En 2016, vingt-six personnages de lesbiennes et bisexuelles sont mortes ainsi que trois personnages d'homosexuels et bisexuels. Ils représentent 10% des personnages LGBT à la télévision. Parmi ces vingt-neuf morts, quatre étaient des personnages principaux dans une série diffusée sur le réseau national américain. Ils faisaient partie des 4,8% de personnages LGBT recensés par l'association GLAAD dans son rapport 2016-2017. Des chiffres en apparence faibles mais le ressenti des fans est d'autant plus fort que leur représentation est faible.
«Mes amis m'ont invitée à une partie de tir laser. Mais j'ai dû refuser. Trop risqué. Et si les lasers détectaient mon homosexualité et devenaient des balles»
Heureusement, les personnages LGBT sont un peu plus nombreux sur les chaînes du câble et de streaming (Netflix, Hulu). Sur la saison 2016-2017 on en compte 201 contre 70 sur les chaînes nationales américaines. Mais, tous réseaux de diffusion confondus, on note que 10% de ces personnages ont connu une fin tragique. Et nous ne sommes qu'à mi-saison...
«Bury your gays», c'est un peu comme l'épidémie de peste dans Monty Python Sacré Graal
De plus, les personnages LGBT sont souvent cantonnés aux mauvais rôles: «Pendant longtemps, dans les séries criminelles les personnages LGBT n'étaient inclus que comme des antagonistes ou des victimes», lit-on dans le rapport du GLAAD.
Dans les comédies ces personnages sont souvent limités à leur sexualité, comme l'explique Maxime Garnery qui prépare une thèse intitulée «homonationalisme dans les séries télévisées états-uniennes» à Paris-III et l'université de Melbourne, au département Arts et médias. «Dans les années 90, les personnages LGBT étaient des personnages secondaires, des compagnons de route du personnage principal hétéro. Ils n'avaient pas vraiment d'arc narratif à part leur coming-out. En l'absence d'intrigue les concernant, ils étaient souvent le conseiller sur les questions romantiques ou sexuelles. Comme si être LGBT leur donnait tout savoir sur ces questions.»
Quel que soit l'univers sériel, les personnages non-hétéros ne sont pas logés à la même enseigne que les autres, cantonnés aux rôles d'antagonistes, de victimes ou de conseillers conjugaux.
0 jour depuis notre dernière lesbienne morte
Un état de faits qui énerve les fans. Sur Tumblr, leur réseau social, les billets furieux et les mèmes se multiplient.
«0 jours depuis notre dernière lesbienne morte»
En 2016, Root dans Person of Interest et surtout Lexa dans The 100 sont mortes d'une balle perdue. Trois autres femmes queer ont été tuées par balle.
«J'aime Supergirl parce que s'il s'avère qu'elle est lesbienne ou bisexuelle, elle ne pourra pas être tuée par aucune balle perdue»
Pour l'instant c'est Alex Danvers, la sœur de Supergirl, qui a fait son coming-out en tant que lesbienne dans la série éponyme, mais on peut espérer que la super-héroïne la protégera.
«Preuve que Barbara dans Stranger Things est lesbienne: 1) elle meurt»
Et même sur Twitter:
«Cent millions d'idées d'histoires qui n'impliquent pas de tuer une femme gay est un livre que je vais écrire et distribuer gratuitement.»
Les attentes des téléspectateurs LGBT sont très simples: «Les personnages LGBT devraient être traités comme leurs homologues hétéros et cisgenres, selon les règles régissant l'univers de la série. Cela signifie avoir les mêmes opportunités d'histoires d'amours, des buts nuancés, un passé développé et les mêmes risques de mort», explique Sarah Kate Ellis, présidente du GLAAD.
C'est d'ailleurs cette normalité qui a séduit les téléspectateurs de la série série norvégienne Skam. Diffusée sur Netflix aux Etats-Unis, la série se centre sur la vie de lycéens. Elle comporte cette saison un couple gay, Isak et Even, vivant et heureux. Il n'en fallait pas plus pour conquérir le cœur des fans.
«Lorsque la fin la plus commune pour une femme queer est la mort violente, les producteurs devraient s'interroger sur les raisons de la disparition d'un personnage et ce que cela transmet à leur audience», poursuit Sarah Kate Ellis.
Inclure des personnages LGBT avec des histoires riches et une fin heureuse c'est dire aux personnes LGBT qu'elles ont un rôle dans la société, qu'elles existent et ont droit à leur happy end.
Un message qui mérite d'être passé quand on sait que les personnes LGBT sont cinq fois plus susceptibles de se suicider que les personnes hétéros, selon une enquête de l'Inpes parue en 2014. Un message à faire passer à Mike Pence, futur vice-président des États-Unis, qui finance les «conversion therapy» où de jeunes gays subissent des électrochocs pour les «convertir» à l'hétérosexualité. Plus près de nous, Alain Juppé et François Fillon s'opposaient au mariage pour tous à l'époque des débats parlementaires et Fillon souhaite réécrire le texte sur la filiation. Peut-être que s'ils étaient fans de Modern Family, qui met en scène un couple gay adoptant une petite fille, leur avis ne serait pas le même. On peut rêver.
Comment mourir plus vite
Le phénomène «bury your gays» ne concerne pas que les LGBT, il se trouve à la croisée de plusieurs discriminations, c'est le principe de l'intersectionnalité. La plupart des personnages LGBT morts sont des femmes, ce que dénonce Sarah Kate Ellis:
«Depuis début 2016, plus de 25 femmes LGBT sont mortes dans des séries à la télévision ou en streaming (...) Alors que si peu de lesbiennes et bisexuelles sont présentes à la télévision, la décision de tuer ces personnages de façon importante envoie un message dangereux sur la valeur des histoires des femmes homosexuelles.»
Lorsque nous avons interrogé Matt Goodman, directeur de la communication au GLAAD, il a déclaré: «Nous n'avons pas compté les morts d'hommes LGBT car ce n'est pas (actuellement) un cliché galvaudé.»
Le mois dernier, lors de la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, l'ONU rappelait que 70% des femmes quelle que soit leur orientation sexuelle sont victimes de violences au cours de leur vie. Ne plus banaliser ces violences à la télévision devrait être un premier pas.
Ces morts sont souvent violentes mais elles le sont bien plus lorsqu'il s'agit de femmes noires, asiatiques, latinas... Ces communautés sont davantage victimes de discriminations. Les Américains les regroupent sous le terme «POC», «person of color». Au lieu de dénoncer clairement les schémas discriminants de la société les séries les reproduisent sans critique apparente. Vouloir les dénoncer est louable, c'est l'argument qui avait été avancé pour justifier la mort de Poussey Washington dans Orange is the New Black. Mais la critique n'est pas toujours clairement énoncée dans la série, voire ne l'est pas du tout. Ces morts renforcent davantage des préjugés et stéréotypes qu'elles ne les dénoncent, comme le prouvent les chiffres que nous avons rassemblés.
En 10 ans, les séries sont passées de 16 personnages LGBT à 268, soit 16 fois plus. La même proportion, entre 15% et 10%, meure tous les ans. Mais la communauté LGBT a acquis de nouveaux droits depuis ainsi qu'une plus grande liberté de parole. Elle est donc devenue plus attentive à sa représentation à la télévision.
Tuer les personnages gays, une longue tradition
Les fans réagissent vivement à la mort de leurs personnages préférés et c'est ce sur quoi comptent les producteurs et scénaristes. Maxime Garnery développe:
«La fin des années 90 est un moment de normalisation et les personnages LGBT se multiplient. Il y a alors une tendance à les représenter de manière positive plutôt que réaliste, de contrer les stéréotypes des décennies précédentes. Ça crée des personnages assez uni-dimensionnels, assez innocents. Du coup quand ils sont tués c'est du pathos gratuit, des larmes immédiates. Leur mort permet aussi au personnage principal d'apprendre quelque chose de la vie.»
Et la vive émotion des fans fait parler de la série...
Tuer les personnages LGBT est une tradition encore plus ancienne. Elle remonte au code Hays, instauré en 1933. À l'initiative d'Hollywood ce code imposait des règles d'auto-censure. Ainsi les producteurs s'assuraient que les ligues de vertu ne se mobiliseraient pas pour faire interdire leurs films. Le code encadrait la longueur des baisers, interdisait les danses lascives ou la nudité, préconisait de ne pas faire apparaître les criminels comme sympathiques, rappelait que le mariage était de première importance. Dans ce cadre, si gays il y avait mieux valait les faire disparaître rapidement et de façon tragique pour préserver la morale.
Le code Hays n'est plus appliqué depuis 1966 mais pour Dimitri Vezyroglou, historien du cinéma à Paris-I, «Il est tout à fait possible qu'il y ait des traces de ce code dans les habitudes d'aujourd'hui. Donner au public ce qu'il attend et en même temps se garantir une autre partie du public capable de se mobiliser, c'est un réflexe hérité de ces années-là.»
Aucun texte de loi n'interdit ni ne limite aujourd'hui la présence de personnages LGBT à la télévision ni au cinéma. Mais présenter ces personnages à la société puritaine américaine est toujours un risque commercial.
Ma vie avec Liberace, histoire d'amour entre deux hommes, en est un exemple. Produit par HBO, en 2013 réalisé par Steven Sonderbergh le film n'a pu sortir qu'à la télévision aux États-Unis, faute de diffuseur car jugé «trop gay». En France, il a été diffusé au cinéma la même année.
Heureusement, quelques séries sortent du lot. Les créateurs de Supergirl ont par exemple décidé de relever le défi avec Alex Danvers, la sœur de Supergirl. Pendant la première saison, Alex a protégé sa sœur, l'a aidée à sauver le monde et emprisonner des aliens dangereux. Dans la deuxième saison arrive Maggie Sawyers dont tombe amoureuse Alex. Au fil des épisodes elle continue à combattre des aliens tout en découvrant ses sentiments et son orientation sexuelle. Rapidement, les fans se sont inquiétés de ce que Maggie et Alex allaient devenir. Interrogé par The Hollywood Reporter, le producteur exécutif Andrew Kreisberg a répondu «Aucune d'entre elles n'est mourante, ni l'une ni l'autre, donc ce n'est pas un élément auquel nous pensons actuellement.»
De son côté, la série Black Mirror adresse même un pied de nez au phénomène «bury your gays». Dans le quatrième épisode de la troisième saison, intitulé San Junipero, Kelly et Yorkie font connaissance dans une sorte de salle d'attente du paradis, où se rencontrent des malades en fin de vie et des morts. Peu à peu, elles tombent amoureuses et décident de mourir ensemble pour ressusciter ensemble dans leur petit coin de paradis. Les fans ont vivement salué l'épisode et Tumblr a été envahi de gifs de Kelly et Yorkie, deux femmes, une Blanche et une Noire, ayant obtenu leur happy ending.
Dans Jane The Virgin, Luisa est ouvertement lesbienne dès le début de la série et sa sexualité n'est jamais interrogée. Elle a une liaison avec Rose, personnage un peu plus ambigu qui s'apprête à épouser le père de Luisa, gère un trafic de drogue et un réseau clandestin de chirurgie esthétique pour malfrats souhaitant changer de visage. Leur relation est aussi complexe que celles des autres personnages, sujette à autant de quiproquos et de situations farfelues. L'arc narratif de Luisa repose sur son alcoolisme, ses relations familiales, ses petites amies, sa relation privilégiée avec une criminelle, sa culpabilité vis-à-vis de l'héroïne, Jane, qu'elle a inséminée artificiellement par accident. Celui de Rose repose sur ses multiples secrets, ses complots, ses meurtres et diverses activités illégales. L'enjeu n'est jamais leur homosexualité.
Il reste du chemin à parcourir mais quelques séries sont en avance sur les autres. Espérons que nous irons vers des personnages LGBT plus complexes et dont la présence perdurera tout au long de la série. Espérons aussi que nous verrons de moins en moins de «queer-baiting» («appât à gays»), ces séries qui laissent entendre qu'une relation gay serait sur le point d'apparaître, sans jamais aller au-delà du sous-entendu. C'est le cas de Sherlock dont la perspective de la quatrième saison en janvier 2017, n'enthousiasme plus les fans, lassés d'attendre en vain. Quitte à vouloir attirer des fans LGBT autant leur donner vraiment ce qu'ils attendent: des personnages heureux et plus souvent vivants. La barre n'est pas très haute.