Pour boucler son tour du monde en solitaire en 49 jours et trois heures, Thomas Coville n’a pas ménagé son multicoque Sodebo Ultim’, maxi-trimaran de 31 mètres de long et de 21 mètres de large devenu un véritable bolide des océans capable de pulvériser de huit jours le précédent record de Francis Joyon. Dans cet exercice extrême, le marin a dû repousser à la fois sa peur, sa fatigue et les limites techniques de son embarcation dernier cri pour réussir à dompter un bateau hybride et complexe, prototype protéiforme composé notamment des anciens éléments de Geronimo, autre maxi-trimaran né en 2001 sous le patronage d’Olivier de Kersauson, et des appendices de USA17, vainqueur de la Coupe America en 2010 sous les couleurs d’Oracle (les appendices sont, entre autres, les foils, la dérive et les safrans de flotteurs).
Parti de Brest le 6 novembre au moment même où les 29 concurrents du Vendée Globe s’élançaient depuis les Sables-d’Olonne, Thomas Coville a donc coupé la ligne d’arrivée au large d’Ouessant alors qu’Armel Le Cléac’h, en tête de l’autre tour du monde des monocoques, venait de franchir le Cap Horn 48 heures plus tôt et qu’il lui restait quelque 6.500 milles à parcourir pour rallier les côtes françaises en remontant l’Atlantique. Mais là aussi, la course est en train de surprendre en raison de son extrême rapidité puisque Le Cléac’h, sur Banque Populaire, avait au pied de l’Amérique du Sud une avance de plus de cinq jours sur le temps de passage du record de François Gabart, vainqueur du Vendée Globe en janvier 2013 en 78 jours, soit déjà six de moins que les 84 jours de Michel Desjoyeaux quatre ans plus tôt. Sur les talons de Le Cléac’h, le Britannique Alex Thomson est passé au large du Cap Horn avec un retard de 47 heures sur son rival breton, en étant, lui aussi, bien plus véloce que François Gabart.
Ces deux bateaux, neufs et performants, sont tous les deux des IMOCA de dernière génération équipés de foils, ces sortes d’ailes redressées ou de moustaches placées de part et d’autre de la coque qui permettent d’obtenir une plus grande vitesse de déplacement. C’est une grande première dans l’histoire du Vendée Globe: sept des 29 monocoques au départ étaient munis de foils. Et s’il y avait de nombreuses interrogations à leur sujet à la veille du départ de la course, il est désormais établi que ces technologies nouvelles ont été, pour le moment, terriblement efficaces alors que leur fiabilité dans des conditions de course aussi extrêmes que le Vendée Globe suscitaient quelques interrogations.
Aux Sables-d’Olonne, mi-octobre, Vincent Riou, l’un des favoris de la course, qui avait fait le choix de ne pas courir avec un bateau armé de foils, faisait ainsi encore état de ses doutes en estimant que, selon lui, «tous les bateaux de pointe, avec ou sans foils, partaient sur un pied d’égalité». Mais il anticipait également l’avenir d’une course qui, de toute façon, «autorisera de plus en plus d’appendices sur les monocoques pour aller de plus en plus vite». Morgan Lagravière, parti avec des foils sur Safran, ne savait pas trop à quoi s’attendre non plus: «Peut-être constatera-t-on qu’il n’est pas possible de gagner un Vendée Globe sans des foils ou peut-être arrivera-t-on à la conclusion rigoureusement inverse. C’est l’inconnu.»
Perte d'âme?
Maintenant, tout le monde sait: le pari technologique a fonctionné.
Il est même vraisemblable que le prochain Vendée Globe, en 2020, sera dominé par l’omniprésence de foils dont on peut d’ores et déjà dire qu’ils ont été définitivement validés par cette édition qui consacre leur domination à train d’enfer. Les quatre premiers au terme du week-end de Noël –Armel Le Cléac’h, Alex Thomson, Jérémie Beyou et Jean-Pierre Dick– en disposaient tous, trois d’entre eux, à l’exception de Beyou, naviguant sur un bateau «neuf» par rapport à la précédente édition. Deux des trois autres bateaux nantis de foils ont abandonné, dont Sébastien Josse, à cause justement d'une avarie majeure sur le foil bâbord d'Edmond de Rothschild suite à un enfournement, le Néerlandais Pieter Heerema, 17e, s’offrant de son côté un rêve en concourant lors de ce Vendée Globe sans trop tirer sur les «moustaches» de son bateau.
Mais dans cette course à la technicité de plus en plus fine et pointue, le Vendée Globe n’a-t-il pas fini par perdre un peu de son âme en gommant une part de l’esprit d’aventure au profit de la performance pure et dure? A l’heure où les navigateurs sont en mesure de se filmer au milieu des mers depuis le mât de leur embarcation avant de faire basculer ces images sur les réseaux sociaux dans une presque immédiateté, une telle course garde-t-elle encore sa part de mystère dans ce dévoilement technologique ininterrompu?
«La course a gagné et perdu des choses, estime Morgan Lagravière, qui a fini par abandonner fin novembre. Mais d’une édition à une autre, il est impossible de garder la même vision du monde ou le même point de vue. La technologie permet d’aller plus vite, mais elle a aussi ses inconvénients car les bruits qui en résultent à cause du rythme élevé sont plus nombreux, notamment au niveau des foils, qui en créent d’autres comparativement à des bateaux plus classiques. Pour cette course, j’ai eu la chance de bénéficier de l’un des navires les plus performants de la flotte avec Safran, mais, croyez-moi, il n’est pas confortable pour autant –en tout cas, il l’est bien moins que l’ancien Safran du dernier Vendée Globe que je connais bien, et qui court lors de ce Vendée Globe sous les couleurs du groupe Quéguiner avec Yann Eliès.»
Jérémie Beyou est lui formel:
«Il ne faut pas faire croire aux gens qu’il y aurait moins de risques par rapport aux premières éditions du Vendée Globe en raison de cette technicité de plus en plus aigüe, c’est peut-être même le contraire. Auparavant, avec des routeurs, la course était plus pilotée, plus téléguidée qu’aujourd’hui. Désormais, les risques sont plus grands car les bateaux sont beaucoup plus rapides. Un Vendée Globe, c’est comme si vous traversiez Paris de nuit à 70km/h tous feux éteints.»
La mer est une piste cabossée
En effet, sur la piste cabossée qu’est la mer, le bateau tape en permanence à la surface de l’eau au cours des périodes d’accélération et de décélération rendues très fortes grâce aux foils, avec des charges puissantes sur toute la structure du bateau, qui est aussi sollicitée que l’homme qui la dirige.
«C’est vrai, ce sont des bateaux magiques, mais à quel prix économique et technologique et pour quel niveau de formation pour les utiliser, reconnaît Vincent Riou. Il n’y a pas que les foils, parce qu’il faut aussi considérer les pilotes automatiques actuels, qui sont incroyables de complexité, avec des centrales inertielles de sous-marin ou d’avion pour remplacer les compas électroniques dont nous disposions auparavant. C’est hyper compliqué à maîtriser comparativement aux outils proposés naguère, mais moi, je trouve que c’est une chance de voyager avec des bateaux qui sont, en quelque sorte, des aberrations à rebours de la simplicité que devrait exiger une course en solitaire autour du monde.»
Chaque navigateur essaie d’exploiter à 100% la technologie mise à sa disposition, même s’il faudrait des années et des années d’études pour avoir cette capacité d’utilisation de tous les outils en totale maîtrise. «La technologie change la course d’un Vendée Globe à l’autre, constate Jean-Pierre Dick, qui en est à son quatrième tour de monde. À chaque fois, de nouveaux logiciels, de nouveaux algorithmes mathématiques pour la météorologie. C’est une réadaptation intellectuelle ininterrompue et nécessaire.»
Ces algorithmes mathématiques de la météo s’enrichissent par exemple au fil du temps si bien que les modèles de prévision progressent d’année en année. Aujourd’hui, les prévisions sont précises pour tout le monde afin de déterminer les meilleures routes. Le choix de la trajectoire est donc devenu moins important et la performance du marin s’en trouve déplacée –il n’est plus nécessaire d’être un expert ou un stratège météorologue.
«Attention de ne pas basculer dans le “too much”, sinon des entreprises désireuses de sponsoriser des marins du Vendée Globe ne suivraient plus, prévient néanmoins Jérémie Beyou. Tout le monde n’a pas les moyens de construire un bateau neuf. Il est important d’être avant-gardiste tout en mettant des barrières. Il n’est pas possible d’empêcher les gens de dépenser des gros budgets, mais il ne faut pas que la différence des performances soit trop démesurée.» Armel Le Cléac’h, venu de la course du Figaro et donc de la voile monotype (bateaux à construction identique), se réjouissait, lui, de cette approche toujours plus high-tech voilà deux mois. «Ah, ceux qui ont des foils vous disent que les leurs font du bruit, souriait-il. Eh bien, moi, je peux vous dire que ce n’est pas le cas des miens.» Comme s’il avait déjà résolu un problème avant tous les autres et bénéficiait déjà d’une sorte d’avance sur ses adversaires…