En janvier 2008, au cœur du tournage de «L'Imaginarium du Docteur Parnassus», Terry Gilliam doit faire face au drame de la disparition de son acteur vedette, l'Australien Heath Ledger. En deux films, l'acteur est passé de talent reconnu — dans le Secret de Brokeback Mountain — à celui d'acteur adulé par public après son interprétation du Joker dans The Dark Knight (Christopher Nolan, 2008), sorti après sa disparition.
Si nous pouvons aujourd'hui le retrouver une dernière fois dans le film de Gilliam, c'est que celui-ci parvient grâce à une idée extraordinairement ingénieuse, à sauvegarder son film dans ce qui constitue le pire cauchemar pour un réalisateur (la mort de son acteur principal). Ingénieux, en effet, de donner à ce Tony, le personnage mystérieux joué par Ledger, plusieurs visages, ceux de Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell. Qui peut donc deviner que derrière ces masques bien séduisants se cache un escroc?
L'idée est doublement brillante: Gilliam — qui s'y connaît en malédiction — renforce l'essence même de son personnage tout en restant fidèle à l'esprit et aux désirs de l'acteur défunt. En effet, Heath Ledger, au cours de sa brève carrière, n'a cessé de choisir des rôles de personnages troubles, aux vies insaisissables, se cachant constamment derrière des masques. Visite rétrospective des «visages» marquants d'Heath Ledger.
«A l'ombre de la haine»
Sonny (A l'ombre de la haine, Marc Forster, 2001), est un jeune homme torturé: il travaille aux côtés de son père dans le couloir de la mort d'une prison, essayant en vain de se conformer au modèle paternel, de gagner son affection. Sonny ne supporte pas sa vie, se méprise et son mal-être puissant l'amène à se suicider sous les yeux de son géniteur. Fulgurante interprétation qui vaut à Ledger d'être remarqué: l'acteur transcende son physique de minet et amorce avec ce rôle une carrière dramatique.
«Le Secret de Brokeback Mountain»
Après bien des hésitations, Ledger accepte le rôle d'Ennis Del Mar dans Le Secret de Brokeback Mountain (Ang Lee, 2005), rôle qui lui amène une large reconnaissance (nomination pour l'Oscar du Meilleur Acteur) et popularité. Rôle de masques puisque Ennis est double: homme marié et père de famille, il vit une histoire d'amour homosexuelle passionnée. Comme Sonny, Ennis se débat contre ses démons: il passe à côté de sa vie en refusant de vivre au grand jour un amour que lui interdit la société, et qu'il juge lui-même immoral. Le jeu de l'acteur est impressionnant de subtilité: geste gauche quand il tente d'enlacer son amant, élans alternés de tendresse ou de brutalité envers sa femme, souffrance affichée sur un visage contracté, le désir incontrôlable lorsqu'il retrouve son amant après leur première séparation... Autant d'éléments qui font de sa performance un bijou d'émotion et de sobriété.
«I'm not There»
Heath Ledger se voit ensuite confier le défi audacieux d'interpréter Robbie dans I'm not There (Todd Haynes, 2007), fiction inspirée de la vie et des chansons de Bob Dylan. Sorte de James Dean au physique romantique et au charme dévastateur, acteur célèbre, Robbie se double d'un caractère narcissique, égoïste et misogyne. Mise en abyme puisque Ledger joue un acteur - dont l'essence même est de se fondre dans un autre — tournant un film sur la vie mouvementée de Jack, autre personnage du film. Visage parmi d'autres visages de Bob Dylan, prestation de groupe menée, hormis Ledger, par Cate Blanchett, Christian Bale, Richard Gere, Ben Whishaw et Marcus Carl Franklin. Tous ces Dylan pour peindre le génie du grand Bob!
«The Dark Knight»
C'est donc avec le Joker, l'antagoniste du superhéros Batman, que viennent la gloire — posthume, hélas — et l'interprétation marquante, inoubliable. Eloignée de l'interprétation du grand Jack Nicholson (dans le Batman de Tim Burton en 1989), il crée sous le masque célèbre un terroriste sadique, avide de violence, agent du chaos. L'acteur dissimule sa beauté derrière un maquillage surchargé couvrant d'importantes cicatrices.
Aucune psychologie chez le Joker: pas d'explication à une violence qui reste gratuite, pas d'histoire douloureuse originelle pour donner un sens à la folie. Ledger allège le rôle par petites touches humoristiques: il fait du Joker un enfant qui s'amuse à détruire tout sur son passage. Il modifie sa voix, adopte une prononciation particulière des mots, dote son personnage de tics faciaux. Heath Ledger se délecte de la liberté totale qui lui est accordée et livre la performance de sa carrière.
«L'Imaginarium du Docteur Parnassus»
Une image, un choc : un homme se balance au bout d'une corde sous le Blackfrairs Bridge de Londres dans «L'Imaginarium du Docteur Parnassus» de Terry Gilliam. Le pendu s'appelle Tony. Il s'appelle surtout pour nous Heath Ledger. Comment ne pas superposer la mort réelle de l'acteur à celle de la fiction? L'apparition brève mais frappante de Johnny Depp révèle une filiation émouvante entre l'outsider le plus aimé d'Hollywood et le jeune Australien. Heath Ledger, comme Johnny Depp, était un acteur libre et sans peur, insaisissable et imprévisible.
Juliette Berger
Images DR