En 1993, Peter de Jager, un consultant technique, publia un article dans le magazine Computerworld intitulé «Doomsday 2000» (Ndt: «An 2000: le Jugement Dernier»). Le 1er janvier 2000, écrit-il, lorsque les douze coups de minuit sonneront, nos ordinateurs ne sauront plus quelle date afficher et cela aura des conséquences catastrophiques.
Avec du recul, l'article de Jager était étonnant de pessimisme. A l'époque, il avait interviewé plusieurs experts en informatique affirmant tous que l'industrie technologique faisait semblant de ne pas savoir pour le bug. La plupart des spécialistes n'étaient pas inquiets puisqu'il ne s'agissait pas selon eux d'un réel problème, et les autres n'étaient pas pressés d'y remédier, parce qu'après tout, l'an 2000 c'était loin. «J'ai participé à des réunions et des séminaires, et lorsque je demandais aux gens de lever la main s'ils avaient l'intention de s'attaquer à ce bug, j'étais sidéré de leur indifférence», écrit Jager. «Si une personne sur 10 levait la main, c'est que j'étais en face de gens éclairés.»
C'est alors que quelque chose d'étrange se produisit: tout le monde commença à parler du bug de l'an 2000. Au cours des années qui suivirent, les acteurs de l'industrie technologique décidèrent de prendre le problème à bras-le-corps. En 1996, le sénateur Daniel Patrick Moynihan demanda au Service de Recherche du Congrès d'ouvrir une enquête à ce sujet, et ce qu'il découvrit alors confirma ses craintes. Dans une lettre adressée au Président Clinton, Moynihan exhorte le gouvernement fédéral à agir rapidement au sujet de «La Bombe à retardement de l'an 2000» selon ses propres termes. Moynihan s'attendait manifestement au pire: «Vous devriez peut-être charger l'armée de régler ce problème», préconise-t-il à Clinton.
On ne souvient pas du second mandat de Bill Clinton comme d'un modèle de courtoisie entre les branches exécutives et législatives du gouvernement. Mais à l'époque, le Congrès (républicain) et la Maison Blanche (démocrate) se mirent d'accord sur la question du passage à l'an 2000 en recommandant la création de groupes de travail au niveau fédéral. La Maison Blanche désigna un coordinateur spécial «An 2000», John Koskinen, à la tête d'une mission impliquant l'armée et toutes les agences gouvernementales américaines. (Koskinen occupe aujourd'hui un poste important au sein du groupe de crédit immoblier Freddie Mac.) Suite à ces mesures du gouvernement, toutes les entreprises américaines décidèrent de s'attaquer au bug de l'an 2000.
Une histoire bien optimiste, n'est-ce pas? Quiconque s'est déjà indigné de l'incapacité du gouvernement à agir pour parer à une menace imminente peut se consoler avec ce récit. En 1993, mêmes les informaticiens étaient complètement indifférents au bug de l'an 2000; quelques années plus tard, le résoudre deviendrait la priorité n°1 de chaque pays. Pourquoi? Y a-t-il des leçons à en tirer pour la gestion de futures crises locales ou internationales?
Sur le papier, le bug de l'an 2000 partage de nombreuses caractéristiques avec d'autres problèmes qui nous semblent quasi insolubles, comme le réchauffement climatique ou la question compliquée du système de santé américain: son envergure mondiale, l'argent dépensé pour le résoudre, et ses conséquences les plus négatives qui ne seront visibles que dans quelques années. Qui plus est, dès le début beaucoup de gens mirent en doute la gravité du bug de l'an 2000, et bien que les experts parvinrent à un consensus sur le sujet, il y en eût toujours pour dire qu'on faisait tout un plat de pas grand chose (comme pour le réchauffement de la planète ou plus récemment, la grippe H1N1).
Comment les «anti-bug» ont-ils réussi à agir malgré des hordes de sceptiques? En imaginant le pire. «On se dirige tout droit vers un véritable désastre», écrit Jager en 1993. Dans la lettre qu'il adresse à Bill Clinton en 1996, Moynihan s'inquiète des conséquences que pourrait avoir le bug au sein du ministère des Finances ou de la Caisse d'Assurance Maladie, des milliards de dollars que les banques devront dépenser pour le résoudre, et présage même que c'est l'économie entière du pays qui deviendra incontrôlable si on n'a pas réglé le problème d'ici 1999. Et si les partisans de la lutte contre le bug de l'an 2000 reconnaissaient l'existence de leurs opposants, l'unique réponse qu'ils avaient à leur adresser c'est cet adage, difficile à réfuter: mieux vaut prévenir, que guérir.
S'il y a une tactique déjà éprouvée par les mouvements environnementaux, c'est bien celle-là: prendre des mesures extraordinaires pour empêcher un potentiel désastre. Le principe de précaution préconise que même en l'absence de certitudes scientifiques, la société doit adopter des mesures visant à réduire les menaces dépassant un certain seuil de dangerosité. D'habitude, ce sont les scientifiques et les amoureux de la nature qui invoquent ce principe, mais le bug de l'an 2000 constitue un des rares exemples qui ont poussé le gouvernement et certains chefs d'entreprise à faire de même.
Dans une enquête à ce sujet, les Australiens Aidan Davison et John Phillimore, chercheurs en environnement, estiment que cette histoire de bug de l'an 2000 n'était pourtant pas un plaidoyer facile. D'abord c'est un problème assez singulier, puisqu'une fois les ordinateurs préparés à passer le cap du 31 décembre 1999, tout serait réglé. Habituellement, indiquent Davison et Phillimore, les gouvernements gèrent bien mieux ce genre d'événement unique plutôt que ceux qui requièrent de l'attention sur le long terme, comme par exemple le réchauffement climatique ou le système de santé.
En outre, le bug de l'an 2000 concernait une industrie déjà habituée à évoluer rapidement, les ordinateurs devant sans cesse être mis à jour. Empêcher le bug signifiait simplement accélérer un processus naturel, pas réfléchir à de nouvelles innovations techniques, ce qui est justement le problème auquel on se trouve confronté au sujet du réchauffement de la planète.
Selon Davison, la seule vraie différence entre le bug de l'an 2000 et le réchauffement climatique, c'est l'attitude qu'on a adoptée vis-à-vis de ces problèmes. Le bug de l'an 2000 n'est jamais devenu une question d'éthique. «Il a toujours été présenté comme un souci de conception», écrit Davison. Et personne ne s'en est jamais servi pour dénoncer notre techno-dépendance ou bien pour exhorter les foules à se débarrasser des ordinateurs afin d'échapper à la catastrophe. La question du réchauffement de la planète a au contraire toujours été au centre d'un débat plus socio-politique que scientifique. «Les changements climatiques amènent toujours à des réflexions sur la société moderne dans laquelle nous vivons», explique-t-il. Il ne s'agit pas simplement de choisir un carburant alternatif, mais aussi de réfléchir à nos habitudes alimentaires, à notre façon de voyager, de vivre... «Aujourd'hui, c'est devenu un débat sur la modernité», indique Davison.
C'est cette différence fondamentale qui lui fait dire que les leçons du bug de l'an 2000 n'aideront probablement pas le débat sur le réchauffement climatique. Pire, notre victoire contre le bug pourrait éventuellement desservir la cause — il suffit de voir les réactions des gens une fois le 1er janvier 2000 passé sans problème majeur: ils en ont tout de suite conclu qu'on les avait manipulés.
Logiquement, ce raisonnement ne tient pas la route; le fait qu'il ne soit rien arrivé de catastrophique au Jour de l'an peut tout simplement vouloir dire que le travail effectué pour résoudre le bug a porté ses fruits. «Mais c'est là que le principe de précaution atteint ses limites», explique Davison: «si vous réussissez à éviter un problème, alors vous n'avez aucune preuve qu'il existait vraiment». Mettons qu'on passe l'hiver avec très peu de décès dus au virus H1N1. Cela voudra-t-il dire qu'on en a trop fait autour de la grippe, ou bien que le plan de vaccination massif a fonctionné?
Mais le pire, c'est que le bug de l'an 2000 est devenu une blague. Sur YouTube, par exemple — même si je dois admettre que cette vidéo de Leonard Nimoy est plutôt marrante. Cherchez «Y2K» sur des sites d'infos, et vous tomberez sur des articles à propos du film apocalyptique 2012 vous encourageant à ignorer ce que racontent les cinglés. Il faut croire que réussite est mère d'indolence: l'absence de chaos le 1er janvier 2000 est devenu un argument parmi tant d'autres pour ne pas agir — contre le réchauffement climatique par exemple. Et c'est peut-être l'effet le plus inattendu et le plus grave du bug de l'an 2000: la fin du monde n'a pas eu lieu, mais avoir travaillé à l'éviter rendra toute action du même genre plus difficile à entreprendre à l'avenir.
Farhad Manjoo
Traduit par Nora Bouazzouni
Image de une: festival de la montre et de l'horloge, à Honk Kong. REUTERS/Tyrone Siu.