Monde

Vive le bug de l'an 2000

Temps de lecture : 7 min

Les mesures pour prévenir le bug du millénaire étaient-elles du gâchis ou de l'argent bien dépensé?

photo Reuters par Paulo Whitaker
photo Reuters par Paulo Whitaker

Quelques mois après le début du nouveau millénaire, Bob Bennett, un sénateur de l'Utah, déclara avec enthousiasme devant ses collègues que les Etats-Unis avaient vaincu le passage à l'an 2000. « On peut l'affirmer aujourd'hui: si notre nation n'avait pas été si concernée et efficace, nous aurions eu de sérieux problèmes » a-t-il déclaré. Mais à ce moment-là, personne ne l'écoutait, et Bennett, qui présidait au Sénat le « Special Committee on the Year 2000 Technology Problem » s'en doutait bien.

Le cap du 1er janvier 2000 avait été franchi sans perturbations majeures, et à la télé, les chroniqueurs babillards en arrivèrent à la conclusion que ça ne pouvait donc être que du bluff. L'an 2000 et son lot de prophéties alarmistes, tout ça tenait plus de la psychose « fin de siècle », du genre de problème que les gens s'inventent alors que l'économie prospère et qu'ils n'ont pas de quoi s'inquiéter. Après avoir remercié toute son équipe, Bennett annonça la dissolution du comité, effaçant ainsi toute trace d'implication du gouvernement fédéral dans l'affaire du bug de l'an 2000.

Près de 10 ans plus tard, il est intéressant de constater à quel point cette histoire paraît lointaine. Aujourd'hui et demain, je vais donc tenter de réparer cette malheureuse erreur. Dans la première partie de ma rétrospective sur le bug de l'an 2000 je vais tenter de déterminer si tous les préparatifs du passage au nouveau millénaire furent ou non un gigantesque gaspillage. Ensuite, je montrerai quelles leçons il y a à tirer lorsqu'on essaie de prévoir des catastrophes.

Mais c'était si sérieux que ça, le passage à l'an 2000 ? Il faut croire, puisque les Etats-Unis ont dépensé 100 milliards de dollars pour combattre le bug du nouveau millénaire, à hauteur de 9 milliards de la part gouvernement fédéral, le reste venant d'industries de services publics comme les banques, les compagnies aériennes, de télécom, et finalement toutes les entreprises possédant plus d'une dizaine d'ordinateurs. Le reste du monde n'est pas resté les bras croisés puisque le coût global des préparatifs au passage à l'an 2000 est estimé entre 300 et 500 milliards de dollars (entre 200 et 300 milliards d'euros).

Cependant, malgré toutes ces dépenses, nous eûmes vite fait d'oublier cette histoire. Dans son rapport final (PDF), le Comité Sénatorial évite de s'attarder sur les frais engendrés par le passage à l'an 2000 - et surtout si cet argent a été dépensé de manière intelligente - et aucun autre gouvernement ni aucune agence privée ou publique n'a depuis ouvert d'enquête à ce sujet. Visiblement, cette histoire n'a toujours pas fini d'embarrasser les pays du monde entier. Presque tous ceux qui avaient mis en place des solutions pour éviter le bug de l'an 2000 ont par la suite fait profil bas, un peu honteux, plus pressés de se dédouaner complètement de ce qui fût dès lors considéré comme un gouffre financier, plutôt que d'essayer de déterminer ce qui s'est bien ou mal passé.

Et quel dommage. À l'époque on a réagi de manière excessive, et il ne serait pas très dur de prouver qu'on a dépensé bien plus que nécessaire. Mais le passage à l'an 2000 ça n'est pas qu'une histoire d'argent. Cette histoire de bug informatique a profondément transformé l'industrie technologique mais aussi la culture d'entreprise aux Etats-Unis. L'an 2000 a permis aux responsables informatiques du monde entier d'être mieux considérés au sein de leur entreprise, et a sans doute participé au boom de la sous-traitance dans l'industrie des hautes-technologies.

Qui plus est, le passage à  l'an 2000 est le seul exemple récent de quelque chose de particulièrement rare aux Etats-Unis: dépenser de l'argent et du temps pour améliorer les infrastructures nationales afin de prévenir une éventuelle catastrophe. On a plutôt l'habitude de faire des chèques et d'élaborer des stratégies après, comme pour le 11 septembre ou l'ouragan Katrina. L'an 2000 fût au contraire une véritable réussite en terme de logistique : en seulement quelques années, petites et grosses entreprises ont toutes pu corriger du code qui figurait dans leur système informatique depuis des décennies. Certains experts affirment même que ces préparatifs ont contribué à la stabilité des infrastructures télécom de New York pendant les attaques terroristes de 2001. Le Rapport final de la Commission du 11 septembre indique que la menace de l'an 2000 a incité à échanger et partager des informations avec le gouvernement comme jamais auparavant. Les dernières semaines de décembre 1999 furent, selon la Commission « une période pendant laquelle le gouvernement ne semblait faire qu'un et agir en conséquence ». Ajoutant qu' « une fois cette alerte de l'an 2000 passée, le gouvernement s'est un peu détendu. »

Ce bug de l'an 2000 n'avait rien de compliqué : depuis très longtemps, dans la mémoire des ordinateurs, l'année est représentée par deux chiffres au lieu de quatre - 99 pour 1999 - et les experts ont donc prédit une catastrophe mondiale lors du passage de 99 à 00, puisque les ordinateurs ne sauraient plus de quelle année il s'agit. La solution semblait toute trouvée : trouvons un correctif au logiciel ! Sauf que cela impliquait de devoir s'attaquer au vrai problème que posait alors l'an 2000: faire l'inventaire des différents systèmes informatiques au sein d'une entreprise et trouver comment corriger chacun d'entre eux. Et selon les experts, si tout cela n'était pas fait à temps il faudrait s'attendre à de graves dysfonctionnements dans les infrastructures, entraînant la fermeture des aéroports, un retard des remboursements de la Sécu, et même la perte de nos dossiers d'imposition au Trésor Public. À l'époque, on a même entendu que le scénario serait encore pire si on réussissait effectivement à régler le problème : en 1998 BusinessWeek a fait sa une avec un article affirmant qu'utiliser autant de ressources pour empêcher le bug de l'an 2000 affecterait notre économie de la même manière que la crise financière en Asie.

Avant l'an 2000, les services informatiques des entreprises travaillaient dans leur coin sans que personne ne se soucie d'eux, et un grand nombre de sociétés n'avait jamais songé à faire l'inventaire des technologies assurant le fonctionnement de leurs opérations. « On sait qu'au sein d'une même compagnie, les dates sont parfois enregistrées et traitées de centaines de manières différentes » indique Leon Kappelman, professeur en systèmes d'information à l'Université du Texas, et qui a participé à de nombreuses commissions techniques de préparation au passage à l'an 2000.

Le bug a mis un terme à tout ça. Pour la première fois, des dirigeants ont dû s'en remettre aux types de l'informatique, invités alors à prendre en main la gestion des fonctions au sein de leur entreprise pour trouver tous les systèmes vulnérables au passage à l'an 2000, et apporter la solution la moins chère. Mais l'industrie technologique américaine, à l'époque beaucoup trop préoccupée par la promesse de fortune qu'offrait le Web,  n'arrivait pas à satisfaire la demande incessante en programmeurs. Selon les économistes Devashish Mitra et Priya Ranjan, les Etats-Unis se sont alors tournés vers l'Inde, un pays possédant des légions entières de programmeurs bon marché et désireux de se faire une place dans l'économie américaine. Les entreprises indiennes de sous-traitance comme Infosys, Wipro, TCS, ont alors récupéré des milliards grâce aux compagnies cherchant à échapper au bug de l'an 2000.

Mais le plus intéressant, c'est qu'après avoir franchi le nouveau millénaire, les entreprises américaines ont décidé de garder leurs programmeurs indiens. « Le recours à la sous-traitance n'a cessé d'augmenter même une fois le bug de l'an 2000 oublié », écrivent Mitra et Ranjan. Et d'une certaine manière le bug l'an 2000 est comparable à la crise pétrolière des années 70 en cela que cette dernière a participé à populariser les voitures japonaises - un autre exemple de changement durable amené par une crise économique temporaire. À l'instar de nombreux économistes, Mitra et Ranjan sont en faveur de la sous-traitance et considèrent le bug de l'an 2000 comme un cadeau aux entreprises américaines qui ont ainsi pu augmenter leur bénéfice net. Point de vue que ne partagent évidemment pas ceux qui se méfient de l'essor de l'industrie informatique indienne, comme les programmeurs américains qui s'inquiètent naturellement de la sécurité de leurs emplois.

Mais tout cela valait-il vraiment le coup ? Des années après, toujours aussi difficile de dire si oui non chaque centime dépensé pour le bug de l'an 2000 était bien nécessaire, surtout avec un gouvernement aussi oublieux. « Oui, c'est sûr qu'on a remplacé des choses qui n'avaient pas besoin de l'être, et que certains en ont profité pour installer de nouvelles versions alors qu'il aurait été plus malin de corriger celles déjà installées » reconnaît Kappelman. Il estime pourtant que 80 à 90% de l'argent dépensé pour le bug de l'an 2000 l'a été de manière intelligente et utile. Mais comment peut-on en être sûr ?

Parmi les détracteurs du bug de l'an 2000, beaucoup affirment que les pays ayant dépensé moins que les Etats-Unis n'ont pourtant pas été plus touchés. Outre quelques pannes de courant et lignes de téléphones coupées, personne n'a vraiment subi de dommage important. Est-ce que ça veut dire que tout se serait bien passé si on avait juste croisé les bras et attendu ? Pas vraiment, non. D'abord, les systèmes des infrastructures américaines étaient plus importants et complexes que ceux des autres pays, c'est-à-dire qu'il y avait bien plus de chances pour qu'une catastrophe surgisse aux Etats-Unis plutôt qu'ailleurs. Les entreprises de services publics américaines ont dépensé des centaines de millions de dollars pour empêcher le bug, et témoignant devant le Sénat, certaines ont rapporté que les mesures prises leur ont évité des pannes généralisées. Et non, les autres pays n'ont pas été radins au sujet du bug de l'an 2000 : des experts affirment que le Royaume-Uni, le Canada, le Danemark et les Pays-Bas ont dépensé à eux tous autant que les Etats-Unis.

Si l'on regarde en arrière, le plus intéressant dans toute cette histoire c'est que le monde entier a travaillé ensemble pour éviter un problème majeur. Au début des années 90, lorsqu'on a réalisé qu'il allait y avoir un bug informatique, on aurait pu facilement ignorer le problème ; après tout l'an 2000 c'est loin, on est même pas sûr que ce soit si grave que ça, et puis ça coûterait beaucoup trop cher. Nos problèmes les plus épineux partagent les mêmes caractéristiques: le réchauffement climatique, la politique de santé, le budget fédéral, la préparation à toutes sortes de catastrophes... Qu'est-ce qui a fait la différence avec le bug de l'an 2000 ? Pourquoi et comment a-t-on réussi à agir, et la même chose peut-elle se reproduire pour d'autres catastrophes potentielles ? Les réponses dans la deuxième partie.

Farhad Manjoo

Traduit par Nora Bouazzouni

Image de Une : photo Reuters par Paulo Whitaker

Newsletters

Un an après l'occupation russe, Boutcha et Irpin se reconstruisent

Un an après l'occupation russe, Boutcha et Irpin se reconstruisent

Que faut-il attendre du mandat d'arrêt international contre Vladimir Poutine?

Que faut-il attendre du mandat d'arrêt international contre Vladimir Poutine?

Jamais encore le président d'une puissance nucléaire n'avait fait l'objet d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale.

Le soft power de la Chine ne fait plus illusion

Le soft power de la Chine ne fait plus illusion

Presque partout dans le monde, la popularité politique de Pékin est en chute libre, et de plus en plus de pays lui tournent le dos.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio