On a le sentiment d'avoir tout dit. Ce débat, on l'a eu maintes fois : à chaque proposition de loi, durant la campagne présidentielle, et à chacun des cas douloureux opportunément mis en avant par une certaine association. Et pourtant, il faut reprendre. Parce qu'une proposition de loi de notre République se propose d'entériner l'idée qu'un homme, qu'une femme, puissent être indignes.
Il faut continuer. Inlassablement, malgré la lassitude. Quel que soit le nombre de fois où l'on a tenu ce débat, et même si rien n'a pu changer depuis la fois précédente. Un débat solennel a déjà eu lieu, et il a donné lieu à un vote unanime. La proposition de loi qui sera débattue le 19 novembre rappelle d'ailleurs cette unanimité. Alors, comme pour justifier son existence, ses auteurs invoquent une prétendue nécessité de «franchir un nouveau pas au regard des souffrances subies par certains malades, et au nom de l’égalité». Mais pourquoi donc? La souffrance, la maladie, la mort ont-elles changé de nature en quatre ans? La loi n'est que du 22 avril 2005, et elle permet déjà aux médecins d'arrêter tout traitement à la demande du malade. Rien, depuis, ne justifie d'adopter une solution différente, bien au contraire. Car si une évolution a eu lieu, c'est probablement davantage dans un développement — encore insuffisant — des soins palliatifs, dans la prise en charge globale de la souffrance, physique et psychologique.
Pour que le débat reprenne, cette fois, la proposition de loi en débat est signée par près de 130 députés socialistes, soit plus des deux tiers du groupe socialiste. Peut-être une façon d'afficher une unité difficile à trouver par ailleurs.
Personne n'est jamais indigne
Il faut se mobiliser contre cette proposition. Il y a certes des raisons de rester serein mais il y a des raisons de s'inquiéter: si Nicolas Sarkozy s'est dit opposé à la légalisation de l'euthanasie, le pouvoir actuel fait aussi preuve d'une certaine inconstance éthique et, même si la proposition a été rejetée en commission, les cafouillages parlementaires ne sont pas rares. En outre, des députés de la majorité ont d'ores et déjà annoncé leur intention de rallier la proposition socialiste. Il y a, de toutes façons, des raisons de redire, toujours, sa conviction profonde.
Celle que l'euthanasie est, au niveau politique, et souvent aussi au niveau individuel, de ces solutions de facilité qui piétinent notre humanité. De celles qui effacent l'homme avec sa souffrance, avec sa difficulté, plutôt que de mobiliser notre humanité personnelle et collective à son service.
Et l'on ne peut que rejeter de toutes ses forces un texte qui inscrit en creux l'indignité d'une personne humaine dans la loi. Si c'est un credo, je l'assume: personne n'est, jamais, indigne.
Affirmer que, pour préserver sa dignité, on peut choisir la mort, c'est renvoyer à la face de celui qui choisit la vie, qui choisit de «s'accrocher», son indignité présumée.
Et de quelle indignité s'agit-il? La «dignité» n'est pas un concept hors-sol. S'agit-il d'être digne de vivre? Digne d'être une personne? Un être humain? Affirmer cette idée de mort «dans la dignité», c'est renvoyer à la face d'un homme ou d"une femme malade, souffrante, celle qui prétend encore vivre, qu'elle choisit l'indignité. Qu'une association telle que l'ADMD fasse ce choix est une chose, penser que la République inscrive dans ses textes ne serait-ce que l'hypothèse qu'un homme, qu'une femme, puisse être indigne, n'est pas acceptable. C'est pourtant ce qu'envisage cette proposition de loi.
Il faut redire alors sa conviction qu'une société ne peut pas effacer ainsi la souffrance, la vieillesse, la mort, quelle que soit sa bien compréhensible mais très inopportune terreur. Et la conviction que la terreur nourrit l'effacement, qui entretient la terreur.
Que sait-on véritablement de la fin de vie?
Si certains l'ont côtoyée, combien de Français réagissent d'abord par la peur légitime de l'impotence, de la dépendance, de la souffrance, de l'indignité ? Nos certitudes ne sont pourtant parfois que l'expression de la terreur des bien-portant: il faut entendre Emmanuel Hirsch souligner que les malades atteints de SLA ne demandent pas la mort, mais des synthétiseurs vocaux lorsqu'ils ne peuvent plus parler, entendre Catherine Kiefer (Chef du service de Soins et Réadaptation pour Traumatisés Crâniens à l'Hôpital Nord 92) expliquer qu'il y a une vie en Etat Végétatif Chronique et, loin de nos idées reçues, qu'en dix ans de pratique, elle n'a entendu qu'une seule demande de mort (ce que confirme ce reportage de Rue89, dans lequel une oncologue déclare qu'elle n'a connu aucune demande d'euthanasie en vingt-cinq ans de carrière). Pourtant, on ne cesse de réclamer une modification urgente, toutes affaires cessantes, de la loi. Pour répondre quelle demande véritable?
Alors, on pense à ces fictions, si soigneusement travaillées pour mener à leur implacable conclusion. Et l'on pense à ces cas, qui explosent soudainement dans les médias. Pourtant, lorsque l'on prend la peine de les examiner, on réalise à quel point ces cas sont des contre-exemples.
Le cas de Vincent Humbert est un peu à part, parce qu'il a provoqué l'adoption de la loi de 2005 mais, déjà, il laisse un goût amer de promotion commerciale et de mépris de sa volonté profonde, comme le soulignent Emmanuel Hirsch, directeur de l'espace éthique de l'APHP ou Axel Khan, ancien président du Comité Consultatif National d'Ethique, dans son livre, L'ultime liberté?.
Avant d'être un jeune homme qui demande qu'on l'aide à se suicider, Rémy Salvat fut un enfant que sa mère a tenté de tuer, arguant qu'il fallait «mettre fin à ses souffrances». Il vivra neuf ans de plus avant de demander à être euthanasié pour, aurait-il dit de lui-même dans un parallélisme remarquable, le «libérer de ses souffrances». Mais quelles perspectives pouvait avoir un jeune homme dépendant d'une mère qui n'avait pas jugé sa vie digne d'être vécue lorsqu'il avait 14 ans?
Le docteur Tranois en prescrivant la mort d'une proche, sans en avertir la famille et en déléguant le geste ultime à un tiers, en son absence, a enfreint toutes les règles de déontologie élémentaires de sa profession.
Quant à Chantal Sébire, elle a refusé ce que la médecine pouvait lui offrir, avant de revenir vers elle... pour lui demander la mort.Comme le rapportait Jean-Yves Nau dans Le Monde du 19 mars 2008, elle a refusé toute intervention chirurgicale alors que la progression de sa maladie pouvait être enrayée, en arguant que «le pronostic vital était engagé», ce qui laisse perplexe lorsque cela précède une demande d'euthanasie. Jean-Louis Beal, chef de l’Unité des soins palliatifs du CHU de Dijon qui lui a rendu visite fin 2007, juste avant le début de l’affaire, expliquait (Le Parisien, 26 mars 2008 et La Croix, 27 mars 2008) qu'elle refusait aussi tout traitement anti-douleur et notamment «la morphine,[parce que] c’était de la chimie, donc du poison», ce qui ne la dissuadera pas en revanche de solliciter l'administration d'une substance nécessairement létale, et de mourir en ingérant des barbituriques. Elle refusera encore d'intégrer le service de soins palliatifs du Pr Beal. Chantal Sébire, comme tout citoyen, avait le droit d'avoir les convictions qu'elle entendait. Mais faut-il modifier la législation française pour des positions si incohérentes?
Voilà les cas au nom desquels on vient réclamer une modification urgente de la loi. Est-ce un hasard si l'ensemble de ces cas, odieusement médiatisés l'ADMD, sont de tels contre-exemples? Est-ce une coïncidence si l'ADMD n'a pas pu présenter d'autres cas que ceux-là? Ou n'est-ce pas, plutôt, profondément révélateur?
Ces cas illustrent certaines des dérives inévitables auxquelles mènerait la légalisation de l'euthanasie. Et l'on en connaît d'autres, bien actuelles, dans ces pays prétendument progressistes, dont il nous faudrait suivre la trace. Ainsi en Hollande où l'on euthanasie les «déments», ou en Belgique. Ainsi encore aux Etats-Unis: l'an dernier, l'Etat de l'Oregon écrivait à des patients pour leur dire qu'il ne rembourserait pas certains soins, lorsque les chances de succès apparaissaient trop faibles, et pour proposer à l'inverse de rembourser l'euthanasie. L'idée n'est même pas venue à l'administration de cet Etat dans lequel l'euthanasie est légale de rembourser des soins palliatifs.
Ne croyez donc pas ce que l'on vous exhibe, ne croyez donc pas ces cas que l'on vous jette aux yeux: non, la réalité n'est pas celle-là. La réalité, je l'ai entendue de la part de ces soignants qui ne croisent pas la fin de vie incidemment au détour d'autres débats, mais chaque jour, chaque matin, chaque nuit. La réalité, je l'ai lue chez Marie de Hennezel, dans toute sa complexité, dans toute son humanité, témoignant magistralement que la fin de vie est encore la vie, qu'il peut s'y produire des choses insoupçonnées, comme lorsque cette femme, arrivée en demandant la mort témoigne: «il a fallu que j'en arrive là pour découvrir que la bonté existe».
L'euthanasie: une renonciation?
Il est choquant de voir autant de députés socialistes signer cette proposition de loi, eux qui se disent si souvent aux cotés des faibles. On ne témoigne pas la fraternité, en fin de vie, en prenant acte de l'indignité d'un homme. Ma conviction est qu'une société qui ne mettrait pas toutes ses forces, son énergie et ses moyens à assurer la dignité de la personne jusque dans ses derniers moments serait une société qui renoncerait à elle-même — c'est-à-dire à être une communauté fraternelle — et une société mortifère.
A ceux qui prétendent préserver la dignité en donnant la mort, je préfère ceux qui se battent au quotidien pour rendre plus digne la vie.
Une dernière chose: il revient à l'Alliance pour les Droits de la Vie d'avoir alerté l'opinion sur cette proposition. Sa pétition a été signée en ligne par plus de 40.000 personnes. Elle propose, surtout, dix idées solidaires contre l'euthanasie: donner et prendre des nouvelles, visiter les personnes malades, écouter, écouter et écouter, ne pas cacher la vérité, ne jamais cesser de considérer chaque personne comme vivante, oser le mélange des générations, vivre les rites de deuil, évoquer les disparus, soutenir les aidants, devenir volontaire en soins palliatifs. Elles pourront sembler dérisoires à ceux qui n'imaginent que de grands et définitifs mouvements législatifs, des légalisations, des abrogations. Comprenez que, précisément, des gestes aussi simples peuvent écarter la demande de mort.
Il reste à savoir si nous avons encore collectivement l'ambition d'éviter qu'une personne préfère la mort à l'indignité qu'elle lit dans notre regard.
Koz
Image de une: REUTERS/Vasily Fedosenko, novembre 2009; personnel médical face à un patient atteint de pneumonie, Ukraine