Parents & enfants

Il est essentiel d'apprendre aussi aux enfants la «bonne» transgression

Temps de lecture : 9 min

L'école et les parents pourraient aussi former les enfants à devenir des citoyens en cultivant leur esprit critique, voire en faisant des «bêtises».

Un enfant en train de jouer  à Lisbonne. Pedro Ribeiro Simões via Flickr CC CC
Un enfant en train de jouer à Lisbonne. Pedro Ribeiro Simões via Flickr CC CC

C’était le printemps, il faisait beau et je prenais le train avec mon fils de 3 ans scolarisé en petite section de maternelle. Le voyage devait durer trois heures et j’avais prévu pour l’occuper un paquet de feuilles blanches et des feutres. L’activité dessin semblait l’enchanter mais il s’est arrêté net en voyant mon matériel: «On ne peut pas colorier avec des feutres maman, la maîtresse a dit que c’est interdit, il faut prendre des crayons de couleurs!». Il fallut dix bonnes minutes de palabres pour qu’il accepte de déroger à cette règle et commence à barioler le papier. Plus tard, alors que je reparlais avec son enseignante de cet épisode, elle m’évoquait les feuilles transpercées par l’humidité des feutres et saluait la bonne intégration des règles de la classe par mon fils.

Assurément n’y voyait-elle pas comme moi les prémisses d’un radicalisme scolaire ordinaire, qui cultive chez les enfants la certitude qu’il est très grave d’écrire en noir plutôt qu’en bleu ou de ne pas changer de page en commençant un nouveau chapitre. Derrière cette anecdote banale, il y a pourtant une question essentielle pour l’éducation des enfants: alors que tout le monde s’inquiète du bon apprentissage des limites, quel espace nous reste-t-il pour apprendre aux enfants à transgresser? C’est-à-dire, à devenir capable de prendre du recul par rapport à la société dans laquelle ils vivent pour en inventer les possibles futurs, à cultiver l’esprit critique nécessaire pour en relever les insanités, à trouver la force de s’opposer à ses injustices, c’est-à-dire en un mot, à prendre leur place pleine et entière comme citoyens dans la société de demain?

Dans les programmes scolaires

Sois silencieux mais participe, reste tranquille mais sois enthousiaste, attends qu’on te donne la parole mais n’embarrasse pas le maître de tes questions, aide tes camarades mais ne les laisse pas recopier: la liste des exigences à laquelle doit satisfaire un élève pour correspondre aux canons professoraux est tissée de contradictions. Peut-on affirmer que ces règles ne sont là que pour permettre à chacun d’apprendre et progresser au mieux? Il est permis d’en douter.

Car ce qui s’exprime d’abord, c’est la volonté de l’institution de protéger ses valeurs, ses représentations et ses habitudes. L’adhésion de toutes et tous à la culture scolaire est en effet un des ingrédients essentiels à la réussite du projet de l’école, qui enjoint chaque enseignant à une forme de taylorisme éducatif: faire maîtriser un même corpus de connaissances à un grand nombre d’enfants. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’on retrouve l’acquisition de cette posture d’élève en bonne place parmi les objectifs principaux des programmes de l’école maternelle, qui assimilent dans une confusion douteuse apprentissage des normes scolaires avec apprentissage de la vie en collectivité.

Ainsi que l’a avancé dès le milieu des années 1970 le philosophe Michel Foucault dans Surveiller et punir, le projet de l’école, en tant qu’il requière (et qu’il vise également) la normalisation des esprits et des comportements, a tendance à promouvoir ses normes en stigmatisant les comportements indésirables (par des punitions, des mises à l’écart ou des réprimandes) tout en valorisant les comportements souhaités (par des compliments ou des privilèges). De ce fait, les réels besoins des élèves au comportement «perturbateur» peinent à être entendus, tout autant que les tracas de ceux que le comportement policé ne fait pas remarquer.

Des troubles du comportement indésirables

Rappelez-vous, c’était en 2005, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) avait alors publié un rapport très polémique sur le repérage, la prise en charge et la prévention du «trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent». Il proposait en particulier de déceler chez les tout-petits des comportements considérés comme annonciateurs d'une délinquance future. Jouant au jeu des corrélations, ce rapport a contribué à promouvoir en France une vision pathologisante, pourtant scientifiquement discutable, des comportements enfantins considérés comme indésirables.

Il s’appuyait en particulier sur le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), ouvrage de référence publié par la Société américaine de psychiatrie. Dans celui-ci, le «trouble oppositionnel avec provocation» de l’enfant recoupe des symptômes aussi banals que «se met souvent en colère», «conteste souvent ce que disent les adultes», ou encore «est souvent susceptible ou agacé par autrui», etc., légitimant ainsi la réprobation et la méfiance des adultes vis-à-vis de ces comportements enfantins pénibles.

Loin de moi l’idée de minimiser les difficultés, le désarroi et l’épuisement des parents aux prises avec un enfant dont ils ne comprennent pas le comportement. Pour autant, il faut reconnaître l’impact de cette vision pessimiste de l’insoumission enfantine, qui agit à la manière d’un effet Pygmalion, tant sur les attentes des adultes que sur les comportements des enfants. Dans leur livre Le cerveau de votre enfant, traduit en français en 2015, le professeur de psychiatrie Daniel J. Siegel et la psychologue Tina Payne Bryson proposent de regarder les choses autrement:

«Votre enfant vous manque de respect, vous êtes convoqués chez le proviseur, vous retrouvez des crayonnages partout sur vos murs [...], ce sont [aussi] des opportunités –et même des cadeaux– où le rôle du parent prend tout son sens.»

Il y aurait ainsi dans chaque conflit une occasion d’apprentissage: pour l’enfant, de développer ses compétences psycho-sociales; et pour le parent, d’accroître sa capacité à l’accompagner dans cette évolution.

Le conformisme, un handicap professionnel (et féminin) ?

On s’accorde assez facilement pour dire que l’école valorise les élèves «conformes» aux normes scolaires. Mais qu’en est-il du monde professionnel? Assurément, une capacité à comprendre et à adhérer rapidement aux valeurs de l’entreprise y est saluée, mais parallèlement il semble que la réussite professionnelle aille souvent de pair avec une audace assumée, un esprit de compétition égocentré doublé d’une solide capacité à enjoliver ses qualifications sans l’ombre d’un scrupule. Cette rupture entre normes de l’école et normes professionnelles n’est-elle d’ailleurs pas à l’origine du reproche adressé aux personnes trop «scolaires», chez qui le conformisme social deviendrait un handicap professionnel?

C’est précisément cette hypothèse qui a été souvent été évoquée pour expliquer le «paradoxe» féminin, c’est à dire l’incohérence apparente entre la plus forte réussite scolaire des filles rapportée à leur moindre réussite professionnelle. Selon cette explication, les stéréotypes de genre inciteraient davantage les filles à se conformer aux attentes des adultes, à leur plaire et leur «faire plaisir» tandis qu’ils exhorteraient les garçons à s’affirmer et à cultiver leur propre intérêt.

Plusieurs arguments semblent appuyer cette thèse. Dès 1973, la pédagogue féministe Elena Gianini Belotti avait montré dans son livre best-seller Du côté des petites filles que les mères agissaient différemment selon que leur bébé était un garçon ou une fille, jusque dans la façon de les nourrir. Alors que la voracité des bébés garçons était saluée, celle des petites filles était réprimée, les conditionnant ainsi dès la naissance à adopter un comportement dans lequel l’image sociale (ici, de délicatesse «féminine») prévaut sur les besoins fondamentaux individuels (ici, la faim). Un oubli de soi contre lequel la psychologue et psychanalyste Alice Miller, avait mis en garde dans son livre Le Drame de l’enfant doué, paru en 1983. Elle y dénonçait le sort de ces enfants, si autonomes et matures, et qui semblent si naturellement habiles à satisfaire les besoins des adultes. Loin d’aller «bien», ils développeraient en réalité une «personnalité-comme si» qui les rendrait étranger à eux-mêmes.

Mais la réalité semble encore plus complexe. En 2002, une étude semblait montrer que les garçons adhéraient en réalité beaucoup plus fortement que les filles aux stéréotypes de genre, faisant alors preuve d’un plus grand conformisme social. Et en 2012, la sociologue de l’éducation Séverine Depoilly écornait encore le stéréotype des filles «conformistes» en montrant que la transgression à l’école n’était pas moindre chez les filles mais seulement qu’elle s’exprimait différemment (de manière moins bruyante et plus compatible avec les exigences scolaires).

Une société d’individus obéissants

L’école reconnaît ainsi l’obéissance comme une qualité précieuse, signe d’une réussite éducative. Pourtant, peut-on affirmer, au-delà des intérêts individuels qu’elle est véritablement bonne pour la société? En 1960, Stanley Milgram, alors jeune professeur à l’université de Yale, décide de mettre au point une expérience de psychologie sociale pour tenter de comprendre les mécanismes de soumission à l’autorité qui ont pu rendre possible la Shoah.

Il élabore un protocole expérimental devenu célèbre: des volontaires, pensant participer à une étude sur l’apprentissage humain, reçoivent pour mission d’administrer via un panneau de commandes une série de chocs électriques à chaque mauvaise réponse de celui qu’ils croient être le véritable sujet de l’expérience (en réalité joué par un acteur, qui simule la douleur). A leurs côtés se tient un instructeur (également joué par un acteur), qui leur donne l’ordre de délivrer des chocs de plus en plus élevés, jusqu’à un niveau présenté comme mortel. Le but de Milgram était d’observer jusqu’à quel point les individus continuaient d’obéir, et surtout, d’étudier quels paramètres étaient susceptibles d’influer sur cette limite.

Contrairement aux prévisions des psychiatres de l’époque, qui pensaient que seule une infime minorité de sujets accepterait de poursuivre l’expérience jusqu’au bout, environ 60% d’entre eux, dans les versions initiales de l’expérience, allèrent jusqu’au choc fatal.

Pis encore, Milgram a pu montrer que la situation la plus inconfortable n’était pas celle du sujet obéissant contraint d’agir contre son sens moral, mais celle du sujet rebelle:

«Le coût de la désobéissance, pour celui qui s’y résout, est l’impression corrosive de s’être rendu coupable de déloyauté. Même s’il a choisi d’agir selon les normes de la morale, […] il ne peut chasser le sentiment d’avoir trahi une cause qu’il s’était engagé à servir.»

A l’époque, Stanley Milgram avait conclu que c’était moins la personnalité de chaque individu qui allait déterminer sa capacité à désobéir aux ordres que les caractéristiques de la situation à laquelle chacun était confronté. Pourrait-on néanmoins favoriser par l’éducation le développement d’une capacité à questionner l’autorité et à mobiliser des compétences posturales pour s’opposer aux injustices? Et plus encore, n’en irait-il pas de l’intérêt général que d’inclure au programme des classes d’éducation civique et morale, la difficile, complexe et nécessaire question de la désobéissance civile?

De la nécessité d’éduquer à la transgression

Les expériences de Milgram l’ont montré, il y a au moins deux formes de transgression: celle du sujet obéissant qui outrepasse son sens moral et celle du sujet rebelle qui refuse d’obéir à un pouvoir illégitime. Peut-on éduquer au refus de l’une et au développement de l’autre? Je fais l’hypothèse que oui.

S’agissant de prévenir la transgression-agression, plusieurs systèmes éducatifs ont d’ores et déjà mis en place des programmes visant à potentialiser les compétences émotionnelles des élèves. Au Danemark, ce sont par exemple des cours d’empathie qui sont proposés et visent à réduire les violences interpersonnelles. En France, l’idée en est encore à ses balbutiements, mais n’en fait pas moins son chemin. Parallèlement, on pourrait s’interroger sur les actions éducatives possibles en faveur de la «bonne» transgression. Cela pourrait en particulier passer par des initiatives visant à améliorer la confiance en soi des élèves, à valoriser leur créativité, à renforcer leur capacité d’agir pour des causes qui leur paraissent justes, ce qui irait de pair avec une réflexion des adultes sur le statut qu’ils accordent à la parole de l’enfant. Cela pourrait également inclure une réflexion sur la façon dont les élèves sont sensibles au conformisme social et sur la part de liberté qu’ils sont prêts à lui sacrifier.

A l’échelle parentale, peut-être pourrions-nous également nous atteler à prendre conscience de nos propres conformismes sociaux: quels comportements de nos enfants nous font-ils «honte»? Cette honte repose-t-elle sur un préjudice fait à autrui ou simplement sur notre crainte de déroger aux règles sociales? Et dans ce dernier cas, desquelles sommes-nous prêts à nous affranchir?

Une manière légère et ludique d’aborder cette question pourrait être de se plonger dans les suggestions d’activités délicieusement transgressives proposées par Marie Gervais, blogueuse et autrice militante en faveur de «l’éducation créative» dans son dernier livre paru en 2016. En guise de conclusion, je citerai donc pêle-mêle: faire un pique-nique en hiver, jouer dans la gadoue (et en ressorti tout marron), dormir à la belle étoile, manger dans le noir, jouer avec des allumettes, hurler à plein poumons dans un endroit désert, faire couler de la cire fondue sur son doigt, faire une vraie bataille d’oreillers, poser la langue sur une pile. A laquelle j’ajouterai non sans malice: ne pas se laver pendant quelques jours, manger par terre et/ou avec les mains, sucer des galets, mettre la tête sous une gouttière, sauter dans les flaques, manger de la neige et passer une nuit blanche (à lire, rire, ou chuchoter des secrets).

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