Et si, pour une fois, nous évoquions la grippe A sans parler de santé... Après tout, je n'ai aucune expertise médicale; je néglige souvent les rendez-vous chez mon généraliste. C'est justement le problème. Je suis, comme des millions de mes concitoyens, suspendu aux lèvres d'épidémiologistes bardés de diplômes et de spécialistes jargonneux. Selon un sondage CSA paru début novembre, à peine 21% des Français envisagent de se faire vacciner. Et si Internet portait sa part de responsabilité? Jeudi matin, sur les ondes de France Inter, Nicolas Demorand et sa journaliste santé Hélène Cardin s'interrogeaient sur « le pouvoir du web, qui fédère des ligues anti-vaccin », en estimant qu'il faudrait y réfléchir « quand on aura du temps ». La semaine dernier, Lexpress.fr s'est risqué à expliquer «comment la peur du vaccin anti-grippe A contamine la Toile», en s'aventurant dans la matrice web des conspirationnistes de tous poils. Les réactions offusquées n'ont pas tardé à pleuvoir. Le soir même, on pouvait lire ce genre de commentaires frondeurs (les fautes sont d'origine):
«Inoui cet article, reactionnaire, ces gens sur le net sont informés des medecin DR Girard toxicologue, etc, franchemet ce qui n'est pas serieus c'est defendre l'indefendable comme vous le faites, bachelot est en collusion avec les labos donc pas un critére de vérité ni d'independance,les medecins connaissent les effets secondaires parfois gravissimes,alors pitié les medias,votre propagande infantile commence a devenir caricaturale,ce n'est pas du journalisme de desinformer les gens comme vous le faites!!»
Dans un climat de suspicion généralisée qui rappelle l'après-11 septembre, les multirécidivistes de la perplexité en «profitent» pour occuper l'espace public. Dans un récent article de Slate US, Christopher Beam relevait avec surprise le consensus conjoncturel entre l'extrême gauche et l'extrême droite américaine sur la question du vaccin.
Peur d'un biopouvoir
Au coeur ce maelström idéologique, la technique est toujours la même. Les «agrégateurs du mécontentement» (il faut bien leur trouver un nom) recyclent les avis de tous bords dans un compost composite. Vidéos tronquées, clips de metal pamphlétaire, interviews lumineuses de collaborateurs du Réseau Voltaire, on retrouve en quelques clics le vade-mecum du parfait serial-sceptique. Mais la réalité est plus complexe, plus poreuse, plus hétérogène. Elle va plus loin que les étiquettes d'éco-luddite ou de mondialiste new age que s'apposent les ardents défenseurs de la théorie du complot.
A l'horizon, se profile la peur d'un biopouvoir dicté par le principe de précaution. Cette angoisse-là prend forme dans la double accusation portée contre les instances étatiques et sanitaires. Taxées d'alarmisme, elles sont aussi accusées de cacher l'effroyable vérité qui se cache derrière la souche du virus, tapie dans l'obscurité des officines - gouvernementales. Dès l'été, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) avait flairé le coup de grisou, et l'évoquait dans une circulaire interne d'une trentaine de pages:
«Une importante considération sous-estimée pour le moment est l'acceptation sociale d'un vaccin recombinant qui est le produit de la biotechnologie. Certains pays pourraient avoir des requêtes supplémentaires concernant ces vaccins [...] Les décisions pourraient être compliquées par le fait que les vaccins grippaux recourent à la biotechnologie, qui pourrait ou non être assimilée - populairement et légalement - à de la manipulation génétique.»
En revanche, le postulat autour duquel ils articulaient à l'époque leur mise en garde ne relève pas vraiment de la même perspicacité:
«Il est logique que dans une situation de pandémie sévère, la grande majorité de la population opte pour la vaccination en restant préoccupée par ses possibles conséquences, pour la simple raison que la peur d'une maladie grave ou de la mort est plus prégnante que les considérations sur le vaccin.»
Les éminences grises de l'institution genevoise ont-elle sous-estimé la réticence du grand public? En géopolitique, on dirait que les rédacteurs de ce scénario trop bien huilé se sont laissés enfermer dans la peur de la peur. En d'autres termes, «mieux vaut subir les effets secondaires d'un vaccin que de risquer sa vie en le refusant».
Dans les années 80, voire 90, cette présomption était probablement vraie. Mais Internet a fait émerger un écosystème mutant, où «l'Université de Google» - comme se plaît à l'appeler Jenny McCarthy, la playmate pourfendeuse numéro un des vaccins outre-Atlantique - est le nouveau Dictionnaire Vidal des générations connectées. Savez-vous par exemple que les moins de 30 ans sont ceux qui ont le plus peur de la grippe A? Selon un autre sondage CSA commandé par Le Parisien/Aujourd'hui en France en septembre, 74% des jeunes seraient inquiets, contre 84% des 30 - 49 ans et 80% des 50 ans et plus.
Pas sûr pour autant que le phénomène soit générationnel. Dans un récent baromètre paneuropéen sur les principaux débats de santé, on apprend que les Français ont de plus en plus recours à Internet «pour obtenir et échanger des informations sur les sujets de santé», puisque leur proportion a grimpé de 24 à 29% entre 2006 et 2009. S'il reconnaît l'essor des sites généralistes tels que Doctissimo, le rapport vient pondérer dans sa conclusion les analyses technolâtres: «Pour ce qui est des nouvelles technologies, leur recours apparaît pour les patients comme un complément d'information, mais ne se substitue pas, à ce stade, à la relation de confiance médecin-malade particulièrement forte en France». Problème, dans le cas de la grippe A, les termes de l'équation ont été modifiés. Il s'agit davantage d'un rapport Etat-citoyen, bien plus tortueux - et plein d'intermédiaires - que le chemin jusqu'au cabinet de votre généraliste.
En novembre, le magazine américain Wired titre sur la PEUR majuscule, en se penchant sur les mouvements anti-vaccins aux Etats-Unis. Sur 11 pages, la journaliste Amy Wallace dresse un réquisitoire en faveur de la piqûre - elle l'associe au progrès, et ne s'en cache pas. Le mensuel préféré des geeks à fort pouvoir d'achat serait-il inféodé à des lobbys pharmaceutiques, qui paient grassement sa rédaction pour des publi-reportages sur les bienfaits de la vaccination? On en rirait volontiers si l'argument n'avait pas été touché du doigt dans les centaines de courriers qu'à reçu la journaliste après parution de l'article. Sur son fil Twitter, elle cite quelques morceaux choisis des lettres courroucées qui lui ont été adressées. «Anti-américaine», «communiste», « donneuse de leçons new-yorkaise », tout y passe, même des insanités à base de «poisson mort». Et vous savez ce qu'il y a de plus étonnant dans son reportage de plus de 15 feuillets? Il n'y est même pas question de grippe A. A aucun moment le sigle barbare H1N1 ne vient cristalliser le rejet. Parce qu'au-delà de la conjoncture, les poussées de fièvre contre cette vaccination dessinent une nouvelle cartographie de la société civile.
Primo, on ne croit plus les experts. Pire, on les moque. A l'heure du web 2.0, les citoyens les plus circonspects trouvent dans les réseaux l'unicité de leur voix. Internet les structure, leur donne une crédibilité, renforcée par l'appétit des médias pour le «débat public». Ajoutons à cela que, dans le cas français, les médecins eux-mêmes - pour des raisons parfois pas scientifiques - participent aussi à dénigrer la vaccination. Dans l'anonymat de la foule, il n'y a plus de titre médical, pas plus que de crédibilité, et la Toile se contente d'afficher la multiplicité des points de vue. Vertical il y a encore une décennie, l'espace public est de plus en plus horizontal. Le pouvoir de recommandation des proches a remplacé la structuration de l'expertise; la combinaison des deux prend du temps. Bernard Dugué fait une tentative. Omnipenseur (Philosophe? Scientifique? Ecrivain? Internaute?), il publie aujourd'hui «H1N1, la pandémie de la peur», après avoir posté des dizaines de billets sur Agoravox entre mai et septembre 2009. «Au vu des frilosités médiatiques régnantes, je ne vois pas quel journal aurait pu accepter cette série d'articles critiques rédigés depuis l'apparition de cette pandémie», écrit-il sur le site communautaire. En s'éloignant des canaux traditionnels, il incarne dans une certaine mesure cette pensée épidermique, sur le tas, qui vient tailler des croupières aux ayatollahs du travail universitaire
L'autre point important, c'est que nos sociétés modernes manient à leur convenance la rhétorique du risque. Comme le rappelle le docteur Paul Offit dans les colonnes de Wired, « le choix de ne pas se faire vacciner ne veut pas dire qu'on ne prend pas de risque, mais qu'on prend un risque différent», qu'on place le curseur où bon nous semble. Et si le rouage-clé était là? Et si nos esprits cannibalisés par Google étaient devenus des espèces d'agrégateurs qui nous poussaient à corréler des choses qui n'ont pas d'incidence entre elles, à agglutiner antécédents et causes sous une bannière commune?
Au risque de paraître dilettante, on conclura sur quelques mots de Benny Hill, empreints d'un bon sens salvateur. A leur manière, ils rappellent l'absurdité de la corrélation hâtive quand on veut calculer le risque, justement : «Le risque qu'il y ait une bombe dans un avion est de un sur un million. Le risque qu'il y ait deux bombes dans un avion est de un sur cent milliards. La prochaine fois que vous prendrez l'avion, diminuez les risques, emmenez votre bombe!»
Olivier Tesquet
Image de Une : Flickr/Another Ashia