Boire & manger

Ne vous laissez pas avoir par les cures de jus de fruits

Temps de lecture : 11 min

Les cures de jus n'ont rien de sain ni de vertueux et entretiennent de dangereuses liaisons avec les troubles du comportement alimentaire.

Fruit juices all in a row | Catherine Sharman via Flickr CC License by
Fruit juices all in a row | Catherine Sharman via Flickr CC License by

Vous vous souvenez du temps où le jus n'était que du jus? Cette époque est révolue. Désormais, le jus est l'objet d'une cure et, comme le souligne le Wall Street Journal, il est devenu un symbole de prestige. Tout ça grâce aux stars de la detox –Gwyneth Paltrow, Owen Wilson ou encore Blake Lively–, à l'extraction à froid de cocktails de kale, céleri, citron, blettes et gingembre, nouvelles ambroisies de la haute. Bill Clinton jute. Le magnat du hip-hop, Russell Simmons, glorifie le jus vert dans le New York Times. Des entreprises entières jutent à l’unisson. On n'enterre plus les vies de jeunes filles, on jute entre amies avant le mariage. Le jus (le truc non pasteurisé et vendu au prix du caviar, pas votre pauvre briquette de jus d'orange) est désormais une industrie multi-milliardaire, avec des perspectives de croissance oscillant entre 4 et 8% par an.

Aux quatre coins du monde, les bars à jus poussent comme du chiendent. En 2011, Starbucks allait même débourser 30 millions de dollars pour acquérir Evolution Fresh, une marque de smoothies et autres jus extraits à froid, en espérant capitaliser sur une «tendance majeure» de nos modes de vie contemporains où l'on cherche à tout prix «l'option la plus saine», pour citer un de ses porte-paroles. Son PDG, Howard Schultz, entendait quant à lui glamouriser le jus «comme il n'a cessé, depuis 40 ans, de réinventer un produit aussi basique que le café». Sauf que les potions de fruits et de légumes n'auront pas eu besoin de son aide. Le moindre supermarché un peu fourni les propose aujourd'hui au rayon frais, les plus huppés n'hésitent pas à vendre des bouteilles de 250 ml pour une petite dizaine d'euros. De nos corps, nous avons fait des cathédrales. Le jus est notre messie.

Sauf que le dieu du jus ne ménage pas son courroux et, pour s'attirer ses faveurs, il ne faut pas être avare de son temps et de son argent –prier à coup de porte-monnaie ouvert, c'est encore ce que les Américains font de mieux. Les vrais zélotes ne se contentent pas d'en biberonner pour rincer leur quinoa bio, ils s'engagent corps et âmes dans des retraites detox. Des cures pouvant durer entre trois jours et deux semaines, et qui vous promettent d'abreuver vos cellules de nutriments essentiels, de restaurer votre équilibre acido-basique, voire de «gentiment débarrasser votre corps de ses impuretés».

Une étrange relation à la nourriture

Les participants sont invités à gober six à sept bouteilles par jour, selon un ordre strict. Certains recettes intègrent du lait de cajou ou des graines de chanvre (pour les protéines), quand d'autres mixent betteraves, chlorophylle et légumes verts à feuilles sombres. Leur goût... la réponse dépend de la personne à laquelle vous posez la question. Certains s'extasient sur une saveur «délicieuse» voire «sublime», quand d'autres ont eu l'impression de «rouler une pelle à une vache» ou de devoir «avaler tout ce qui m'est arrivé d'horrible au lycée». Les coûts peuvent être élevés, mais on vous promet des bénéfices au centuple. Après un cure de jus, vous assurent les sites web, vos cheveux brilleront, votre peau resplendira, vous respirerez la vitalité, votre esprit n'aura jamais été aussi clair, votre système immunitaire et vos intestins seront aussi indestructibles que les dieux du Walhalla. Et il ne s'agit ici que des serments les plus modestes. Sur le site de BluePrint, l'un des leader sur le marché américain de la cure detox (75 dollars la journée de petites bouteilles), on mentionne des «clients soignés pour un cancer ayant continué la cure jusqu'à leur guérison».

Mais, en plus de l'argent, il y a tout de même un truc que les curistes perdent à coup sûr: du poids. Aux alentours de 1.000 calories par jour, la detox a tout du jeûne religieux –qu'on retrouve dans les rituels purificateurs du Ramadan, de Yom Kippour ou chez les mystiques chrétiens du Moyen-Âge. (Dans The New Republic, Judith Shulevitz retrace l'histoire des figures saintes qui s'affamaient le corps pour se nourrir l'âme –«même s'ils ne parlaient pas de detox à l'époque»). Les cures de jus ont aussi beaucoup de points communs avec d'autres modes diététiques, comme la soupe au choux ou le régime paléo. Prouvez votre vertu! Purgez-vous! Soyez canon en jean! (Pour la modique somme de 525 dollars par semaine!). Le jus, c'est la transsubstantiation miraculeuse de l'herbe en or.

Reste que les cures de jus n'accomplissent aucun de leurs objectifs médicaux ou physiologiques. Elles ne font que fétichiser une relation étrange et obsessionnelle à la nourriture, et s'intègrent dans une évolution sociale nocive pour la santé (mentale, physique et même spirituelle) où la valeur d'un aliment est réduite à sa marque statutaire. Sans compter qu'elles sont chiantes à crever.

Nous avons besoin de plus

On devrait faire un sketch où des nutritionnistes feraient la queue leu leu pour finir la phrase: «les cures de jus sont...». Parmi les réponses obtenues, j'ai «absurdes», «irréalisables», «débiles», «contre-productives» –et je crois que mes interlocuteurs ont voulu rester polis. Dans notre alimentation, nous avons besoin de protéines et de graisses. Et nous devons consommer suffisamment de calories pour ne pas risquer des désastres métaboliques et électriques. En outre, sous forme liquide, les fruits et les légumes sont débarrassés d'une bonne portion de leurs fibres, qui contribuent à la digestion en nourrissant la flore microbienne de nos entrailles. (LOL! Réfléchissons deux secondes à notre obsession de la pureté quand nos intestins renferment des trillions de bactéries).

«Nous avons les corps d'hommes des cavernes faits pour la survie», résume le Dr. Elizabeth Applegate, spécialiste de la nutrition et maître de conférences à l'UC Davis. «On est assez bons pour compenser nos pertes, mais ce n'est pas pour autant que ces cures sont bonnes pour la santé». Ni même pour perdre réellement du poids. «Dans une cure detox, vous perdez surtout de l'eau car votre corps dissout ses stocks glycémiques, mais ce poids revient dès que vous recommencez à vous alimenter normalement».

Mais le véritable argument de vente des cures de jus ne relève ni du microbiote, ni des nutriments, ni même de la perte de poids. Non, le cœur du concept, ce sont les toxines. Vous purgez votre corps de ses impuretés, vous lavez vos cellules de leur décadence (voire de leurs péchés). «Nous vivons à une époque de “matérialisme médical”, pour reprendre les mots de William James, ce n'est plus un mode perdu qui nous tourmente, mais un monde empoisonné», observe Shulevitz. Juter, c'est lessiver les soirées pizza, les week-ends mojito, la pollution de l'air et de l'eau. Réconciliez-vous avec vous-mêmes, nous exhortent les vendeurs de cure. Réconciliez-vous avec votre intérieur, réconciliez-vous avec Dieu!

Tout ceci n'est pas très clair et explique sans doute pourquoi, après des jours à googler, je ne sais toujours pas ce que sont ces putains de toxines. «Il est beaucoup plus difficile de tuer un fantôme qu'une réalité», écrivait Virginia Woolf, énième femme torturée par sa relation avec la nourriture. L'industrie du jus table là-dessus.

Effet placebo

«Toute cette histoire de detox est stupide», me dit Applegate au téléphone. «Le corps n'a pas besoin d'aide pour éliminer des éléments indésirables. C'est à ça que servent votre foie et vos reins». Quid des prétendus bénéfices psychologiques de la purge? Du sentiment d’euphorie? «C'est un effet placebo», me répond fermement Applegate. «Ou alors c'est dû à la cétose, qui est un mécanisme de survie. Si vous vous sentez comme une pile électrique, en alerte, c'est que votre cerveau veut que vous trouviez quelque chose à manger».

Et l'idée répandue voulant que, durant un jeûne, l'énergie normalement allouée à la digestion serait recyclée dans la cervelle, ce qui nous rendrait plus intelligents? «Si à chaque fois que nous mangions, notre cerveau s'éteignait, il n'y aurait plus de déjeuners de travail», ironise Applegate.

A l'évidence, les gourous de la detox abusent du langage quand ils parlent de toxines et y voient surtout la métaphore de nos modes de vie décatis. Les toxines sont comme le cholestérol qui bouche nos artères, sauf qu'au lieu d'obstruer le passage vers l'atrium gauche, elles empêchent d'accéder à la transcendance postmoderne. Ou, comme l'écrit Vanessa Grigoriadis dans le New York Magazine:

«L'alimentation est l'une des cibles privilégiées du moralisme contemporain (…) On veut être mince parce qu'on veut être sain; on veut être sain parce qu'on veut être bon.»

A l'heure où la religion décline chez les élites urbaines, un nouvel évangile fait de «graines germées, d'enzymes et autres crétineries» déferle pour combler le vide.

La minceur n'est pas «bonne»

Le souci avec cette façon de penser, c'est que la nourriture et le poids ne sont pas des questions morales. La minceur n'est pas «bonne», les glucides ne sont pas «mauvais», et dans un monde débordant de fléaux politiques et sociaux, pour le coup, véritablement pressants, votre assiette devrait être au niveau zéro de votre renouveau éthique. Ne dites pas que je suis mauvaise (ou «toxique») parce que je n'ai cure de vos sublimes liquides. (N.B.: votre haleine sent le pissenlit)

Le caractère agaçant et donneur de leçon n'est pas le pire de l'idéologie du detox: elle est réellement dangereuse. Quand tout repas devient un mélodrame de discipline, de privation et de contrôle. Quand vous vous la pétez que non, le plus important n'est pas le poids perdu (mais quand même un peu beaucoup). Quand il vous faut étaler vos réussites morales, sociales ou financières, de la manière la plus ostentatoire qui soit... C'est moi ou ça ressemble énormément un trouble du comportement alimentaire?

«Il y a sans doute des points communs, car les personnes les plus susceptibles de développer des TCA ou de faire une purge se retrouvent souvent au sein des mêmes populations», explique Linda Antinoro, spécialiste de nutrition au Brigham and Women’s Hospital de Boston. «Les régimes ont quelque chose de compulsif et même d'addictif. Et la tonalité répressive est identique». Si Antinoro fait remarquer que «peu de gens peuvent tolérer un tel niveau» de privation sur le long terme s'ils ne sont pas déjà anorexiques, elle se dit quand même préoccupée par les curistes juteurs, à même de se faire «alpaguer par la gratification immédiate» de la perte de poids. «D'un coup d'un seul, vous rentrez dans votre petite robe moulante».

Les cures detox sont-elles un moyen socialement acceptable d'expérimenter des comportements pré-anorexiques ou boulimiques? «Si refuser de s'alimenter pendant 3, 5 ou 7 jours d'affilée aurait de quoi faire lever pas mal de sourcils sur votre lieu de travail», remarque Jenna Sauers de Jezebel, «dites que vous faites une cure de jus et vous ne verrez que des haussements d'épaules». (Sans compter que pour les femmes déjà atteintes d'anorexie, les cures de jus sont «la couverture parfaite»). Même les sites de marchands de cures sont ambigus: on y cherche le zen ou les côtes saillantes? «Ce n'est pas un régime», assure BluePrint concernant son programme le plus drastique. «Mais nous savons que ce vous allez nous demander: oui, cette cure est celle qui contient le moins de TOUT». En d'autres termes, personne n'est censé juter pour maigrir, mais si quelqu'un choisit un programme fondé sur la réduction calorique et entend perdre beaucoup de poids... tout le monde sait de quoi il en retourne.

La voie royale vers une alimentation déréglée

Dans tous les cas, je n'ai pas été surprise d'apprendre que le Dr. Pauline Powers, spécialiste internationalement réputée des troubles alimentaires, considérait les cures detox comme «la voie royale vers une alimentation déréglée». A l'instar des symptômes classiques des TCA, la detox possède un pouvoir quasiment magique de structuration de notre chaos. Comme le remarque June Thomas de Slate, la «libération» de la detox vient du fait que l'on se sent «discipliné, maître des choses et (…) capable de résister à la tentation». Ou pour citer Grigoriadis du New York Magazine: «Avec le jus, vous pouvez tout laver, tout ce qui vous rend misérable (…) Vous êtes au-dessus de tout. Vous avez dépensé votre argent pour vos bouteilles (…) et vous allez droit vers la réussite. Il n'y a aucune raison d'avoir peur, tout est sous contrôle».

Cette psychologie de la distinction que décrit Grigoriadis – cette «vertigineuse supériorité face au commun des mortels»– est aussi ce qui rend l'anorexie si difficile à soigner, vu que le TCA devient une partie de votre identité. Pour s'en convaincre, il suffit de lire cette critique de Going Hungry, un recueil d'articles sur les troubles du comportement alimentaire, signée par Ginia Bellafante:

«L'anorexie paraît moins relever d'une affliction physique et psychologique que d'une élévation spirituelle, d'une hallucination hautement intellectualisée (…) En lisant Going Hungry, on se dit qu'on a voulu nous persuader que l'anorexique superficielle n'existe pas, que ces créatures qui se contrôlent à l'extrême s'accompagnent toujours d'imaginations ou d'intelligences exceptionnelles.»

Ou la recension que Molly Fischer fait du livre de Kelsey Osgood relatant son anorexie, où elle déplore le «glamour pervers» qui transpire de beaucoup de récits sur les TCA. En parlant du pouvoir de séduction de l'anorexie, Osgood dit elle-même avoir voulu «l'attraper». Et elle insiste sur la hype problématique des cures de jus et autres jeûnes hydriques.

«Si nous ne connaissons pas encore tous les processus biologiques sous-jacents à la famine volontaire, nous savons que chez tous les humains, une sous-alimentation peut mener à des modes de penser et d'agir anorexiques, qui, à leur tour, peuvent devenir un objet de dépendance.»

Ce qui ne veut pas dire que tout curiste juteur souffre, ou souffrira bientôt, d'un trouble du comportement alimentaire. Et je ne sous-entends pas non plus que les juteurs sont tous hypocrites en disant chercher la santé. Sauf que ces curistes, à l'instar des individus souffrant de TCA, ont tendance à enrubanner leurs choix diététiques dans des mythes, de la religiosité, de la poésie et des grands sentiments. L'écrivaine Francine du Plessix Gray a pu découvrir la «clarté mentale et la valeur spirituelle» dans l'anorexie. Un quart de siècle plus tard, Marcus Antebi, le propriétaire de Juice Press, se targue d'avoir atteint «une remarquable condition physique, affective et spirituelle» en avalant six salades atomisées par jour. Peut-être que nous avons toujours été en quête de sacré dans nos rituels quotidiens, que ces petites routines soient bonnes ou non pour nous. Mais si les cures de jus nous font nous sentir si extraordinaires, peut-être qu'il serait pertinent de se demander pourquoi –et s'il n'y a pas un prix à payer dans toutes ces promesses de paradis au bout du chou frisé.

Tu m'étonnes, qu'il y a un prix à payer. Il est astronomique. Dix euros la bouteille, sans oublier la tisane en option (recommandée) pour faire passer les crampes d'estomac ou l'hydrothérapie du colon à 125 euros la séance. C'est ce qui scelle l'abomination des cures de jus –que leur pureté et leur excellence soient inévitablement liées à la richesse. A l'instar des anciennes indulgences, le salut par goulées de légumes n'est accessible qu'aux nantis. Et si l'apothéose du jus peut traduire une nouvelle vague de bonne conscience sanitaire ou environnementale, elle doit aussi beaucoup, comme le fait remarquer Noreen Malone dans The New Republic, au puritanisme américain –la fusion de la vertu et d'un «esprit âprement compétitif». Un corps modelé par le Pilates ou une bouteille de jus vert hors de prix, c'est quelque chose qui s'affiche. Vous voulez vraiment montrer à vos voisins qui c'est qui le winner? Laissez votre BMW au garage et garez votre extracteur dans l'allée.

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