«Consulter au sujet des hantises et de la malice qui paraissent être dans certaines maisons l’œuvre d’une force mystérieuse et très stupide le remarquable livre d’Emile Tizané: Sur la piste de l’homme inconnu». En 1953, dans son Journal d’un inconnu, Jean Cocteau tresse des lauriers à Emile Tizané, un des pionniers français de la chasse aux fantômes… Régulièrement invité à la télévision dans les années 60-70, auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le sujet, Tizané faisait à l’époque autorité. Bizarrement, il a fini par tomber dans l’oubli après sa mort.
Les YouTubeurs du paranormal qui partent «enquêter» dans des maisons abandonnées avec leur caméra et un enregistreur numérique ignorent certainement tout de ce prédécesseur old school et bien plus carré. Pourtant, son histoire, celle d’un ghostbuster dans la France rivale rivalise avec celle des époux Warren, dont la carrière a inspiré les longs-métrages fantastiques de la série The Conjuring. Pendant près de 50 ans, Tizané a joué au chasseur de fantômes tout en étant une bonne partie de ce temps officier de gendarmerie. Personnalité complexe, capable d’obéir à l’envahisseur allemand pendant l’Occupation tout en aidant les résistants, il est mort en 1982 après avoir été harcelé par une entité soi-disant extraterrestre! «Tizané, c’est un peu l’antihéros de la parapsychologie française, le Fox Mulder des années 30-50», estime Philippe Baudouin, celui dont le beau livre illustré Les Forces de l’ordre invisible permet de découvrir ce drôle de personnage.
«À l’image des entités invisibles que lui-même poursuivait, il est insaisissable, il a énormément de facettes à concilier, ses compromissions, ses tentatives de faire parler de lui, son entrisme…»
Les agressions de l'invisible
Il y a deux ans, Philippe, chargé de réalisation à France Culture et philosophe, prépare un autre ouvrage autour de Thomas Edison et de sa machine à communiquer avec les morts –rappelez-vous, on en avait parlé. Pour ses recherches, Philippe se rend régulièrement à l’Institut Métapsychique International, une fondation d’utilité publique établie à Paris qui étudie de manière scientifique les phénomènes paranormaux, un endroit où il a l’habitude de consulter des documents ou un des 6000 ouvrages.
«En passant un peu de temps là-bas, je découvre sur des étagères les ouvrages du commandant Emile Tizané. Tout de suite je suis surpris par les titres des bouquins en question, aussi incroyables que L’hôte inconnu dans le crime sans cause, Il n’y a pas de maison hantée, Les agressions de l’invisible».
Sur une étagère, il trouve même un CD-Rom avec des centaines de documents numérisés par un des fils d’Emile Tizané. Il prend contact avec celui-ci, reçoit un colis de documents qu’il montre en octobre et novembre dans une exposition intitulée Dessiner l’invisible. En février 2016, il se rend dans les Alpes chez Guy Tizané, le fils d’Emile, afin de se plonger dans les archives de ce gendarme de l’occulte auxquelles personne n’a touché depuis 1982. Ce qu’il ramène est stupéfiant: des photographies, des plans, des cartographies des maisons hantées, une correspondance avec deux prix Nobel… Le fruit d’un demi-siècle d’enquêtes réalisées avec un soin maniaque. Tizané était le champion des fiches, a dessiné une carte de France «des petites hantises».
Peut-être que s’il était né début 2000, il se serait filmé en plein Charlie Charlie Challenge –une occupation de 2015. Car, dès le lycée, Emile Tizané est branché spiritisme, une discipline en plein essor après la Première Guerre mondiale. Il s’essaye au ouija, la planchette à esprit, l’écriture automatique.
«Il réalise des petites expériences dans les domaine du spiritisme, de l’hypnose, de la télépathie, du magnétisme, sur des fruits, des petits insectes, même des chevaux, précise Philippe Baudouin. Le spiritisme, il va même l’expérimenter avec sa future épouse, à partir de leur rencontre jusqu’en 1933 et la naissance de leur fils aîné. A ce moment, ils décident d’un commun accord d’arrêter ces expériences qui, selon lui, perturbent la vie de leur ménage.»
Tizané, déjà l’esprit rangé d’un gendarme, accumule des dizaines de compte-rendu de séances de spiritisme, soigneusement retranscrites dans des cahiers avec la date, le lieu, l’horaire, la personne défunte contactée et le message délivré. S’il abandonne ces séances domestiques de spiritisme, c’est par prudence mais aussi parce qu’il a trouvé un champ d’investigation bien plus concret depuis qu’il est allé à Seyssuel pour constater de visu les dégâts commis par une entité (enfin, quelque chose, quelqu’un).
«C’est l’affaire originelle, celle qui va lui permettre de basculer dans ce qui sera à la fois une passion, une addiction, presque un poison pour lui. Il va littéralement s’épanouir dans ces enquêtes faites dans l’ombre.»
La théorie de la vilaine petite fille
Trois ans plus tôt, en 1930, alors qu’Emile Tizané est capitaine de gendarmerie dans la région de Vienne, il entend parler d’un cas de hantise dans un petit village de l’Isère, Seyssuel. Les époux Rozier ont porté plainte, des choses ont été cassées et déplacées à l’intérieur de leur ferme. Les enfants que gardait jusqu’alors Mme Rozier ont été griffés, elle n’en a donc plus la garde. Dans le village, circule la thèse –relayée par la presse locale– de l’envoûtement.
«Tizané se rend sur place dans un cadre non officiel et découvre une sorte de paysage post-apocalyptique, raconte Philippe. Il s’aperçoit qu’il y a une gamine dans la famille, Marguerite, une jeune adolescente. Lui va l’appeler le sujet épicentre. Selon lui transiteraient autour d’elle, des forces invisibles. Une forme d’énergie involontairement dégagée par cette adolescente viendrait de manière un peu sauvage court-circuiter la tranquillité des lieux.»
Alors que la jeune Marguerite est accusée, le gendarme prend sa défense et propose une solution: qu’on écarte la gamine. «Là, ils s’aperçoivent que les phénomènes vont se réduire, voire disparaître.» L’adolescente était donc bien le sujet épicentre?! À partir de là, Emile Tizané va appliquer à toutes les affaires futures de poltergeist –lui parle de «petites hantises»– la même grille de lecture: il faut chasser l’adolescente!
«Comme c’est un grand lecteur d’ouvrages occultes, de démonologie, Tizané puise cette théorie dans ses lectures, remet dans le contexte Philippe Baudouin. Il reprend à son compte une hypothèse parapsychologique, la “théorie de la vilaine petite fille” forgée par le chercheur Frank Podmore. Celui-ci, grand sceptique, ne croyait pas aux maisons hantées et pensait que, dans la plupart du temps, c’était des mauvais tours joués par des adolescent(e)s, consciemment ou non. L’ado dégagerait une sorte de fluide incontrôlé qui viendrait perturber la maison à travers des déplacements d’objets inexpliqués, des lévitations de table, des débris de vaisselle, des bruits inexpliqués, des grêles de pierre et des incendies spontanés. Toute sa vie, Tizané va repérer très régulièrement un adolescent, surtout une adolescente, autour de laquelle vont se manifester ces fameux parasites domestiques. Avec la période de la puberté, leurs corps en mutation, les ados peuvent devenir les vecteurs d’une énergie, d’une entité invisible qui les utilise comme une marionnette. À partir de là, il y a délinquance et lieu d’intervenir pour un gendarme. D’où cette fameuse phrase qu’il ne cessera de marteler: l’esprit frappeur est toujours un délinquant.»
Sa théorie de la vilaine petite fille, il va la défendre bec et ongle en prétextant de défendre les jeunes filles incriminées, taxées de manipulations mentales. Parfois, le gendarme ira trop loin dans l’utilisation de son concept de «l’hôte inconnu». Notamment quand, dans un de ses textes, il expliquera le comportement d’un exhibitionniste en considérant que l’homme incriminé est lui-même l’objet d’une manipulation invisible. «Son discours peut dériver vers des interprétations fumeuses, des élucubrations qui sont moralement condamnables –évidemment– mais qui ne tiennent pas du tout la route du point de vue psychanalytique.»
Un gendarme en eaux (très) troubles
Revenons à nos fantômes… En 1937, sept ans après son entrée dans la gendarmerie, Tizané, fort des nombreux cas de poltergeist qu'il a constatés oui lui ont été rapportés, décide de sortir du bois et de se manifester auprès de sa hiérarchie. Il rédige un rapport afin de sensibiliser la gendarmerie aux phénomènes occultes. S’il avait mis un nez de clown pour danser la polka, il aurait sans doute été plus entendu…
«Ce rapport de 1937 est finalement son grande œuvre dont sont tirés tous ces ouvrages, considère Philippe Baudouin. C’est presque un manifeste pour lui en faveur d’une nouvelle stratégie d’enquête pour la gendarmerie, qui intègrerait les phénomènes psychiques ou occultes dans celui propre à l’investigation.»
C’est presque un manifeste pour lui en faveur d’une nouvelle stratégie d’enquête pour la gendarmerie, qui intègrerait les phénomènes psychiques ou occultes dans celui propre à l’investigation
Comme il n’a pas été entendu, Tizané va opérer dans l’ombre tout en profitant de la moindre occasion pour crier son mal-être, notamment en direction de la presse. Du coup, il reçoit du courrier à la gendarmerie, des gens l’appellent à l’aide. Après l’armistice de 1940, les investigations de Tizané sont forcément rendues plus difficiles d’autant qu’il est en zone occupée. Il cherche du soutien auprès de personnalités tel que le prix Nobel de médecine 1912, Alexis Carrel, un proche de Pétain pour qui l’eugénisme est…indispensable.
«Pendant les années 40, Tizané nage en eaux troubles, il fréquente aussi les milieux occultistes parisiens très peu recommandables, des gens qui essayent de remettre la doctrine luciférienne au goût du jour et en même temps sont proches du gouvernement de Pétain.»
En novembre 1943, pour la seule fois de sa carrière, il obtient de sa hiérarchie l’autorisation d’enquêter sur une affaire de maison hantée à quelques kilomètres de sa section, à Frontenay-Rohan-Rohan. Débris de vaisselle, déplacement d’objets, lévitation de table, la maison des Auché est devenue folle. Et, surprise, on trouve encore une ado à l’intérieur de la maison, la petite Ginette. Et là, c’est le festival du paranormal: Tizané voit son képi s’envoler, un abat-jour exploser. Il obtient de son supérieur l’autorisation de passer la nuit. Comme il n’a pas d’appareil photo, il réalise des plans pour consigner tous ces événements étranges. Il en profite aussi pour initier une séance d’écriture automatique avec la petite Ginette. Il obtient une suite de phrases incohérentes: «je voudrais qu’elle danse tout de suite toute nue/je la tuerai au coin de la rue/elle m’a insulté dans la rue». Le tout forme quand même un message inquiétant.
«Il a des résultats ahurissants et scabreux, commente Philippe Baudouin. Lui-même n’en comprend pas la teneur. Il y a en tout cas une forme de violence qui s’exprime par la main de cette gamine durant ces séances d’écriture automatique. On voit un gendarme faire son boulot de gendarme, noter scrupuleusement les témoignages des habitants. En même temps il a recours aux outils du spiritisme et de la parapsychologie, il cherche comme un détective. Il arrive encore une fois –il y a une logique de répétition chez lui– à cette même conclusion: pour retrouver son calme, la maison devra vivre un certain moment sans la présence de Ginette qui est selon lui l’agent perturbateur inconscient.»
Dans les semaines qui suivent, Ginette Auché va travailler dans un hôpital, à quelques kilomètres de là. Surprise: les phénomènes vont se calmer. Mais l’affaire rebondit quand l’ado se confie à un psychiatre de l’hôpital. Elle lui explique ainsi qu’elle a orchestré tous ces phénomènes afin de faire parler d’elle. Le médecin conclut ainsi à une forme de démence. Tout n’aurait donc été qu’une imposture? «Tizané est alors très déçu, il l’avait mise à l’écart mais, dans sa tête, il s’agissait de la défendre.» En février 1944, rebondissement, Ginette Auché revient sur ses aveux précédents et explique dans une lettre que ses précédentes déclarations, c’était du pipeau. Après avoir été une petite vedette locale, elle n’aurait pas supporté que les journaux ne parlent plus d’elle et aurait voulu faire à nouveau parler d’elle. Bad buzz et, au final, une conclusion ouverte.
«J’en suis une de revenantes»
Un mois plus tôt, Emile Tizané s’est montré beaucoup moins bienveillant envers une autre adolescente, Ida Grinspan, juive de 14 ans, une des victimes de la rafle commanditée par la préfecture dans le département des Deux-Sèvres. Le gendarme de l’occulte fait arrêter Ida en pleine nuit chez sa nourrice, l’interroge pour savoir où se cache son père. Comme la jeune fille reste muette, elle est finalement envoyée à Niort avant de partir à Drancy puis au camp de concentration d’Auschwitz. Elle en sort vivante en 1945.
Dans les années 70, elle reconnaitra le capitaine qui a procédé à son arrestation et l’a interrogée: il est invité à la télévision pour parler de fantômes. Comme elle le raconte dans J’ai pas pleuré écrit avec Bertrand Poirot-Delpech, elle appelle le standard de la chaîne: «J’en suis une de revenantes, passez-le moi». Elle n’aura jamais l’occasion de parler à Tizané. Bien sûr, Ginette et Ida ne connaissent pas le même sort mais il y a, entre ces deux événements, l’un étrange, l’autre dégueulasse, une proximité troublante.
«Il faut prendre ça avec beaucoup de pincettes et de distance, insiste à raison Philippe Baudouin. En tout cas, force est de constater qu’en termes de pure temporalité, chronologiquement parlant, on est très proche. Les deux jeunes filles ont quasiment le même âge et Tizané applique une même manière de procéder: écarter l’enfant pour que la maison retrouve sa sérénité.»
Au moment de la Libération, Tizané est sanctionné pour avoir arrêté Ida Grinspan, pourchasser des réfractaires au S.T.O (le service du travail obligatoire imposé par l’Allemagne nazie) et serré en public la main d’un officier nazi. Il demande alors la révision de son cas. C’est certainement à cette période qu’il glisse dans son dossier de carrière un petit papier manuscrit que Philippe Baudouin a retrouvé lorsqu’il a consulté les archives de la gendarmerie au service historique de la Défense. «On peut y lire un profond regret que ses démonstrations de sciences occultes ne figurent pas dans son dossier. Son ultime pied de nez à l’égard de sa hiérarchie.»
Table ronde de novembre 2015 avec Philippe Baudouin et la participation d'Ida Grinspan
Finalement, Tizané sera blanchi et recevra la médaille de la résistance pour avoir fait arrêter cinq soldats allemands avant de recevoir en 1948 la légion d’honneur. «On sait que d’importants représentants du maquis sont entrés en contact avec lui et le considéraient non pas comme un collabo mais comme un informateur.» Oui, Tizané était un personnage ambivalent, à la fois salaud et héros. La fin de sa vie ressemble en tout cas à un roman de science-fiction. Il rencontre une femme qui prétend avoir des facultés extrasensorielles et être en contact avec d’autres degrés de réalité. Tizané reçoit des communications soi-disant extraterrestres, se fait harceler par un certain Simonus. «En quelques semaines il bascule dans la paranoïa, la folie. On lui diagnostique un cancer généralisé et il disparait en quelques semaines.» Reste une œuvre étrange, formée par des séries de photos fantomatiques, de documents étonnants que l’on retrouve dans Les Forces de l’ordre invisible. Normalement, si vous êtes arrivés jusque-là, vous vous dites «ça ferait un bon film, non?»
Toutes les images sont tirées du livre de Philippe Baudouin.