Culture

Un Nossiter un peu bouchonné

Temps de lecture : 6 min

Le livre du réalisateur de Mondovino est un concentré d'autosatisfaction et de complaisance.

Qui a dit que des goûts et des couleurs, on ne discutait point? Pour nombre d'œnologues, la moitié du plaisir consiste au contraire à en discuter. Depuis quelques années, le monde du vin est agité par un débat sur ce que sont, pardonnez le pompeux de l'expression, les grands principes de la dégustation: qu'est-ce qui définit la qualité d'un vin? Où placer l'authenticité? Un cru doit-il d'abord être bon, ou fidèle à ses origines et exhiber un goût de terroir*, comme on dit en français? Si le résultat final est louable, pourquoi se soucier du mode de fabrication? Alors que l'industrie du vin favorise de plus en plus l'image de marque et le marketing, et que les techniques assurent aux viticulteurs un pouvoir croissant sur la nature, ces questions se posent avec de plus en plus d'acuité, et sont abordées avec de moins en moins de sérénité.

L'une des offensives les plus controversées de cette guerre gustative a pris la forme d'un documentaire en 2004, Mondovino, qui dresse le portrait d'un univers viticole irrémédiablement divisé entre les artisans de l'ancien monde et les forces implacables de la mondialisation et de la marchandisation, supposément menées par le critique œnologue Robert Parker. Écrit et réalisé par Jonathan Nossiter, Mondovino est un parti pris sans concessions qui, dans le style qu'il déploie, relève davantage de la propagande ou du faux documentaire. (Nossiter n'a eu qu'à se baisser pour ramasser ses proies: châtelains bordelais froussards, consultants rapaces, vignerons arrivistes de la vallée de Napa, etc.) Ce récit partial, où le documentariste n'hésite pas à se mettre en scène, en a poussé plus d'un, moi y compris, à voir en Nossiter un Michael Moore du vin.

Et voilà qu'il remet ça avec la publication de Liquid Memory: Why Wine Matters [Mémoire à boire: éloge du vin]. Après avoir lu ce livre, je peux affirmer que la comparaison avec Moore ne tient pas. D'une part, Nossiter n'a aucun humour, ce que l'on ne peut pas reprocher à Moore. D'autre part, et c'est là l'important, tout clownesque qu'il soit, Moore est animé d'une indéniable conscience sociale.

Autosatisfaction

À l'inverse, Nossiter ne semble motivé que par l'attention qu'il peut susciter. Le solipsisme, la complaisance et l'autosatisfaction dont il fait preuve auraient pu valoir à son livre de s'intituler «Mémoire à boire: éloge de ma personne.» Si Nossiter soulève des questions pertinentes, ce n'est que pour mieux souligner la délicatesse de son palais et crucifier tous ceux qui ne partagent pas son opinion. Mais ce qui rend l'ouvrage vraiment détestable est l'amalgame créé entre sensibilité gustative et affinités politiques. Ce faisant, Nossiter franchit une ligne rouge qu'aucun amateur de vin qui se respecte ne devrait franchir.

Comme Mondovino, Liquid Memory embarque le lecteur dans un tour du monde viticole étourdissant. Et là encore, le propos est tranché: dans les vignes, le bien et le mal s'affrontent sans répit. Les gentils, ce sont les producteurs de crus ancrés dans le terroir que Nossiter apprécie (Christophe Roumier, Jean-Marc Roulot) ou les personnes qui partagent son avis. Les méchants, ce sont les viticulteurs ou les amateurs des vins capiteux et homogènes qu'il exècre (Michel Rolland, Robert Parker), ou encore ceux qui les vendent à des prix qu'il estime prohibitifs (comme le célèbre chef Joël Robuchon).

Nossiter se prend très au sérieux et plombe son livre de déclarations sentencieuses. Mais cette aspiration à la profondeur est siphonnée par un vide hilarant. L'importance du terroir* qui, dans le contexte œnologique, tend à définir une région et ses particularités, est un thème récurrent de Liquid Memory. Ainsi Nossiter nous explique-t-il que la «défense du terroir*» dénote «la volonté d'avancer dans l'avenir avec de puissantes racines plongées dans un passé commun, racines qui sont laissées libres de pousser et d'évoluer en surface, dans le présent, pour créer une identité forte et âprement méritée.» Nous est ensuite précisé que «le terroir, pour être nourricier, doit être localisé sans être fermé» et que «la beauté du vin tient à ce qu'il peut nous mener sur une infinité de fausses pistes». Le genre de pensées* qui ferait courir l'amateur le plus passionné se décapsuler une bonne vieille bouteille de bière.

Tous contre Parker

Liquid Memory se veut un cri de ralliement qui exhorte les amoureux de la boisson divine à se soulever contre «tous ces juges et arbitres qui prétendent faire autorité et qui, aujourd'hui, ôtent au vin tout son aspect ludique et presque toute sa culture.» L'ouvrage, nous dit son auteur, est «une invitation à déguster librement,» face à tous ces Parker qui ont emmailloté le vin dans une langue absconse destinée à «exclure, tyranniser et rabaisser», et à tous ces rouleaux compresseurs de la mondialisation qui ont sacrifié le vin «sur l'autel du grand luxe, en le dépouillant de tout plaisir et de tout esprit de découverte», pour en faire «une figure d'intimidation psycho-mercantile remarquablement indécente et à la limite du pillage.»

Le problème est que cette volonté affichée de réconcilier le bon peuple et le vin n'est qu'une posture. Lui qui dénonce l'élitisme du jargon œnologique, qui y décèle même l'ombre d'une conspiration, est le premier à évoquer le vin à travers des références historiques, cinématographiques et littéraires, à travers un style de loin plus abrupt que les simples descriptions de senteurs et d'odeurs. Des bourgognes, par exemple, Nossiter écrit qu'ils «se rapprochent de l'expérience poétique telle qu'elle était notamment vécue par la Grèce et la Chine antiques, ou, et ce n'est pas un hasard, par les poètes modernes du 20e siècle, qui recherchèrent l'inspiration dans le lyrisme staccato des Grecs et l'inintelligibilité mélodieuse des Chinois.» Voilà de quoi éclairer le quidam! En outre, l'indignation devant l'alliance passée entre le vin et le luxe est plutôt mal venue quand l'on constate que les trois viticulteurs les plus dorlotés du livre - Roumier, Roulot et Dominique Lafon - proposent les nectars parmi les plus rares et les plus chers de la planète.

En plus d'être malhonnête, Liquid Memory est totalement dépassé. Au cas où Nossiter ne l'aurait pas remarqué, l'influence de Parker connaît une sérieuse perte de vitesse, tandis qu'une culture œnologique solide et démocratique est en train d'émerger aux États-Unis. Il y a encore cinq ou dix ans, les critiques étaient largement suivis et écoutés. À présent, en grande partie grâce à Internet, le public «déguste librement» et avec bonheur. Mieux: il tend à plébisciter les crus subtils et composites chers à Nossiter (et à votre serviteur). Des cavistes et des importateurs passionnés, de même que des écrivains tels qu'Eric Asimov, Jon Bonné et Matt Kramer, conseillent des champagnes, des chinons ou des albariños sans étaler leur science ni dénigrer ceux dont les goûts diffèrent.

Mais ce travail de guide requiert une humilité dont manque cruellement Nossiter qui, avec Liquid Memory, préfère s'offrir une sorte d'autopromotion. N'est qu'à voir le passage où il décrit sa visite à L'Atelier de Joël Robuchon, à Paris, où, mécontent de la carte des vins, il passe tout le repas à critiquer le personnel (c'est là où l'on rencontre le véritable héros de l'histoire, le sommelier, qui laisse Nossiter en plan au milieu d'une phrase). Il semble alors que notre auteur s'adresse à une caméra imaginaire et essaie d'impressionner la galerie avec ce qu'il pense être un savoir suprême. Ce qui ressort de l'aventure, cependant, est surtout son incomparable suffisance.

Politique

Ce livre est aussi le fruit d'un ego meurtri. Piqué au vif par l'accueil réservé à Mondovino dans certaines rubriques (en particulier dans le forum de discussion de Parker), Nossiter a décidé de contre-attaquer. Et ce n'est pas tant son esprit combattif qui est en cause, que les moyens qu'il emploie, à savoir la politisation du goût. Ainsi compare-t-il Parker à George W. Bush, avec qui il partagerait la même «morale virulente», et note-t-il avec perfidie que l'œnologue possède, dans «sa maison banlieusarde d'un kitsch sans saveur», quelques photos dédicacées de Ronald Reagan. Nossiter veut visiblement nous faire avaler que les atteintes au terroir* et à la liberté gustative sont le fait d'un vaste complot ourdi par la droite américaine. L'un des nombreux détracteurs de Mondovino, le grand éditorialiste et viticulteur espagnol Victor de la Serna, en prend aussi pour son grade, puisqu'il se retrouve dans l'ouvrage avec la double casquette de néoconservateur et d'extrémiste catholique de droite.

J'ignore totalement pour qui vote Parker ou de quel côté penche Serna, et surtout, je n'en ai absolument rien à faire. Entre autres nombreux atouts, le vin permet de mettre entre parenthèses les actualités du jour et les rancœurs partisanes qui imprègnent notre époque. Le monde du vin n'est certes pas paradisiaque, mais entre les amateurs de mon cercle, il existe un accord tacite pour laisser la politique au vestiaire; les discussions lors de nos dégustations sont assez vives comme cela pour ne pas en rajouter. Il est donc regrettable, même si ce n'est pas tout à fait surprenant, que Nossiter se soit laissé aller à cette manœuvre. Pour un homme qui clame son amour de la culture œnologique et qui regrette que la langue du vin ne soit pas plus abordable, il a une bien curieuse façon de montrer l'exemple. Nossiter nous a fait part de ses réflexions sur pellicule et sur papier. Tant mieux. À présent, la meilleure chose qu'il puisse faire pour la cause du bon vin, c'est ne pas le gâter davantage au contact de son amertume.

* En français dans le texte

Mike Steinberger est le chroniqueur œnologique de Slate: [email protected]. Son ouvrage, Au Revoir to All That, sur l'ascension, la chute et le devenir de la cuisine française, est sorti en juin 2009 aux  États-Unis.

Traduit par Chloé Leleu

Image de Une: Les vignes de Chateau Renon à Tabanac, REUTERS/Regis Duvignau

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