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Pourquoi «L'Original de Laura» de Nabokov n'aurait jamais dû être publié

Temps de lecture : 8 min

Vladimir Nabokov voulait détruire ce manuscrit, inachevé, qui ne rend pas honneur à son génie

Image de une:  Vera & Vladimir Nabokov beim Schachspiel, Grafik, Wikimedia CC
Image de une: Vera & Vladimir Nabokov beim Schachspiel, Grafik, Wikimedia CC

A l'époque où j'étais un jeune téléspectateur à Sarajevo, il y a avait une émission culte qui s'inspirait des Monty Python. Une fois, ils ont passé un sketch au sujet d'un poème censé avoir été trouvé dans les papiers d'un poète génial décédé. Un acteur énonçait d'un ton solennel et pesant les vers récemment découverts - «Du pain / Du lait / De l'huile de cuisson...» - et il devenait de plus en plus évident que le chef d'œuvre était en fait une liste de courses. Le dernier vers, sidérant, était: «Et si tu en trouves, du poisson.»

The Original of Laura (Dying Is Fun) de Nabokov est loin d'être une liste de courses, mais il est aussi loin d'être un roman. Le maître l'a commencé en 1975 et y travaillait en 1977 quand il tomba malade et mourut, confiant à sa femme la charge de détruire le manuscrit. Quelques décennies plus tard, les ébauches du roman ressortent «grâce à» une alliance maligne entre un agent et une maison d'édition, entourée de toute une dramaturgie, complétée par une sorte d'embargo bizarre sur les pré-copies: les critiques voulant voir le roman avant sa publication ne pourront feuilleter le manuscrit que dans une pièce à l'intérieur des locaux de la maison d'édition.

Contenant environ 9 000 mots, on peut dire au mieux de L''Original de Laura qu'il s'agit d'une ébauche de nouvelle, au pire qu'il s'agit d'un recueil de 138 fiches en carton (que Nabokov utilisait pour composer ses textes, laissant le soin à sa femme Véra de taper à la machine le manuscrit), rassemblées dans un ordre vague pour offrir au lecteur l'aperçu d'une structure possible et des idées fondamentales qui l'accompagnent. En effet, le livre se compose de fac-similés de fiches - qui peuvent être détachées et battues comme des cartes, faisant de l'écriture de Nabokov un jeu littéraire, complété par une carte bonus: la dernière fiche contient une liste gribouillée de verbes synonymes d' «annihiler» - «effacer, expurger, supprimer, gommer, essuyer, anéantir» et un mot indéchiffrable, rayé par le crayon de Nabokov. A une époque où très peu de gens continuent d'utiliser des crayons et des stylos pour écrire, ce mot rayé pourrait apparaître comme une sorte de nœud créatif, de drame intriguant de l'écriture. Mais en tant qu'individu attaché aux méthodes d'avant l'ordinateur, je vous rappelle que rayer un mot est un aspect somme toute assez banal et antique du processus d'écriture.

Cette liste de synonymes d'annihiler prend son importance au fil du texte. Le personnage principal est Philip Wild, un intellectuel obèse qui est en train de se perdre dans une triangulation amoureuse (semblable à celles des premiers romans en russe de Nabokov) dont sa jeune femme, Flora, et quelqu'un qui s'appelle, peut-être, Eric, sont les autres composantes. Eric n'est pas le seul amant de Flora, mais il s'est distingué des autres en écrivant Ma Laura, qui décrit les détails de leur liaison.

Flora est, donc, l'original de Laura. L'est-elle vraiment? Le procédé consistant à négocier avec la réalité est encore une fois utilisé, comme il le fut, de manière plus heureuse, dans beaucoup des ouvrages de Nabokov, y compris sa dernière œuvre achevée, Regarde, regarde les arlequins!, une autobiographie imaginaire, ou dans Autres rivages, une autobiographie dans laquelle le souvenir est le procédé créatif ultime. Mais dans L'Original de Laura, beaucoup de morceaux du puzzle font défaut et ne peuvent être assemblés, même provisoirement: le manuscrit est inachevé de façon irrémédiable et non délibérée.

Philip cherche à se venger de son humiliation publique et littéraire, tout en admirant Ma Laura comme chef d'œuvre littéraire. Pour des raisons qui ne sont pas complètement claires, il s'engage dans un «processus psychologique d'oblitération de soi rendu possible par un effort de volonté démesuré». Membre par membre, il se supprime par la pensée. A priori, ce «processus de suppression de soi» aurait été physiquement visible dans les pages du livre inachevé, des vides remplaçant les mots, le texte s'effaçant progressivement.

Le lecteur a le sentiment que les habiles allusions aux ouvrages antérieurs de Nabokov auraient rempli la même fonction: un personnage ayant tendance à fredonner et nommé Hubert H. Hubert, par exemple, fait une apparition rapide en tant que beau-père de Flora, tentant maladroitement de la molester. Mais elle se défend, il recule et puis, tout simplement, il meurt, ne devenant jamais le Humbert Humbert diabolique de Lolita. De même, un tableau signé du grand-père peu talentueux de Flora est appelé Avril à Yalta, comme s'il était l'original de la nouvelle de Nabokov Printemps à Fialta. Et Flora assiste au cours d'un professeur de littérature russe, «un homme avec un air malheureux, ennuyé jusqu'à l'extinction par son sujet», qui pose les mêmes questions que celles dont Nabokov aimait à discuter dans ses cours et dans ses essais sur la littérature russe. C'est comme si Nabokov voulait effacer ses propres créations. Heureusement, elles restent indélébiles.

Faire vivre un livre par la mort de l'auteur

La «mort par auto-suppression» de Philip Wild est un habile procédé littéraire, particulièrement nabokovien, la vraie mort de Nabokov lui donnant une portée supplémentaire. La publication et le packaging de L'Original de Laura, avec le sous-titre Mourir, c'est marrant, et la liste de synonymes de la fin révèlent un effort concerté pour exploiter au maximum une relation possible avec la propre désintégration de Nabokov: sa maladie et sa souffrance sont censées combler les faiblesses du texte et nourrir la dramaturgie orchestrée par l'industrie du livre. Sinon, les fragments au sujet de l'auto-suppression de Wild traversent allègrement la frontière qui mène au ridicule et au grotesquement sérieux - et sont, parfois, exagérément prolixes. Voici Wild en train de décrire son procédé d'auto-suppression: «Pour assurer un arrière-fond complètement lisse, il faut éliminer les gargouilles hypnagogiques et les essaims entoptiques qui tourmentent la vision fatiguée résultant d'une satiété d'étude d'une collection de pièces de monnaie ou d'insectes.» Si jamais une phrase avait besoin d'être effacée, c'est bien celle-là.

Or, Flora/Laura/Flaura (oui, il y a des jeux de mots) n'est pas plus qu'une ébauche de personnage peu convaincante, et Eric, si c'est bien son nom, est complètement obscur. Battre les cartes rend les voix narratives encore plus incompréhensibles, celles-ci s'interrompant et créant une confusion qui fait insulte à la maîtrise artistique dont Nabokov témoignait dans chacune de ses œuvres achevées.

Néanmoins, on trouve des bijoux nabokoviens parfaitement taillés: «Un mois de septembre sans nuage a affolé les criquets.» Ou cette citation au sujet du premier amant de Flora: «retirant la gaine de petite taille de son pénis, dont la tête était tournée un peu de travers, comme si elle s'inquiétait de recevoir une gifle.» Il est aussi plaisant de voir que le maître n'a jamais perdu sa passion du rudoiement pour un certain Dr. Freud ou pour aborder la médiocrité inhérente à certains écrivains (ici Malraux, Mishima, et d'autres moins connus) qui prétendent représenter une époque, et ainsi «se permettent une écriture exécrable.» De tels éclats de lumière ne rendent que plus sombre le brouillard qui les entoure, un brouillard qui aurait probablement été dissipé si le maître russe avait pu devancer la mort.

Bien qu'on puisse apercevoir une étincelle d'énergie créative dans le manuscrit qui suggère que Nabokov était toujours au niveau et qui encourage le lecteur à se demander comment il aurait pu achever un livre sur l'auto-suppression, L'Original de Laura n'arrive pas à se débarrasser de son odeur de renfermé de brocante: le bric-à-brac qui s'est accumulé dans le grenier, les livres moisis montés de la cave, la cravate tachée d'un vieux monsieur, les petites figurines solitaires qui faisaient avant partie d'un ensemble adoré, les vieux habits mal assortis et usés - tout est exhibé dans l'espoir qu'un acheteur se présente pour ces objets tristes, quelqu'un d'aveuglé par sa nostalgie littéraire et prêt à sauver de la poubelle les possessions de la famille.

Ce serait ridicule, évidemment, de blâmer le défunt pour cette brocante. Nabokov fut sans équivoque sur son désir de voir ses fiches détruites. Il fut aussi catégorique au sujet de l'excavation de manuscrits inachevés et de brouillons - aussi bien que sur la valeur absolue d'une œuvre achevée. Dans la préface à sa traduction anglaise d'Eugène Onéguine, il avait écrit:

Un artiste devrait détruire sans pitié ses manuscrits après la publication, pour qu'ils ne conduisent pas des médiocrités universitaires à penser qu'il est possible de comprendre les mystères d'un génie en étudiant des versions supprimées. Dans l'art, les objectifs et les plans ne sont rien, il n'y a que les résultats qui comptent.

Il est assez évident que ce qui est publié sous le titre L'Original de Laura (Mourir, c'est marrant) n'est pas le résultat escompté par Nabokov. Non seulement sa publication s'est effectuée contre sa volonté déclarée, mais elle va contre sa sensibilité esthétique, contre toute sa vie en tant qu'artiste. Trop malade pour détruire les fiches qui contenaient L'Original de Laura, le maître est maintenant exposé pour l'éternité à des chercheurs, des éditeurs avares et toutes ces autres médiocrités qui battent les cartes, excitées par la perspective d'un génie sans défense. Il est peu probable que mourir soit marrant, mais il est sûr que la lecture de L'Original de Laura est profondément triste.

Par Aleksandar Hemon

Traduit par Holly Pouquet

Image de une: Vera & Vladimir Nabokov beim Schachspiel, Grafik, Wikimedia CC

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