Je sais, je sais, c'est un crime inqualifiable que d'écouter cette musique de la sorte, une atteinte à la dignité humaine, un affront jeté à la face des amoureux de La Flûte enchantée et autres mirifiques opéras, un crachat adressé à tous ceux qui s'évanouissent de plaisir quand ils entendent au loin le doux son d'un piano égrenant ses notes parmi le chuchotis de violons maniés avec une délicatesse infinie.
C'est que j'avoue ici ma totale ignorance de la grande musique. Totale.
Je ne sais rien de la vie des compositeurs les plus illustres, je n'entends rien à la différence entre musique baroque et musique de chambre, je serais tout à fait capable de confondre une sonate de Mozart avec un concerto pour violon signé de mon voisin, j'ai l'oreille si peu développée qu'entre le son d'un tambour et celui d'une contrebasse je n’opère aucune différence, je n'ai jamais joué d'un instrument si ce n'est d'une pauvre flûte qu'un scabreux professeur de musique nous obligeait à tutoyer une fois par semaine.
De disque classique, je n'en ai jamais acheté et la seule fois où je me suis rendu à un concert, c'était pour paraître intelligent auprès d'une dame que je courtisais alors et qui s'aperçut très vite de ma supercherie quand je fus incapable de différencier Schubert de Schumann.
A la maison, pendant mes jeunes années, nous n'écoutions jamais de musique si hautement distinguée ou alors elle était couverte par les hurlements de ma mère quand elle s'apercevait que son schnorrer de mari avait encore passé la journée au club d'échecs au lieu de contacter ses fantomatiques clients.
Pendant mon enfance, la seule symphonie pour laquelle je me passionnais fut celle des chevauchées fantastiques de Dominique Rocheteau lorsqu'il donnait le tournis aux défenses adverses.
Lors de mon adolescence, mes escapades musicales ne dépassèrent jamais les frontières de l'Angleterre et ces groupes de Manchester aux sonorités bien éloignées des canons de la musique classique.
Rendu à l'âge adulte, je n'entrepris rien pour rattraper mon coupable retard, je demeurais sourd à ces envolées lyriques censées élever l'âme, je m’obstinais dans mon ignorance crasse; parfois pris d'un soudain élan, plein de mauvaise conscience, je me forçais à écouter en boucle les Variations Goldberg sans que mon profond ennui ne varie d'un seul pouce. J'en arrivais à penser que j’achèverais ma vie sans jamais avoir ressenti une quelconque palpitation devant des notes arrachées à un violon autre que celui de l'orchestre de Maurice Zeitoun et associés, spécialement affrété pour la bar-mitzvah d'un lointain cousin.
Et puis un jour, modernité oblige, un site de streaming croisa ma route...
Depuis je carbure à Beethoven en continu, je m'enivre de Mozart à rendre Morrissey jaloux, je mange à tous les concertos, j'écoute même des arias d'opéra sans avoir envie d'étrangler la terre entière, ô crime je passe en boucle les meilleurs morceaux de compositeurs dont j'ignorais jusqu'ici l'existence même, le son doit être atroce, je m'en fous, je n'ai toujours pas l'oreille musicale, je galope de siècle en siècle, parfois à l'écoute d'une sonate, je me dis dieu que c'est beau, ma femme ne me reconnaît plus, je sens dans son regard un étonnement, un ébahissement et comme une vague inquiétude: elle sent que je pourrais la quitter pour la première Callas venue.
En l'espace de quelques semaines, je suis devenu le chef d'orchestre de ma propre vie.
Il était temps.
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