Économie

Uber n'a pas apporté d'innovation très significative en France

Temps de lecture : 11 min

Alors qu'Uber France fait face à un nouveau conflit avec les chauffeurs, des experts se demandent si le modèle économique de l'entreprise la plus valorisée de l'histoire est solide... ou s'il repose sur un enthousiasme excessif et peu étayé pour l'économie «on-demand».

Geoffroy Van der Hasselt / AFP
Geoffroy Van der Hasselt / AFP

Les chauffeurs qui protestent contre Uber vont-ils uberiser l’action syndicale? S’ils sont restés fidèles aux traditionnels blocages des taxis aux abords de la capitale et des aéroports, qu'ils comptent reprendre lundi après le week-end de fêtes de Noël, ils ont également fait preuve d’innovation en annonçant vendredi dernier une «déconnexion massive», signe que l’économie numérique engendre ses propres types de travailleurs et des modèles de contestation nouveaux, adaptés aux nouveaux canaux qui irriguent l’activité économique.

Des débordements dans la nuit de vendredi 15 à samedi 16 ont terni le mouvement, avec sept chauffeurs interpellés après des violences sur les points de blocage à Paris. Uber a d'ailleurs porté plainte contre les organisations de chauffeurs qui ont lancé le mouvement, notamment pour des menaces. Depuis, une trêve a eu lieu, une réunion de médiation s'est tenue chez le ministre des transports. Uber n’est pas revenu sur la hausse de ses frais de service –sa commission sur les courses des chauffeurs, qui est passée début décembre de 20 à 25%– mais a annoncé la création d’un fonds de 2 millions d’euros pour soutenir ses chauffeurs en difficulté. Car tout en insistant sur le caractère non représentatif des leaders de la contestation, dont «l’objectif est la fermeture des applications VTC pour revenir au système de la grande remise», Uber a reconnu le malaise: «nous constatons que certains chauffeurs se retrouvent en situation de difficulté pour diverses raisons et nous souhaitons les aider», lit-on par exemple dans un des communiqués.

A vrai dire, la question de la représentativité du mouvement est un peu secondaire, et le mouvement de protestation actuel a été décidé avant les annonces d'Uber d'augmenter sa commission –ainsi que le prix des courses, ce qui est passé inaperçu.

Uber, révélateur des inégalités françaises

En France, la croissance d’Uber a été tributaire des péripéties de la réglementation du secteur, mais l’engouement est bien présent, du côté des chauffeurs, estimés à 15.000 en Ile de France, et des utilisateurs réguliers ou occasionnels, qui seraient 1,5 million selon les chiffres de l’entreprise. Un marché d'une taille telle qu'un retour en arrière n'est plus envisageable pour Uber, ni économiquement, ni symboliquement après que la société a renoncé à se développer sur le marché chinois, préférant passer un deal avec son concurrent sur place.

Historiquement rassemblés sous la bannière commode mais trompeuse d’économie collaborative, Airbnb et Uber ont en commun d’avoir bouleversé les équilibres économiques et sociaux de l’agglomération parisienne. Mais au-delà des similitudes réelles et apparentes, les deux équations économiques sont en réalité bien différentes, et chaque modèle a révélé des besoins et des populations spécifiques. Airbnb permet de faire fructifier un capital qu’on possède déjà, alors qu’Uber extrait de la valeur du travail de ceux qui deviennent ses chauffeurs partenaires. L’entreprise a bénéficié d’un levier de croissance propre à la société française: le réservoir de travailleurs au chômage vivant dans les banlieues pauvres et discriminés à l’embauche.

Cette rencontre entre l’offre de travail de jeunes hommes descendants de l’immigration et Uber fut une aubaine, s’affirmant progressivement comme une tendance économique. En 2015, le secteur des VTC était devenu le premier pourvoyeur de création d’entreprise dans de nombreux départements et communes franciliennes, en particulier les banlieues et quartiers de la politique de la ville. Une étude du Boston Consulting Group commandée par Uber a évalué qu’un emploi créé sur quatre au premier semestre 2016 était lié à la filière des VTC.

Dans les premiers temps de sa présence sur le territoire, Uber devient dans les banlieues une voie professionnelle alternative attractive et les premiers chauffeurs profitent d’un déséquilibre entre offre et demande en leur faveur. Mais rapidement, la concurrence s’intensifie. UberPop, le service de covoiturage d’Uber, est interdit et la filière se professionnalise avec UberX, le service qui devient standard et qui est l'équivalent d'une course de taxi commandée à distance, ou «maraude électronique». Les effectifs grossissent également grâce à un dispositif peu connu, le statut de capacitaire ou loi Loti, ces «capa» étant autorisés à embaucher des salariés sans aucune formation de chauffeur. Enfin, Uber baisse ses tarifs de 20% fin 2015, pour les remonter en cette fin d’année (mais de 10 à 15% seulement).

Cette évolution n'est pas propre à la France: comme l'écrit Tom Slee dans Ce qui est à toi est à moi (Lux éditeur) un ouvrage très critique sur «l'économie du partage» avec de grands guillemets paru en octobre dernier, «quand Uber se développe dans une nouvelle ville, son service démarre avec force subsides et offres spéciales pour les chauffeurs et les clients. Mais au fur et à mesure que la société s'établit, elle prélève une portion plus importante de chaque dollar et baisse souvent les tarifs.»

Un «Printemps d'Uber»?

Pour les chauffeurs, est-ce vraiment une bonne affaire? Plus vraiment. Si l'entreprise a pu servir de tremplin vers l’emploi pour certains, entrer dans la profession engendre des coûts d’accès assez importants si on suit la voie du statut VTC, paradoxe qui veut que les plus éloignés de l’emploi paient pour y entrer. Il faut passer un concours payant mais, surtout, le futur chauffeur indépendant doit acheter son outil de travail ou le louer, un besoin à l’origine de la création d’un vaste marché de location et de leasing autour d’Uber.

Comme la réglementation fixe le type de véhicule qu’un chauffeur VTC peut utiliser (des grosses berlines), l’investissement coûte cher. Contrairement à d’autres marchés où le nouveau partenaire Uber engrange ses premiers euros dès qu’il commence à rouler, en France le niveau de professionnalisation et les investissements rendent l’option moins avantageuse. C’est pourquoi Uber met à l’ordre du jour des rencontres avec le gouvernement la négociation sur les conditions d’accès à la profession.

Le mouvement de protestation tombe mal car il correspond à une période de fragilité de l'entreprise

Peut-on rapprocher la crise que connaît Uber en cette fin d'année en France, les difficultés pour les chauffeurs à s'en sortir financièrement et la situation globale de la multinationale? Le mouvement de protestation tombe mal car il correspond à une période de fragilité de l'entreprise. Ses pertes record font régulièrement l'objet de fuites médiatiques. Durant la première moitié de l'année, Uber a perdu 1,27 milliard de dollars. Elle pourrait atteindre les 3 milliards de pertes cette année, encore plus que les 2 milliards de 2015. Même sur son premier marché historique, les États-Unis, Uber sera déficitaire cette année selon Bloomberg, qui publie régulièrement le bilan de l'entreprise. Dans le même temps, sa valorisation atteint elle aussi un niveau record, autour de 69 milliards de dollars.

Ces derniers temps, Uber a montré par ses investissements dans la voiture autonome que sa stratégie pour atteindre la rentabilité était de supprimer à terme le poste qui lui coûtait le plus cher: le chauffeur. Sans même aborder la question du cynisme de cette position, la question que chacun se pose est la suivante: Uber a-t-elle les reins assez solides pour tenir jusqu'à cet hypothétique futur de science-fiction? Ne devra-t-elle pas rendre des comptes plus tôt?

Les chauffeurs français qui manifestent se sentent gagnés par l’enthousiasme et considèrent que le rapport de force est de leur côté. Dans un live sur le compte Facebook du syndicat SCP/VTC-Unsa, le leader du mouvement Sayah Baaroun a lancé jeudi 22 décembre à ses troupes: «On est à deux doigts d’y arriver», «On va réussir à coucher le géant». Selon le chauffeur, «c’est eux qui sont en panique», ajoutant que s’il refuse d’accéder aux demandes des chauffeurs, «Uber doit tomber et il faut qu’on s’en charge». Ce sera, annonce le leader syndical, le «Printemps d'Uber»: «Soit il s’applique à faire respecter les professionnels, les chauffeurs et toute cette jeunesse qu’ils ont jetée dans le chaos, soit il devra partir, et il partira comme tous ces dictateurs.»

Uber n'a pas (encore) de formule magique

Il y a une partie de bluff et de motivation des troupes dans ces paroles, mais le géant américain est peut-être à l'heure qu'il est plus fragile qu'on ne le pense.

En fait de «disruption», force est de constater qu’Uber n’a pas apporté d’innovation très significative qui justifierait la valorisation astronomique dont l'entreprise fait l’objet. C’est en tout cas la thèse défendue par certains experts sceptiques minoritaires, comme récemment Hubert Horan qui a publié une série d’articles très fouillés sur le site Naked Capitalism.

Tout au long de cinq billets thématiques qui se penchent sur la cuisine des chiffres de l'entreprise et de son secteur sur plusieurs marchés, l’auteur défend que «personne ne peut expliquer comment la rentabilité sera obtenue». Selon lui, les articles flatteurs sur le modèle Uber sont la conséquence d'une croyance répandue au sein des milieux high-tech en l'efficacité «magique» de l'économie on-demand, (appuyez sur un bouton et une voiture –ou tout autre service— apparaît). Une approche de l'activité d'Uber aussi partielle et orientée que celle qui consisterait à voir dans une appli de commande et de livraison de pizza à distance l'entièreté des enjeux de l'activité de pizzaïolo.

Si son affirmation peut sembler péremptoire, elle vaut d'être examinée dans le détail. Après tout, écrit l'auteur, que propose Uber, sinon d’amener le client d’un point A à un point B, comme les transporteurs individuels l’ont toujours fait? Il a agrémenté sa prestation d’un service irréprochable (d'autant que celui-ci fait l'objet d'une notation éliminatoire de la part du client), a amélioré la prise en charge de la course de la commande jusqu'au paiement et l’a nimbé d’une aura de luxe à la portée des classes moyennes. Cela fait beaucoup, certes, mais est-ce véritablement révolutionnaire ou disruptif par rapport à l'état de l'art?

La grande idée d’Uber est moins technologique que gestionnaire: les coûts de fonctionnement de l’activité de taxi sont externalisés au chauffeur

Pour le dire autrement, où réside réellement la «valeur» créée et en quoi Uber est-il plus compétitif que la concurrence? La grande idée d’Uber est en fait moins technologique que gestionnaire: les coûts de fonctionnement de l’activité de taxi sont externalisés au chauffeur, qui prend à sa charge la voiture, son assurance, l’essence et l’entretien –et bien entendu les charges sociales puisqu'il n'est pas salarié d'Uber. En fait, Uber reprend le modèle traditionnel de la société de taxis, mais le pousse dans ses retranchements en augmentant la part des coûts couverte par le chauffeur. Et selon Hubert Horan, c’est bien là que réside le talon d'achille du modèle. Les coûts associés à l'activité de chauffeur de taxi depuis que le métier existe n’ont pas disparu comme par enchantement dans la magie de l'économie «on-demand» ou dans les complexes algorithmes de fixation du prix de l’appli Uber. Ils se sont simplement déplacés. Les voitures restent des voitures, l’essence de l’essence et le chauffeur un être humain qui a besoin de manger à la fin de la journée, tout en remboursant le crédit de sa voiture. A rebours de l'idée selon laquelle l’économie numérique obéirait toujours à des lois fondamentalement différentes de l’économie «physique», l’expert en transports remarque que les principaux postes de coût de l'activité de taxi –véhicule, essence, chauffeur, usure– sont restés au mieux identiques.

A fortiori, remarque l’expert, Uber demande pour le service qu’il assure encore lui-même, le marketing et l’aspect opérationnel (dispatching), une part plus importante qu’une compagnie traditionnelle –pour un service certes plus performant. La question n'est donc plus: l'entité Uber sera-t-elle rentable à court terme? Mais plutôt: le contrat passé entre l'entreprise et le chauffeur partenaire profitera-t-il un jour aux deux parties prenantes, dans la mesure où les seconds prennent en charge les coûts évacués par la première et que, sans satisfaction des deux parties, le modèle n'est pas véritablement... un modèle.

Le directeur Europe de l'Ouest d'Uber, Thibaud Simphal, admet à demi-mot cet équilibre bancal, puisque dans une interview au site Alter Eco Plus parue au plus fort du mouvement de protestation, il explique:

«Depuis un an, nous essayons d’aider les chauffeurs à faire baisser leurs coûts. Le modèle avec un chauffeur en costume au volant d’une grosse berline n’est pas compatible avec le modèle uberX, le service standard.
Nous travaillons avec les constructeurs et les loueurs automobiles pour qu’ils proposent aux chauffeurs des véhicules légers avec des petites motorisations. Nous avons négocié des tarifs avec des cabinets d’experts-comptables pour qu’ils les aident à assainir leurs comptes, ainsi qu’avec les compagnies d’assurance pour leur proposer des tarifs préférentiels.»

Selon les calculs de l'auteur de la série d'articles à partir du bilan d'Uber en 2015, ses clients ne payent que 41% du coût de chaque course, le reste étant en quelque sorte subventionné par les investisseurs de l'entreprise qui la renflouent et l'autorisent à «brûler» énormément d'argent, ce qu'aucun de ses concurrents ne peut se permettre. D'où une autre question: le contrat passé cette fois entre Uber et ses clients tiendra-t-il quand ces derniers devront payer le coût réel des innovations apportées par Uber? Conclusion du spécialiste: Uber n'a jamais cherché à être compétitif pour prendre une certaine part de marché du secteur des taxis, mais vise le monopole global par annihilation de toute concurrence. Une sorte de pari fou du tout ou rien, à l'issue duquel Uber parvient à bouleverser l'intégralité du secteur des transports... ou s'effondre.

Et l'aspect le plus crucial n'est pas le fait que la structure de coûts de l'activité de transport ne permet pas à Uber d'être compétitif à l'heure actuelle. Selon l'expert, cette situation n'évoluera jamais. Dans sa série d'articles, il prend soin de démonter chacune des suppositions sur lesquelles repose l'espoir d'une profitabilité future du modèle. Or la grande faille de ce modèle c'est que les économies d’échelle qui ont permis à d’autres start-ups d’atteindre un seuil de rentabilité ne s'appliqueraient pas dans le cas d'Uber. Parce qu’elles fournissent un service entièrement dématérialisé, comme les réseaux sociaux, certaines start-ups ont pu étendre leurs marchés très rapidement et à un «coût marginal» très faible: leur rentabilité est une conséquence de la réplication facile et peu onéreuse sur plusieurs marchés de leur offre initiale. Or selon l’expert, pour Uber les règles sont différentes: «chaque course implique un véhicule. C’est pourquoi on n’a jamais connu de tendance naturelle à la concentration sur les marchés du taxi, et c’est pourquoi les compagnies de taxi s’étendent rarement au-delà de leurs marchés historiques». Amazon, souvent comparé à Uber, a bénéficié d'énormes économies d'échelle en supprimant les magasins physiques et en concentrant la logistique dans quelques entrepôts. Le transport urbain ne se prête pas selon l'expert du secteur au même potentiel d'optimisation, d'économies et donc de productivité.

Enfin pour lui, les économies de réseau dont bénéficie l’entreprise numérique, qui attirent à elle le plus d’utilisateurs (comme les abonnés Facebook ou les utilisateurs d’Ebay), et fonctionnent comme un cercle vertueux une fois enclenchés, ne fonctionnent pas chez Uber, car son appli est trop facilement imitable par d'autres concurrents. C’est pourtant sur ce point qu’Uber a basé tout son argumentaire: plus il y a de chauffeurs, moins le client attendra longtemps sur le trottoir, plus la demande augmentera et plus le chauffeur rentabilisera son heure de travail, et ainsi de suite selon une boucle vertueuse. C'est ce que les experts nomment «les maths d'Uber». Tout le monde ne voit donc pas la même équation dans les chiffres d'Uber. Et l'année 2017 annonce peut-être une résolution du problème, confirmant l'adage selon lequel on ne sort de l'ambiguité qu'à ses dépens.

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