Égalités / France

«J'ai compris qu'il y avait un rapport de force quand mes profs se sont réjouis à l'idée d'envoyer un non-blanc en CAP»

Temps de lecture : 11 min

Amandine Gay est la réalisatrice d'«Ouvrir la voix», un long-métrage documentaire qui recueille les témoignages de 24 femmes noires vivant en France et en Belgique. Des voix qu'elle tenait à faire entendre. Pour Slate, la réalisatrice afroféministe évoque son rapport à la parole.

Amandine Gay | Crédit photo: Enrico Bartolucci
Amandine Gay | Crédit photo: Enrico Bartolucci

Quand Rokhaya Diallo est invitée sur le plateau d’i-Télé pour parler de «la ségrégation sexuelle dans certains quartiers» le 14 décembre dernier, le débat dérape et devient rapidement insoutenable. «Laissez-moi parler», finit par lâcher la journaliste à Jean-Claude Dassier. En près de neuf minutes, Rokhaya Diallo ne parvient pas à développer son propos sans qu’il soit coupé, ignoré ou méprisé.

Pourtant la journaliste a fait ses gammes en éloquence. Mais le «manterrupting» —la tendance qu’ont les hommes à couper systématiquement la parole aux femmes— semble ce jour-là plus fort que tout.

Amandine Gay, réalisatrice afroféministe (elle a aussi collaboré avec Slate), connaît bien le sujet: d’une soirée pizza entre amies est née l'idée d'Ouvrir la voix, un long-métrage documentaire sur l’expérience des femmes noires dans une société blanche. Le film recueille les témoignages de 24 femmes afrodescendantes vivant en France et en Belgique. Elles y racontent tout ou presque: du jour où elles ont pris conscience qu’elles étaient noires, à celui où la question de mettre les voiles vers des contrées plus tolérantes s’est immiscée dans leur esprit.

Quand j'ai vu Ouvrir la voix, j'ai immédiatement pensé que si ces paroles s’étaient tenues hors écran, les spectateurs n’auraient pas forcément pu entendre les expériences des femmes filmées: leurs voix auraient pu être couvertes par les discours d’autres, comme pour Rokhaya Diallo sur i-Télé.

Pendant deux heures de film, la parole est libre, elle n’est pas interrompue. Amandine Gay, rencontrée en décembre 2016, a aussi vécu ça en réalisant le long métrage:

«Quand tu proposes une thèse, un mémoire de maîtrise, un film ou une pièce de théâtre, on peut discuter ton travail ou ton oeuvre. Mais on ne peut pas t’interrompre quand tu es en phase de production ou de présentation. Faire ce film c’était avoir une forme d’autonomie et de liberté dans la parole. Pour sortir du point de vue surplombant, de la confiscation de la parole ou du paternalisme, il faut laisser la pensée se développer. Quand on est sans cesse interrompu, quand on doit sans cesse légitimer notre propos ou justifier ce que l’on dit, finalement, il peut être plus pratique de se tourner vers la création. Ce film, je l’ai pensé comme un partage d’expériences: quand quelqu’un te raconte sa vie, tu peux ne pas être d’accord mais ce n’est pas le sujet.»

Mais la réalisatrice insiste sur un point, Ouvrir la voix s’adresse à tout le monde. «Je pars du principe que tout est politique. Je n’ai pas envie que l’on réduise mon film à son militantisme.»

Le CNC, une barrière comme une autre

Le documentaire n’a pas obtenu le financement du CNC, «sans réelle surprise», déplore-t-elle:

«Je ne voulais pas faire de procès d’intentions. Alors j’ai fait un beau dossier de demande de subvention. Comme ça, quand le CNC a refusé, j’ai pu dire ‘ce genre de films ne trouve pas de financements’. Mais je n’ai jamais pensé qu’ils allaient me donner de l’argent. Il y a quelques années, d’autres réalisatrices et moi avions proposé une série sur quatre femmes —dont une lesbienne noire et trois femmes blanches. C’était une satire des magazines féminins. Le CNC a refusé de nous financer. Nous avons appelé pour avoir des détails sur les raisons de ce refus: on nous a dit qu’ils trouvaient que ce n’était pas assez mixte parce qu’il y avait “trop de femmes”. Alors imagines-tu un film réalisé par une femme noire sur des femmes noires sur leur propre expérience de femme noire?», ironise t-elle.

Nous avons aussi tenté de contacter le CNC pour obtenir plus de précisions, sans succès.

Le film reçoit pourtant un accueil chaleureux de la part du public. Sur les sept avant-premières qui ont eu lieu du 8 au 22 décembre à Paris, Bruxelles et Lausanne —entre autres—, cinq sont pleines à craquer: l’une d’entre elle s’est remplie en 48h, une autre en 12. Sans compter qu’Ouvrir la voix a été le sujet d’une quinzaine d’articles, de L’Express au Monde, de Madmoizelle à Marie-Claire.

Si le film parvient à être finalisé sans le financement du CNC, c’est que la réalisatrice a finalement opté pour un crowdfunding, inspirée par l’expérience de son aîné, le réalisateur afro-américain Melvin van Peebles: il raconte en 1971 dans le manifeste du Guerilla filmaking comment il a su contourner les circuits traditionnels du cinéma pour réaliser Sweet Sweetback's Baadasssss Song, un monument de la «blaxploitation».

Il ne restait plus qu'à organiser une sortie nationale: au bout de quelques mois passés à épuiser ses réseaux dans le milieu du cinéma, elle crée sa boîte de production Bras de Fer. La sortie nationale est prévue pour le 11 octobre 2017. À chaque problème, sa solution.

Tout s’apprend à l’école

Une logique que l’on pourrait aisément appliquer à son parcours personnel. De sa prise de conscience, Amandine Gay se souvient:

«Elle s’est jouée principalement à l’école. J’ai compris quelle était la place qui m’était assignée et que la refuser me créerait des problèmes. J’ai toujours été très vocale, alors j’ai d’abord pensé qu’on me percevait comme une emmerdeuse et pas forcément qu’on me méprisait en tant que femme noire. Ça s’est précisé en grandissant. J’ai souvent énervé les personnes blanches qui ont essayé de m’encadrer, en demandant, par exemple, pourquoi on éludait la question de la colonisation et qu’on apprenait seulement la décolonisation.»

Extrait bonus d'Ouvrir la voix

Elève brillante, qui a plus tard étudié la sociologie sur les bancs de Sciences Po, Amandine dit avoir toujours été dans les meilleurs élèves de sa classe sans jamais avoir décroché les félicitations au collège «pour des raisons farfelues», notamment son goût pour le bavardage. Peu importe, ses camarades lui accordent leur confiance: elle est systématiquement élue déléguée. Une place de choix pour être témoin de la violence du système éducatif:

«J’ai vraiment commencé à comprendre qu’il y avait un rapport de force quand j’ai vu mes professeurs se réjouir à l’idée d’envoyer un élève non-blanc en CAP en conseil de classe», raconte t-elle. Et à elle d’imiter ses anciens professeurs: «J’avais raison, celui-là est comme ses frères. Ses notes ont dégringolé, il ne pourra pas suivre un parcours généraliste.»

La plupart des choses dont elle m’a parlé, je les ai aussi expérimentées. Quand en classe de 3e, alors que j’étais suppléante aux délégués de classe, mes professeurs ont ri à gorge déployée à l'évocation du projet professionnel «trop ambitieux» (pharmacien) d’un camarade d’origine maghrébine. Ou quand mon professeur d’histoire de terminale s’est emporté contre moi parce que je déplorais d’avoir découvert l’histoire des zoos humains par moi-même, en feuilletant mon livre de cours. Les témoignages d’Ouvrir la voix évoquent de nombreuses situations comme celles-ci, de l'apprentissage de l'histoire de l'esclavage aux sorties le samedi soir.

«Ce n'est pas votre registre»

«Pourquoi du Racine? On vous attendait sur autre chose, sur du slam par exemple! Vous dites très bien le vers, mais ce n’est pas votre registre.»

Un directeur de formation au Compagnonnage de Lyon à Amandine Gay

Elle poursuit:

«Plus tard, j’ai aussi vécu plein de choses semblables. Je me souviens d’une audition pour le Compagnonnage à Lyon pour laquelle j’avais préparé des scènes avec un autre comédien. À cette audition, il y avait des gens qui venaient sans vraiment connaître leur texte. Ce n’était pas notre cas. Mon partenaire et moi avions imaginé toute une mise en scène sur la scène des voleurs dans Richard III et sur Bajazet de Racine. À la fin de notre audition, le directeur de cette formation vient me voir: “Pourquoi du Racine? On vous attendait sur autre chose, sur du slam par exemple! Vous dites très bien le vers, mais ce n’est pas votre registre.” C’est violent. Je n’ai pas été prise, mais d’autres qui avaient proposé des choses médiocres l’ont été. Ce qui intéressait le directeur, c’était de faire l’éducation classique de la petite noire.»

Le théâtre et le cinéma ne sont d’ailleurs pas les seuls domaines où les occasions de réduire le champ de discours des femmes noires se présentent. Au contraire:

À la question de savoir si elle a justement veillé à ce que les femmes issues des quartiers populaires —celles qui sont supposément les plus susceptibles d'avoir des difficultés à s'exprimer— soient représentées dans Ouvrir la voix, Amandine Gay s’emporte:

«J’ai beaucoup de mal avec cette question parce qu’elle est classiste. Le présupposé selon lequel les femmes issues de la classe populaire ne sauraient pas parler me pose beaucoup problème. La plupart des filles dans le film viennent de milieux populaires. S’il y a trois filles dont les parents sont propriétaires —dont moi—, c’est le maximum. Pour le reste, ce sont des filles qui ont des parents migrants et/ou qui ont grandi en banlieue et dont les familles n’ont pas d’argent. La France a un système d'éducation publique, pourquoi les noirs sauraient-ils moins parler que les autres? Pourquoi pense t-on que les filles noires qui ont un discours articulé ne sont pas représentatives?»

L'image que l'on va présenter dans «Bande de filles» ne questionne personne: ça, on pense que c'est représentatif

Amandine Gay

Avant de poursuivre:

«L’image que l’on va présenter dans Bande de filles ne questionne personne: ça, on pense que c’est représentatif.»

Et il est vrai que la première scène de la bande-annonce du film de Céline Sciamma, où des jeunes femmes noires se hurlent des insultes d'un quai à l'autre dans une station de métro, est éloquente quant aux clichés cités par Amandine:

Faire ses armes

C’est pourquoi il lui semblait important de donner la parole à «toutes ces personnes dont on ne demande jamais l’avis, dont on va éventuellement parler, mais qui ne sont jamais contactées elles-mêmes». Histoire de faire profiter à toutes de l'accès à la parole qu’elle a conquis, forte d'un parcours très oral. Ça a commencé très jeune quand elle prenait la parole à l’église et pendant ses discours de déléguée de classe.

Plus tard, ça a continué à Sciences Po:

«J’y ai eu des cours d’analyses du discours et on devait présenter une revue de presse en classe toutes les semaines: j’ai appris à organiser ma pensée, à répondre du tac au tac.»

Et enfin, dans l’association Osez le féminisme où elle a milité quelques temps —avant de se rendre compte que «les militantes parlaient justement à la place des femmes voilées ou des prostituées, entre autres»:

«Au bureau, nous avions toutes la responsabilité de répondre aux médias. On faisait des séquences de média-training... Nous n’étions pas non-mixte mais il y avait très peu d’hommes. Se retrouver entre femmes, ça a été plus facile pour discuter de certains enjeux parce qu’on ne se coupait pas la parole. Tu apprends beaucoup mieux en non-mixité sans qu’on délégitime ton expérience, qu’on te coupe la parole ou qu’on t’attaque.»

Je veux que cette société change, pas en être exclue.

Amandine Gay

Quand les commissions non-mixtes féministes de Nuit Debout avaient eu lieu sur la place de la République, à Paris, ou que le camp d’été «décolonial» réservé aux «concerné.e.s par le racisme d’Etat» se déroulait à Reims, la non-mixité avait été sujet à débat. Elle était perçue comme une forme de «sexisme» ou de «racisme», quand il s’agissait davantage d'une logique d’auto-émancipation.

«La non-mixité est un outil très important pour prendre confiance. Après, j’émettrais des réserves quant au fait de la présenter comme une fin en soi. C’est un outil vers lequel on peut toujours se tourner quand on a besoin de faire le point, de réfléchir à certains enjeux et de développer des stratégies qui nous soient propres. Mais, mon objectif, c’est de vivre dans la société dans laquelle j’évolue: je veux que cette société change, pas en être exclue.»

Les réseaux sociaux comme moyens d'émancipation

Comme beaucoup d’autres afroféministes, la réalisatrice est très présente sur les réseaux sociaux. C'est sur Twitter qu'Amandine Gay a interpellé certaines des femmes présentes dans son film. Mais Twitter et Facebook ne lui suffisent pas:

«Tant que ça n’atteint pas la presse écrite imprimée, la presse quotidienne régionale et Jean-Pierre Pernaut, jusqu’à quel point peut-on parler d’un renouveau et d’une prise en compte de la parole des femmes noires? Ce qui m’intéresse, c’est de savoir jusqu’où nos voix peuvent porter.»

Elle reconnaît quand même aux réseaux sociaux une indéniable qualité:

«Leur première force c’est qu’ils ont convaincu plein de filles qui se pensaient isolées de se rendre compte qu’elles sont deux, vingt, deux cent. Tant que tu penses que le problème vient de toi ou que ton agresseur est un con, tu te sens seule et ce sera plus dur de thématiser et de théoriser ce qui t’arrive, voire même de pouvoir agir.»

Et ce, peu importe ce qu’en diront les trolls racistes et sexistes sur ces plateformes:

«Comme le dit Toni Morrison, l’une des fonctions du racisme, c’est de t’empêcher de vivre ta vie, de faire ton travail. Pendant que tu es en train de réagir à des agressions, tu n’es pas en train d’agir et de créer. C’est comme si on était poussé dans une impasse: parce qu’on vit dans une société raciste, au lieu de réfléchir à des enjeux sur lesquels on aimerait se mobiliser, on se retrouve à répondre à des insultes. La question est: est-ce que je veux passer ma vie à y répondre ou créer du contenu?» Elle a fait son choix.

Un travail de transmission

Le soir de l’avant-première d’ouverture à Saint-Denis, un père de famille a raconté qu’il avait fait voir chaque extrait bonus à sa fille de 4 mois. Et si elle a avant tout réalisé Ouvrir la voix pour le public, elle s’est aussi pensée dans le processus: «J’ai pensé ce film comme un document, ne serait-ce que pour ma famille», confie-t-elle. Ainsi, les paroles, si chères aux traditions orales africaines et afrodescendantes, ne se perdent plus avec leurs énonciateurs.

«Une des rares choses que je pourrais reprocher aux mouvements antérieurs, c’est de ne pas avoir laissé de traces —et en même temps, c’est parce qu’ils n’en avaient pas les moyens. La seule chose qu’il reste de la Coordination des femmes noires c’est le livre d’Awa Thiam, “La parole aux négresses”. Aujourd’hui, avec le numérique, les blogs, on a les moyens de raconter nos histoires et de laisser nos témoignages. Sans travail de transmission, c’est comme si on devait toujours recommencer à zéro. Alors, l’objectif c’est de laisser quelque chose pour que d’autres puissent construire dessus.»

Mise à jour du 31 août: le nom du distributeur a été changé, ce n'est plus Vendredi Distribution mais Bras de Fer. La date de sortie d'Ouvrir la voix est désormais connue, ce sera le 11 octobre.

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