les enfants des Indiens Wayana du Haut-Maroni seraient déjà contaminés au-delà des normes tenues pour maximales.
Que faire? La situation sanitaire continue aujourd’hui de se dégrader; le mercure, pourtant interdit d’utilisation depuis 2006 dans l’orpaillage, continue de l’être par les orpailleurs illégaux; la déforestation a libéré des quantités de mercure qui se sont rajoutés à ceux déjà déversés ; le barrage du Petit-Saut ressemble de plus en plus à une bombe à retardement ; et la violence ne cesse pas. Faudra-t-il, pour que l’État français intervienne, que la menace commence à peser sur les centres urbains du littoral, Kourou, Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni? C’est à craindre. Mais ne sera-t-il pas déjà trop tard?