C'est une photo de famille comme les courants du PS en ont produit tant, prise le 16 octobre 2002, six mois après le choc du 21-Avril. Le fond, un grand tableau blanc, est moche, la pose joyeusement dissipée et le cliché très symbolique: on y compte sept futurs ministres et quatre candidats à la primaire à gauche de janvier 2017. Elle symbolise, entre décomposition et recompositions, synthèses et trahisons, réconciliations de façade et combinazione de congrès, quinze ans d'histoire du PS, de son retour dans l'opposition à sa quatrième et très difficile expérience gouvernementale.
Benoît Hamon [2] se gratte la tête, penché. À 35 ans, le Finistérien, issu du mouvement étudiant et passé par la présidence du Mouvement des jeunes socialistes, travaille alors pour l'institut de sondages Ipsos et est élu municipal dans l'Essonne. Il sera nommé, dix ans plus tard, ministre délégué à l'Économie sociale et solidaire et à la Consommation, avant de devenir le plus éphémère ministre de l'Éducation de la Ve République, viré en août 2014 sans même avoir la chance de connaître une rentrée scolaire.
Le 16 août dernier, il présentait sa candidature à la présidentielle. Cinq jours plus tard, Arnaud Montebourg [11] l'imitait. Sur la photo, les deux hommes ne sont pas à côté, ni leur carrière respective alors au même point (en 2002, Montebourg est déjà député réélu, auréolé de son combat contre Jacques Chirac et de son pamphlet La Machine à trahir), mais leurs destins ont été étroitement liés ces dernières années: en août 2014, Montebourg a entraîné Hamon dans sa chute ministérielle, en défiant François Hollande lors de la Fête de la Rose de Frangy-en-Bresse avec sa «cuvée du Redressement».
À égale distance des deux hommes, plein centre, Vincent Peillon [7] sourit. Comme Hamon et Montebourg, l'élu de la Somme a pu enfin entrer au gouvernement en 2012 grâce à la victoire de François Hollande, comme ministre de l'Éducation, avant d'en être démissionné lors de l'arrivée de Manuel Valls à Matignon. Comme eux, il est candidat à l'investiture du PS pour 2017.
«Désenchantement», «malaise», «crise de confiance», «apathie»...
Hamon, Montebourg, Peillon: les trois noms reviennent souvent accolés dans les récits de l'histoire du PS depuis le début du siècle, puis dans ceux du dernier quinquennat. En 2002, après la chute de Jospin, les trois hommes s'allient pour lancer le Nouveau Parti socialiste (NPS), courant qui réclame, face à la majorité incarnée par le premier secrétaire François Hollande, un coup de barre à gauche sur le plan économique, une réorientation de la politique européenne et une rénovation institutionnelle.
Le 9 octobre 2002 paraît dans Libération un texte intitulé «Pour un nouveau parti socialiste», dont les auteurs pointent qu'au PS «le découragement s'installe progressivement. Ce n'est encore que l'ombre d'un certain désenchantement, mais c'est déjà presque un malaise. Une crise de confiance. Une apathie. Un climat pesant qui alterne indifférentes torpeurs et mauvaises querelles, et où pointe par instants la tentation lâche, laide, du renoncement».
Quelques jours plus tard, lors d'un premier rassemblement à la Sorbonne, Montebourg affirme que ce nouveau courant n'est pas là pour «donner seulement un petit coup de Ripolin sur la façade, ni sur les poutres, dont certaines sont d'ailleurs passablement vermoulues».
Au congrès de Dijon, en 2003, le NPS recueille près de 17% des suffrages des militants –une époque dont Hamon se souviendra plus tard avec une nostalgie: «Les militants étaient là, les salles étaient pleines, les filles étaient belles.» Deux ans et demi plus tard, au congrès suivant au Mans, le courant frôle cette fois-ci le quart des suffrages. En prônant le «non» au traité constitutionnel européen (mais sans faire officiellement campagne contre la consigne du parti), il s'est avéré davantage en phase avec l'électorat que la majorité du PS. Mais le courant implose sur des rivalités de personnes quand Hamon et Peillon décident de rejoindre la synthèse que leur propose François Hollande, tandis que Montebourg la refuse. Un mois plus tôt, le député de Saône-et-Loire s'affichait en une du magazine branché Technikart, grimé en président de la République...
Sur cette photo, les autres présents nous racontent aussi la façon dont la gauche a explosé au contact des réalités du pouvoir depuis 2012. Laurence Rossignol [1], alors conseillère régionale de Picardie, est entrée au gouvernement en 2014, et y détient aujourd'hui le portefeuille des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes. Elle fait partie des ministres proches de Manuel Valls, à qui elle a vite apporté son soutien après sa déclaration de candidature à la primaire, tout comme Harlem Désir [10]. Aux côtés du ministre des Affaires européennes, on aperçoit Patrick Mennucci [8], qui se rêva en maire de Marseille avant la déroute des municipales de 2014 et est aujourd'hui prêt à soutenir une candidature de Vincent Peillon à la primaire.
Au deuxième rang, Julien Dray [3], alors chef de file de la Gauche socialiste, a quitté le NPS six mois après sa fondation et a été un des rares dirigeants du PS à soutenir jusqu'aux derniers jours le principe d'une nouvelle candidature de François Hollande. Delphine Batho [12] a démissionné avec éclat du ministère de l'Écologie, en juillet 2013, quand elle s'est estimée désavouée sur les arbitrages budgétaires, avant de signer Insoumise, un pamphlet contre le président de la République.
Élu de la circonscription historique de François Mitterrand, Christian Paul [4] est devenu, sous le quinquennat Hollande, le chef de file des «frondeurs», et soutient aujourd'hui Arnaud Montebourg. Le député de l'Ardèche Pascal Terrasse [9] fait lui partie des élus proches d'Emmanuel Macron, dont il juge qu'«il se situe au-delà des clivages traditionnels», même s'il ne lui a pas pour l'instant apporté son soutien dans sa campagne présidentielle. On trouve même sur cette photo une élue qui, en cette année 2016, a sollicité l'investiture d'un autre parti que le PS: l'ancienne députée de la Drôme Michèle Rivasi [13], battue au second tour de la primaire EELV par Yannick Jadot.
«Ça fait vingt ans qu'on se connaît et qu'on se tire dans les pattes»
Plein centre, Jérôme Cahuzac [5] sourit. Alors ex-député fraîchement battu du Lot-et-Garonne, il regagnera son siège en 2007 avant de devenir ministre du Budget en 2012, puis de tomber pour une affaire de fraude fiscale qui vient de lui valoir une condamnation à trois ans de prison ferme. Juste derrière lui siège Gérard Filoche [6], devenu lui aussi en août dernier candidat à la primaire à gauche –le quatrième sur ce cliché, si Vincent Peillon finit effectivement par se présenter.
À l'époque, les deux hommes incarnent les divisions économiques de leur courant, comme l'écrit Le Monde en 2003 à propos de la réforme des retraites: «À l'intérieur de NPS, où cohabitent Gérard Filoche, inspecteur du travail, proche de M. Dray, et l'ancien député Jérôme Cahuzac, qui avait mené une réflexion sur l'épargne-retraite à la demande de Dominique Strauss-Kahn, les débats sont donc "sportifs"».
Le gouffre n'a cessé de se creuser, quand Jérôme Cahuzac est devenu au sein du gouvernement Ayrault le représentant de l'orthodoxie budgétaire. Une décennie après cette photo, en avril 2013, Gérard Filoche a pleuré en direct à la télévision en apprenant la fraude fiscale de son bientôt ex-camarade de parti.
Même jour, autre pose. ERIC FEFERBERG / AFP.
Les deux dernières campagnes présidentielle avaient déjà largement séparés tous ces élus: en 2007, Montebourg et Peillon soutenaient Ségolène Royal, Hamon roulait pour Laurent Fabius; en 2012, Peillon soutenait François Hollande, Hamon Martine Aubry et Montebourg, crédité de 17% au premier tour de la primaire, roulait pour lui-même. Vincent Peillon confiait alors au romancier Laurent Binet comment les gros egos et les grandes ambitions de sa génération s'était combattus:
«Finalement, on est une dizaine, peut-être une vingtaine, ça fait vingt ans qu'on se connaît et qu'on se tire dans les pattes, on s'engueule sans arrêt mais dans le fond, on s'aime bien.»
Journalistes et camarades peu charitables les ont appelé successivement les «espoirs», les «jeunes coqs», les «grands garçons», les «enfants gâtés» ou les «enfants de la télé». Le plus souvent, cinq noms se détachaient de cette génération. L'un, Pierre Moscovici, qui se rêva un temps Premier ministre de François Hollande, est aujourd'hui commissaire européen. L'autre, Manuel Valls, l'est devenu, Premier ministre, et est aujourd'hui candidat à l'investiture du PS pour la présidentielle. C'est lui que les trois mousquetaires très désunis de la photo rêvent de faire tomber.