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Six mois plus tard à Molenbeek

Temps de lecture : 21 min

Ce n'était pas encore le printemps. Salah Abdeslam était arrêté et Molenbeek se retrouvait à nouveau sous le tir nourri des médias internationaux. C'était tout juste le printemps. Trois kamikazes frappaient Bruxelles. Et Molenbeek continuait à essuyer la dégelée. Six mois plus tard, Molenbeek continue à tenter d'étreindre la montagne avec un programme de déradicalisation lancé trois ans auparavant.

Jour de marché sur la place centrale de Molenbeek, le 18 octobre 2016 / Emmanuel Dunand | AFP
Jour de marché sur la place centrale de Molenbeek, le 18 octobre 2016 / Emmanuel Dunand | AFP

Bruxelles

3 juin 2016. J'appelle Olivier Vanderhaegen. L'homme occupe un poste devenu crucial à Molenbeek.

- Est-ce que des choses importantes se sont passées au niveau de votre programme de prévention, depuis notre première rencontre, il y a deux mois ?

Olivier Vanderhaegen a des souvenirs flous, mais sa voix n'en reste pas moins directe, claire.

- J'ai eu tellement de demande d'interviews ces derniers temps.

Normal. Quand on est officier de prévention de la commune dans laquelle a été arrêté Salah Abdeslam, en charge du radicalisme chez les jeunes, on se retrouve inévitablement exposé à des appels à la chaîne.

- Ce que je peux vous dire, c'est que nous continuons notre travail. Nous avons obtenu 150.000 euros, suite à la votation du budget communal, fin avril, pour embaucher deux travailleurs sociaux supplémentaires. Dans l'esprit, notre approche n'a pas changé, non.»

J'ai rencontré Olivier Vanderhaegen pour la première fois à la fin du mois de mars dernier. La pluie crachotait sur le marché, planté le long la Place Communale de Molenbeek, récemment réhabilitée pour «conférer un rôle primordial aux usagers faibles», comme le jargonnent les sites officiels. Soit mettre un peu à la marge les voitures et créer de l'espace, dans ce quartier dit «Molenbeek historique», qui est le troisième le plus densément peuplé de la Région de Bruxelles-Capitale, et l'un des plus pauvres. C'est ici, aussi, que se situe la préoccuation majeure de la commune: la radicalisation. Plus que dans ses autres quartiers qui s'étendent vers l'ouest.

La sensation d'être isolé

Au bout de la place, surplombant le marché qui s'est ouvert à huit heures du matin, se tient la maison communale, dont l'entrée est fermée depuis «deux ou trois ans» pour des raisons de sécurité, a dû rappeler la Bourgmestre Françoise Schepmans lors de la visite de parlementaires français venu voir la cité-épouvantail brocardée par pas mal de Français, Michel Sapin et Alain Finkielkraut en tête. Elle a été érigée en 1889.

Françoise Schepmans devant la future maison communale de Molenbeek | Emmanuel Dunand / AFP

C'était un jeudi et on pouvait trouver des patates douces, des haricots de toutes les couleurs et des épices disposées en minuscules collines. Le tout à des prix battant à plate couture les supermarchés. Mon bureau se situe à peine de l'autre côté du canal, mais la dernière fois que j'étais venu par ici, c'était il y a plusieurs semaines, pour envoyer un Western Union à un ami congolais de Kinshasa. Quelques dizaines de dollars pour soigner une malaria. J'ai tendance à venir à Molenbeek pour des choses uniquement pratico-pratiques. Envoyer de l'argent au Congo, assister à une réunion, faire une interview – rarement pour me laisser surprendre.

«Un euro, un euro!». Les cris d'un marchand de casseroles recouvrent une travée de murmures. Il vend des essuies de vaisselle, et, si l'on a plus en poche, des batteries de casseroles. Les attentats du 22 mars sont dans toutes les têtes. Olivier Vanderhaegen me prévient qu'il va être en retard, après deux semaines de travail où il a zigzagué entre les soubresauts ayant suivi l'arrestation de Salah Abdeslam, les plateaux télé pour commenter cette actualité, et les suites des attentats.

En déambulant, je capte une conversation, teintée d'angoisse, entre deux habitants, échangeant à grands gestes et phrases déstructurées.

- Où en sont les opérations policières?

- Je ne sais pas.

- Qui peut le savoir ? On ne nous dit pas encore ce qu'il va se passer pour contrer tout cela.

- Et qu'est-ce qu'il va nous arriver après?

Difficile de savoir qui se cache derrière ce nous. La communauté? Les Molenbeekois? Les habitants du quartier? Les Belges? Il révèle, au moins, la crainte, voire même la sensation d'être isolé du reste des citoyens et stigmatisé pour une appartenance géographique.

Une question laissée en frîche

Quelques jours plus tôt, la caravane parlementaire française n'avait passé qu'une soixantaine de minutes à Molenbeek. Seuls les aspects immédiatement liés à une surveillance plus active (le Plan Canal, développé par le ministre de l'intérieur Jan Jambon, de la N-VA, parti nationaliste flamand) d'individus sera abordé par le député George Fenech et sa bande. La question la plus lancinante du dossier djihadisme n'avait même pas pu être abordée: comment faire pour prévenir? Comment travailler dans les quartiers et avec leurs habitants en profondeur pour changer la donne?

Je pars faire un tour au rez-de-chaussée du bâtiment qui abrite le bureau du fonctionnaire de prévention. Molenbeekinfo, le bulletin d'information communal, ouvre sur ce titre: «Tous ensemble pour Molenbeek». Cinq jours après les attentats de Paris, 3000 Molenbeekois se rassemblaient sur la place communale. Une foule dense, solidaire des Parisiens, mais qui voulait aussi répondre aux nombreux médias qui avaient envahi la place depuis les attentats. Au-delà de ces moments estampillés «vivre ensemble», la ville tente aussi de communiquer. Et glisse, quelques pages plus loin et entre les lignes: non, ici, on n'a pas attendu Paris, et puis Bruxelles, pour s'attaquer à la question du djihadisme. Même s'il était déjà trop tard pour éviter le 13 novembre et le 22 mars.

Un capital social et religieux

Le quartier du vieux Molenbeek dispose, en lui-même, d'un statut particulier dans Bruxelles. Si l'hôtel de ville a été construit aussi imposant en 1889, c'est que le Canal bénéficiait alors des effets de la révolution industrielle. Rien d'étonnant à ce qu'une de ses zones se soit appelée Birmingham en référence à la ville anglaise qu'on nommait alors «l'atelier du monde». Bruxelles s'est développée autour du canal, le long de l'axe Charleroi-Bruxelles-Anvers, des mines vers l'un des plus grands ports d'Europe. La désindustrialisation et la transformation de Bruxelles en une ville de services, capitale de l'Europe, a laissé ces quartiers sur le carreau. «Selon la thèse standard, écrit un groupe de chercheurs flamands, la zone du Canal, avec sa densité de population considérable, sa position économique faible, sa composition multi-ethnique, et la concentration de familles mono-parentales, a de nombreuses caractéristiques. Mais parler d'une "génération" perdue est exagéré. Selon certaines estimations, il y a 300 jeunes à Molenbeek pour qui personne ne peut trouver une solution. Sur 100 000 jeunes dans les environs. Le mariage peut être un point de transition. Ceux qui ne parviennent pas à tourner le dos à la délinquance évoluent souvent vers une criminalité plus grave. En dépit des conditions de vie précaires, le nombre de suicides est bas. Cela renvoie à l'existant d'un capital social et religieux considérable dans ces quartiers.»

Ces phrases datent de 2012. En plein Printemps arabe et à la veille des premiers départs. En Belgique, plus de 500 jeunes, selon Pieter Van Ostaeyen, sont allés combattre en Syrie ou en Irak. Moyenne d'âge: 26 ans. Les trois quarts ont rejoint les rangs de Daech. Le restant est parti dans les bras d'autre groupes rebelles, le Front al-Nosra en tête, et une poignée combattent même du côté du régime de Bachar el-Assad. En valeur absolue, Bruxelles et ses dix-neuf communes est le plus gros fournisseur. Devant Anvers. S'ensuit une kyrielle de villes flamandes, surtout, et quelques wallonnes. La Belgique dans son ensemble et pas seulement Molenbeek, envoie, proportionnellement à sa population, quatre vingt fois plus de combattants en Syrie que l'Egypte. En Europe, le plat pays au ciel bas se situe juste derrière le Kosovo, la Bosnie et la Macédoine.

Lunette noires cerclées, cheveux rasés sur le côté, longs sur le dessus, gros bouc hirsute quadrillant le bas du visage, Olivier Vanderhaegen surgit. Il s'excuse du retard. Une réunion qui a traîné. Sa voix porte. Son corps est emballé dans une veste noire. Dans son bureau, des classeurs de couleurs, des tas de dossiers n'indiquent pas grand-chose de son activité. Un élément détonne: un «Molenbeek» fait à partir d'un collage de morceaux de papier de toutes les couleurs. A peine entré, Olivier Vanderhaegen démarre, sans se voiler la face. Est-ce que la commune a pris à temps la pleine mesure du phénomène des départs de combattants en Syrie?

«Au sein des services de la commune, il a quand même fallu attendre les attentats de "Charlie Hebdo", le démantèlement de la cellule de Verviers, puis enfin les attentats de Paris, pour qu'on se rendre compte de l'ampleur du problème à Molenbeek. Les Abaaoud, les Abdeslam, tout le monde les connaissait. On ne va pas nier qu'il y a un réseau qui engendre des terroristes à Bruxelles. Il faut affronter cela de façon objective, avec nos propres outils.»

Les départs, trop longtemps un sujet tabou

Avant les attentats de Bruxelles, la Bourgmestre lui a lancé cette remarque : «A Schaerbeek, ils ont un plan en dix mesures. Pourquoi on n'a pas ça nous ?» Sans langue de bois, Olivier Vanderhaegen me dit que dresser une liste de mesures juste pour huiler la communication ne va pas changer les choses. Lui, il remplit sa mission en «faisant du learning by doing». Et en définissant, aussi, des priorités :

«La formation des travailleurs sociaux, la synergie entre les différents organes communaux, le soutien aux familles d'enfants partis et un travail sur l'identité positive dans les quartiers. »

Deux jours avant de me retrouver dans le bureau du fonctionnaire de prévention, je croisais Sarah Turine, l'échevine de la jeunesse, de la cohésion sociale et du dialogue, au Palais de Balkis, en plein coeur de ce Molenbeek historique tant décrié. Cette épicerie bio et halal, à la déco faite en palettes de bois et où l'on vend aussi bien du saucisson à l'ail que des quiches végétariennes, peut dérouter ceux qui pensent qu'on ne trouve à Molenbeek que des mosquées clandestines glauques et une pauvreté bloquée dans la fatalité.

Chipotant sa tasse de café, entre l'un ou l'autre bip de smartphone (une rumeur circule autour d'un envoi massif de sms invitant les jeunes au djihad, démentie par les éducateurs de rue, mais déjà relayée par les médias), Sarah Turine revient en arrière.

«Je n'aime pas parler de programme de déradicalisation, même si on l'appelle comme ça. On a un phénomène: des jeunes qui partent en Syrie et certains deviennent terroristes. Les départs ont été trop longtemps un sujet tabou. En 2012, on ne connaissait pas encore Daech, ou en tout cas nous ne savions pas le monstre que c'était. Les jeunes partaient en disant qu'ils allaient lutter contre Bachar el-Assad. 'L'Europe ne fait rien, je vais aller aider mes frères en Syrie.' Ce n'était pas facile pour les travailleurs sociaux ou les gens des mosquées d'aller à l'encontre de ces sentiments.»

A l’ été 2013, une vague de départ conséquente attire l'attention. Les vagues, c'est toujours en été.

«Plus facile de partir qu'en hiver, où il fait froid, là-bas et ici», dit-elle.

Se rendant compte, en bout de course, que les filières sont bien plus importantes que ce qui a pu arriver auparavant (la Belgique connaît un phénomène de djihadisme depuis le milieu des années 90, quand le pays a servi de base arrière à une cellule du Groupe islamique armé algérien), la commune veut armer les travailleurs sociaux. Encore faut-il les sensibiliser à la problématique.

Au printemps 2014, une première formation s'organise pour les travailleurs sociaux. Au menu, rencontre avec deux mères du collectif «Les parents concernés», dont les enfants sont partis en Syrie, parfois pour ne pas en revenir, et introduction à l'islam radical avec le chercheur de l'Université libre de Bruxelles Younous Lamghari. Il aborde avec les travailleurs sociaux les thèses des premiers salafistes, mais aussi celle de Sayyid Qutb, poète et essayiste égyptien ayant «grandi» chez les Frères Musulmans avant de développer sa propre idéologie radicale.

C'est justement au début 2014 qu'Olivier Vanderhaegen débarque à Molenbeek. Avant, il travaillait déjà au service de prévention, mais à Uccle. Une commune bien plus riche, de l'autre côté de Bruxelles, qui trône plutôt en tête du podium des manipulateurs de sociétés offshore. Après neuf ans passés par là, il désire se frotter à «un autre terrain».

«Molenbeek, comme la plupart des communes bruxelloises, a des moyens limités, ce qui nous oblige à la créativité.»

Vanderhaegen se met à consulter des travaux académiques. Les écrits de Corinne Torrekens, spécialiste de l'islam à Bruxelles, de Farhad Khosrokhavar, philosophe et auteur de Quand Al-Qaïda parle, où des détenus, anciens de l'organisation d'Oussama Ben Laden, détaillent leur parcours, ou encore les textes d'Olivier Roy et Gilles Kepel.

«On s'est reconnu dans pas mal de choses qu'ils écrivaient mais une difficulté demeure: ces livres n'expliquent pas souvent ce qu'il faut faire pour éviter tout cela.»

Le millefeuille Belge

La famille c'est un système. Il faut comprendre comme ce système fonctionne avant de savoir sur quel levier on doit appuyer.

Sarah Turine, échevine de la jeunesse

La Belgique est, tout le monde le sait, un pays compliqué. Plusieurs échelons de pouvoir séparent le fédéral et le niveau communal, qui présente l'avantage d'être très proche du citoyen. Ce n'est qu'en 2013 que le sommet de l'Etat s'est véritablement intéressé à la question et a pensé à dégager de l'argent pour agir dans les quartiers.

«Quand certains jeunes ont commencé à revenir en Belgique, ce qui concordait avec le moment où Daech a pu s'implanter de plus en plus en territoire syrien et irakien», précise Olivier Vanderhaegen.

Entretemps, les profils des jeunes qui partent évoluent. Au début, la volonté de combattre Bachar el-Assad était revendiquée. Plus tard, ce sont des jeunes qui ont déjà commis délits et violences qui s'en vont. En 2014, le ministère de l'intérieur octroie 40.000€ à la commune pour engager quelqu'un qui se charge d'un des axes de travail prioritaire: l'accompagnement d'urgence des familles où des jeunes sont partis ou sur le point de partir.

Le mur des familles

On ne connaît pas le nom de cette personne. On ne la verra pas. Officiellement, on l'appelle le «fonctionnaire en déradicalisation». Un terme que Sarah Turine «déteste».

«C'est comme si on allait mettre en place un lavage de cerveau inverse alors qu'on sait très bien que le contre-discours religieux, justement, ne fonctionne pas.»

Elle l'appellera par son vrai métier: sociologue. Il veut à tout prix rester anonyme et ne pas parler à la presse. Parce qu'il entretient un lien de confiance précaire, toujours sur le fil, avec les familles. Une quinzaine d'entre elles ont été aidées.

«Le sociologue gère tous les dossiers, à quelques exceptions près. Mais il ne travaille pas seul. Il ne faut pas croire qu'on arrive chez eux, qu'on se met autour de la table et que tout va. La famille c'est un système. Il faut comprendre comme ce système fonctionne avant de savoir sur quel levier on doit appuyer.»

Les familles sont en général triplement cloîtrées dans une forme d'impasse qui les pousse au silence:

«Ils ont perdu un enfant. S'il n'est pas mort, il est dans une zone de combat. Ensuite, à l'époque où les enfants partaient sous le prétexte de combattre le régime, la communauté pouvait stigmatiser les parents qui se plaignaient du départ de leur enfant, alors qu'il pouvait justement mourir pour la cause. La sensation globale d'abandon des quartiers par l'État rajoute un obstacle supplémentaire.»

Les parents -surtout les mamans- servent de fenêtre, tout d'abord closes et hermétiques, pour plonger dans les systèmes familiaux.

Les attentats commis au nom de Daech ont permis de bousculer le silence. Mais la porte d'entrée vers des jeunes sur le fil du rasoir est fragile.

«De nombreux médias m'ont demandé de les accompagner dans la rue pour palper le phénomène de la radicalisation.»

L'idée le fait sourire ironiquement. La radicalisation ne se voit pas, dommage pour les télévisions. Les jeunes n'en parlent pas, nulle part.

«Ceux qui sont emportés dans le processus rompent avec les milieux associatifs, avec les institutions, avec les familles. Il ne faut pas croire qu'ils vont venir chez nous.»

Les parents - surtout les mamans - servent alors de fenêtre, tout d'abord closes et hermétiques, pour plonger dans les systèmes familiaux. Le contact peut passer par un assistant social qui connaît les parents, par un psychologue de la commune qui connaît le jeune à cause d’un décrochage scolaire ou bien par un travailleur de rue, ami du père de famille.

«Parfois, cela peut aussi être une tante. Quoi qu'il arrive, c'est très compliqué. Ces femmes peuvent venir chez nous mais refuser de nous dire leur nom ou celui du jeune. Car si le jeune sait que sa mère est venue à la commune, il va se méfier encore plus. Et si la maman sait que la tante est venue, ça n'ira pas non plus. Le risque que les efforts mènent à une impasse, dans ce cas, est clair. On marche sur des œufs.»

Il faut parfois quatre ou cinq rendez-vous pour établir un contact. Après, tout est affaire d'intuition et d'exploration de l'histoire familiale.

«On a réussi à agir sur une famille en comprenant, après cinq rencontres, qu'un des membres en avait été expulsé, pour un conflit grave. Mais il se fait que le plus jeune membre, celui qui était justement en train de péter un câble, avait une relation fusionnelle avec celui qui avait été exclu. Il a fallu réintégrer celui-ci et le jeune a pu être rescolarisé.»

«On cherche alors à renforcer le lien affectif et émotionnel de la personne avec sa famille et ses proches. Le travail du recruteur, c'est justement de couper ce lien. Mais parfois, la rupture est béante. La famille est trop éclatée, les parents sont désinvestis et nous ne pouvons rien faire.»La commune a pu aider ainsi une quinzaine de familles. Souvent tout se passe dans l'urgence; les parents ne remarquent un changement qu’au bord du précipice, lorsque le basculement est imminent, constate Olivier Vanderhaegen.

Le travail sur un «'contre-discours' religieux ne paye pas».

Sur 23 mosquées à Molenbeek, un tiers environ sont désireuses de collaborer avec la commune, explique-t-il. La majorité des imams ne parlent pas français ou néerlandais, et cette problématique se retrouve dans bien d'autres villes. Mais, surtout, les jeunes qui partent ne collent pas au profil du «musulman pieux et respectueux».

«Ils n'ont pas ou peu de connaissances de l'arabe. Ils sont désislamisés. C'est pour cela qu'il faut se pencher sur la question de leur socialisation. Beaucoup ont l'impression que leurs parents se sont faits avoir, qu'ils sont stigmatisés et que la génération au-dessus de la leur ne se rebelle pas. Cela peut pousser à l'adhésion à un islam plus radical. On a affaire à des fratries qui partent en Syrie, ou qui sont impliquées dans les actes terroristes. Les recruteurs jouent là-dessus et disent: 'Oublie ton père, lui, il devrait aller combattre là-bas, ici il est inutile.' L'absence physique ou symbolique du père est fréquente dans ces familles. Sans modèle d'identification possible, les enfants partent chercher des exemples ailleurs.»

Beaucoup ont l'impression que leurs parents se sont faits avoir, qu'ils sont stigmatisés.

Olivier Vanderhaegen

Ce terreau est fertile pour les recruteurs. L'un des plus féroces, Khalid Zerkani, un prédicateur surnommé le Papa Noël du Djihad (à cause de sa longue barbe et à l'argent qu'il distribuait aux recrues), a été condamné à douze ans de prison récemment. Ce recruteur, homme de l'ombre qui a envoyé une cinquantaine de jeunes en Syrie, dont Chakib Akrouh et Abdelhamid Abaoud, habitait à Molenbeek. Il avait organisé au moins deux filières aux méthodes bien huilées sur l'ensemble du territoire bruxellois. Selon l'expert Pieter Van Ostaeyen, une cinquantaine de personnes liées à ces filières sont «potentiellement encore actives» en Belgique. Khalid Zerkani avait notamment tissé sa toile jusque dans la commune flamande de Vilvoorde, littéralement située à «un centimètre de la Région Bruxelles-Capital».

L'exemple de Vilvoorde

Vilvoorde partage bien des caractéristiques avec Molenbeek: une croissance démographique forte, une proportion de personnes d'origine étrangère importante - dont bon nombre sont au chômage - et un passé industriel en déclin. Vilvoorde, elle, a subi la fermeture, dans les années 90, d'une usine Renault. 3.000 personnes y perdent leur emploi, sur fond d'une crise industrielle qui s'étend à tout l'Europe.

En 2012 et 2013, une trentaine de jeunes de cette ville vont faire leurs bagages pour le bourbier syrien. C'est un des lieux de prédication privilégié d'un mouvement anversois appelé Sharia4Belgium, dirigé par Fouad Belkacem, condamné en 2012 - deux ans de prison - et en 2015 - quinze ans de réclusion - après un retentissant procès. Mais, depuis mai 2014, plus aucun jeune n'est parti. Le programme lancé entretemps par le bourgmestre Hans Bonte (un socialiste flamand) lui a valu l'attention du Département

Il y a de moins en moins de départs vers la Syrie, mais la masse critique qui peut se radicaliser ici augmente

Olivier Vanderhaegen

d'État américain et une invitation à discourir à la Maison Blanche. Il a lui-même travaillé, par le passé, avec des jeunes du quartier des Étangs Noirs, à Molenbeek. Pour bétonner son équipe, Bonte profite en 2013 d'une offre du gouvernement fédéral pour embaucher une islamologue formée à la Koninklijke Universiteit Leuven (Université catholique de Louvain), Jessika Soors qui devient «fonctionnaire en charge de la radicalisation et de la polarisation». Bruxelles, la commune voisine, ne démarrera son programme que l'année suivante.

Pas de profil type de candidat au djihad

Soors part du principe qu'il n'y a pas un profil type de candidat au djihad. Donc, la commune a fait du cas par cas, du suivi ciselé. Un parent, un ami, un professeur ou un travailleur social remarque les premiers signes de radicalisation. Un changement de look, une attitude renfermée, plus de temps passé dans la chambre font partie des signes avant-coureurs. Les signalements arrivent parfois directement au bourgmestre. Vilvoorde est une petite ville (42 000 habitants) et la proximité entre l'administration et les familles est sans doute plus grande que dans des centres urbains plus denses. Jessica Soors vérifie ensuite la réalité de la radicalisation mais surtout du contexte social dans lequel la personne évolue, avant une tentative de contact avec la personne qui menace de partir. « Nous nous concentrons sur la restauration et le renforcement des relations sociales », souligne Bonte. Des individus pivots vont être mobilisés pour recréer ce lien social. Ainsi, si le jeune lutte avec son identité religieuse, une personnalité compétente et légitime sur l'islam peut être convoquée pour entamer un dialogue.

«Ils ont appris, à Vilvoorde, explique à The Independent le chercheur de l'Université de Gant Rik Coolsaet, à inclure tout le monde dans le modèle, même l'imam local. Il n'y a pas de garantie de succès, mais c'est le moyen pour aller de l'avant et tenter d'éviter une nouvelle génération de jeunes qui partent pour la Syrie.»

J'ai contacté Jessika Soors, peu après les attentats, pour la suivre dans son activité quotidienne. Réponse courte mais directe: «Merci pour votre message. Nous décidons de ne pas communiquer sur Vilvoorde pour le moment. Merci pour votre compréhension.» Depuis, je n'ai pas reçu d’éclaircissements, même si le climat autour des attentats explique ce désir de discrétion. En décembre dernier, 25 habitants de Vilvorde étaient sur la liste fédérale de l'OCAM, qui répertorie les individus suspectés d'être lié au terrorisme. Une

Des écoles remontent des informations fréquentes sur les rumeurs et leur armées de théories du complot.

vingtaine d'autres cas font toujours l'objet d'un suivi préventif. Vilvoorde était un terrain de jeu privilégié pour Sharia4Belgium, organisation dissoute dont le leader, Fouhad Belkacem a été condamné à 12 ans de prison en janvier. La poursuite de ces recruteurs a pu permettre, à un moment, de ne pas aggraver les chiffres.

Contrer le discours des recruteurs

A Molenbeek, le «learning by doing» ne s'est pas arrêté à l'aide aux familles. Un deuxième axe d'intervention cherche à contrer le discours des recruteurs. La commune cherche aussi à s'adresser aux jeunes. Rien d'évident. Des écoles remontent des informations fréquentes sur les rumeurs et leur armées de théories du complot.

«Hier, j'étais sur le terrain avec des jeunes qui me disent : Est-ce qu'on a vraiment arrêté Salah Abdeslam ? On nous a dit qu'il aurait peut-être été tué en prison ! », me raconte Olivier Vanderhaegen. «Pour certains, Charlie Hebdo c'était aussi un complot. Maintenant que cela a touché Bruxelles, cela s'estompe. Les yeux s'ouvrent. Mais le contexte global n'aide pas. Des musulmans meurent tous les jours dans le monde, dans des conflits armés. Ici, certains se sentent vraiment attaqués, parce qu'ils sont jeunes, musulmans et il est plus facile pour eux de prendre le contrepied immédiat, de dire 'on nous cache tout', plutôt que de tenter de prendre du recul. Il y a de moins en moins de départs vers la Syrie, mais la masse critique qui peut se radicaliser ici augmente. On adhère au discours de Daech même si on ne va pas se faire sauter.»

Pour ne pas laisser les jeunes s’enfermer dans de fumeux complots, la commune tente de trouver des interlocuteurs «légitimes». Comme Mourad Benchellali. L’homme a vécu Al-Qaida ; jusqu'au dégoût et la prison. En 2001, ce Lyonnais plaque tout, dont un mariage en vue, pour aller en Afghanistan avec un pote de son frère. Il passera soixante jours dans un camp d'entraînement, avant de vouloir repartir en France, pour finir à Guantanamo, puis à la prison de Fleury-Mérogis.

Mourad Benchellali, le 13 mai 2015 | François Guillot / AFP

Dans Voyage vers l'enfer, un livre écrit il y a dix ans, déjà, il relate son expérience. Depuis, il accumule les débats avec les jeunes – et est revenu fin du mois d'avril à Molenbeek. Ses mots captent l'attention. Lorsqu'il vient à Molenbeek, il a quarante minutes pour évoquer sa trajectoire et après, une bonne heure pour alimenter le débat. Les discours idéologiques sont prohibés.

On invite à poser des questions concrètes, «sans tabou», précise Olivier Vanderhaege. «Les premières questions qui déboulent n'ont rien à voir avec la religion, ou le djihad. Les jeunes présents lui ont demandé d'expliquer ses relations avec sa famille. Comment son frère l'a embrigadé? Comment ses parents, qui ont été expulsés [vers l'Algérie, après avoir été condamné dans une affaire dite des 'filières tchétchènes'], ont-ils vécu tous cela ? On voit que la famille représente quelque chose d'important.»

La commune aimerait poursuivre les échanges avec des artistes nés à Molenbeek comme Nabil Ben Yadir, réalisateur du film Les Barons, ou le dramaturge Ismaïl Saïdi, dont la pièce Djihad raconte le départ de trois jeunes Bruxellois qui, sans projets de vie, prennent leur ticket vers la Syrie.

Parler d'avenir

Au fond, creuser la question de la prévention des départs revient à envisager, de façon transversale, l'avenir de Molenbeek. Le troisième axe de travail envisagé par la commune peut ressembler à une montagne : «assécher le terreau sur lequel les recruteurs construisent leurs discours et embrigadent les jeunes.»

Cette année, pour compléter son équipe de prévention, Molenbeek a reçu 150.000 euros pour engager deux travailleurs sociaux. Une psychologue et un spécialiste de l'insertion professionnelle sont venus prêter main forte au sociologue. Mais l'enveloppe est un «one shot», regrette Sarah Turine. Pour continuer à les employer, Molenbeek devra puiser dans ses budgets. « On continue donc de travailler avec des bouts de ficelle », précise l'échevine. Deux jours avant le 13 novembre 2016, Turine a publié une opinion sur le site de la RTBF (Radio-Télévision Belge Francophone) pour expliquer que «L’Etat n’a toujours pas été capable de saisir le défi à la hauteur de l’enjeu.» Turine remet en question l'absence de concertation entre les entités fédérées et l'état fédéral belge, et les effets d'annonce du Plan Canal, qui aurait, selon elle, surtout servi à faire du chiffre, à contrôler au maximum les associations molenbeekoises, vues comme étant toutes suspectes, sans augmenter l'impact réel du rôle des policiers ni la confiance de la population dans ses services d'ordre.

«Aujourd'hui, on tente d'immuniser les générations futures, les gamins qui ont 14 ou 15 ans et moins encore, rappelle Sarah Turine. On en a de cet âge là qui sont partis. Nous devons mieux étudier les multiples profils de ceux qui ont commis les attentats.»

Difficile d'évaluer, entre le bruit médiatique dopé au «Belgium bashing» et le vécu tangible d'Olivier Vanderhaeghe, à quel niveau de son corps Molenbeek ressent l'eau.

Ou, dans les termes d'Olivier Vanderhaege, explorer leurs liens sociaux:

«Ils ne se sont pas rencontrés en prison, ou en se radicalisant. Ils se connaissaient depuis bien avant. Ils ont grandi ensemble, été au sport ensemble, ont trempé dans les mêmes petites puis grandes combines. On est dans une rupture du contrat social. Ce n'est pas propre à Molenbeek: la perte de confiance dans l'Etat implique une quête de modes de socialisation alternatifs.»

Au rayon diagnostic, Olivier Vanderhaege note aussi «le manque de confiance en eux des jeunes. Ils arrivent à l'adolescence et ne connaissent pas leur corps, il y a des sujets qui sont tabous, ils ne maîtrisent pas leurs limites et ont été confrontés à la violence, dans la rue, dans leur cercle familial mais aussi dans les médias. »

La difficile formation des jeunes

En miroir, la construction d'une identité positive se révèle jalonnée d'obstacles, alors que les départs les plus récents indiquent vers des profils davantage lié à la criminalité qu'en 2012.

Il y a d’abord, une forme de réticence, chez certaines familles musulmanes, à envoyer leur enfant à l'école maternelle, ce qui peut creuser un retard dans l'apprentissage du français. Mais Molenbeek est aussi une des communes qui n'a pas suffisamment de places disponibles dans les écoles pour les enfants de moins de six ans, au regard de sa population, obligeant des parents à aller inscrire leurs enfants dans des communes voisines. Plus tard, une redirection souvent expéditive vers les filières techniques et professionnelles pour de larges tranches de la jeunesse molenbeekoise tend davantage à les pousser dans la case « impasse ».

Sur les tables du conseil communal mais aussi d'autres échelons de pouvoir (surtout lorsqu'on parle d'enseignement et de politique liée à la famille), les défis s'amoncèlent. En sortant de ma rencontre avec Olivier Vanderhaegen, le marché se met tout doucement à plier bagage, donnant rendez-vous pour la semaine prochaine, reprenant une forme de routine en pleine queue de bourrasque médiatique, je réfléchis à cette phrase de l'écrivain nigérian Chinua Achebe : «On dit que si vous avez de l'eau jusqu'à la cheville, c'est le moment de faire quelque chose pour régler ça, pas quand elle aura atteint votre cou.» Difficile d'évaluer, entre le bruit médiatique dopé au «Belgium bashing» et le vécu tangible d'Olivier Vanderhaeghe, à quel niveau de son corps Molenbeek ressent l'eau. Sans doute un peu plus haut que les chevilles. Après les attentats, dans une Belgique salement fissurée par ses inégalités et son édifice politique plus branlant que jamais, le «learning by doing» continue.

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L'homme de 72 ans qui a menti sur son âge pour servir durant la Première Guerre mondiale

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Il a été l'un des plus vieux combattants sur le front pendant la Grande Guerre.

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