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Thatcher est de retour

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A la «troisième voie» discréditée de Tony Blair, les conservateurs de David Cameron opposent aujourd'hui un «nouveau conservatisme». La crise financière n'a pas marqué la fin du rejet de l'Etat.

De l'avis général, la crise financière de 2008 sonne le glas de la confiance excessive dans le règne des marchés et annonce le grand retour de l'Etat après trente ans d'un néolibéralisme désormais définitivement discrédité. Ceux qui ont hâtivement adopté cette grille de lecture devraient s'intéresser à l'évolution politique actuelle de la Grande-Bretagne.

Une victoire il y a quelques jours lors d'une élection partielle à Glasgow face aux nationalistes écossais a certes redonné un peu d'espoir aux travaillistes. Mais elle montre seulement la capacité du Labour, en chute libre depuis des mois et menacé par la montée de l'extrême droite dans le vote populaire, à conserver malgré la tempête certains vieux fiefs. Si l'on en croit les sondages actuels, les Britanniques, qui ont été en Europe parmi les plus touchés par la crise, devraient bien en mai prochain mettre fin à une parenthèse de 13 ans de pouvoir travailliste et faire un triomphe au parti conservateur.

Certes, dira-t-on, mais il s'agit d'un parti conservateur réformé. Son jeune leader, David Cameron, a rompu avec les inclinations droitières de ses prédécesseurs et opté pour une posture modérée. Les nouveaux Tories ne s'opposent plus au salaire minimum. Ils ne remettent pas en cause la nécessité de financer les services publics. Ils reconnaissent qu'il y a trop de pauvreté en Grande-Bretagne, que la City est tombée dans certains excès ou encore que l'excès d'individualisme menace la cohésion sociale.

Haro sur l'Etat

Sous ces apparences consensuelles, David Cameron s'est pourtant lancé dans une véritable croisade contre la place de l'Etat en Grande-Bretagne. En 1997, à l'arrivée de Tony Blair aux affaires, les dépenses publiques représentaient 38,2% du PIB (Produit intérieur brut); l'année prochaine, ce taux dépassera les 50%. Cause de cette augmentation: la relance keynésienne consécutive à la crise, mais aussi et surtout des investissements massifs dans l'éducation et la santé (dont le budget a triplé depuis 1997) et une vaste politique de redistribution en faveur des bas revenus à travers des crédits d'impôt.

Pour Cameron, cette politique n'a pas porté ses fruits et n'a abouti qu'à l'hypertrophie de la machine étatique. Les services publics n'ont pas été assez réformés dans leur fonctionnement: ils sont restés trop rigides et bureaucratiques et l'augmentation des moyens s'est traduite par un gaspillage de ressources. Les crédits d'impôt pour les ménages modestes, malgré les sommes massives redistribuées, n'ont eu qu'un effet limité sur le niveau de pauvreté. En résumé, si l'on suit les Tories, les travaillistes n'ont jamais réellement changé: ils sont restés en proie aux démons du «tax and spend» (taxer et dépenser) à la fois inefficace et anti-économique, et prisonniers d'une conception étatiste de l'action politique.

On pourrait penser que de telles imprécations anti-étatiques, en ces temps de crise économique et financière, laisserait les citoyens sceptiques. Il n'en est rien: David Cameron a compris qu'aux inquiétudes sur l'économie, succéderaient bien vite les craintes sur le niveau de la dette publique. Depuis le début de la crise, les Tories parlent beaucoup moins de la nécessité de relancer l'économie ou de réguler le secteur financier que de la situation de faillite dans laquelle la politique de Gordon Brown aurait placé l'Etat britannique. Cameron promet ouvertement, avec un certain succès, une «nouvelle période d'austérité» pour les dépenses publiques.

Ce discours parvient à séduire les classes moyennes déçues par le travaillisme. En Grande-Bretagne, la peur du déclassement se traduit par l'aversion envers toutes les entraves susceptibles de freiner l'ascension sociale. Face à la dette, le premier réflexe est la crainte d'une élévation de la pression fiscale. Ces catégories sont souvent frustrées par l'insuffisance des améliorations des services publics, qu'elles souhaiteraient plus adaptées à leurs besoins. Elles cèdent facilement au scepticisme sur l'utilité des politiques sociales destinées aux moins favorisés, accusées de dévaloriser le travail et la responsabilité individuelle.

Dans le désarroi ambiant causé par la crise financière, David Cameron réussit aussi à séduire en mettant en avant la solidarité collective. Il déplore la perte du sens du vivre-ensemble et martèle son slogan préféré, «nous sommes tous dans le même bateau» («we're all in this together»). Il veut refaire de la Grande-Bretagne une grande communauté où chacun se serre les coudes. Ce faisant, il reprend l'antienne du conservatisme américain depuis les années 1960: l'Etat-Providence déresponsabilisant favoriserait en réalité l'individualisme exacerbé. Les bonus des traders de la City et la culture de l'assistance des plus défavorisés ne seraient en somme que les deux faces d'une même médaille. Cameron cible particulièrement les aides attribuées aux mères célibataires, qui selon lui incitent financièrement à la rupture des couples et aggravent ainsi la pauvreté des enfants.

Au lieu de redistribuer les richesses, mieux vaut donc agir sur les causes de la pauvreté: l'éducation et le manque d'entraide mutuelle dans la société. Il faut cesser de placer ses espoirs dans l'Etat et faire confiance aux «entrepreneurs sociaux», aux organisations religieuses et caritatives, au secteur associatif. Cameron propose aussi que les conseils municipaux acquièrent une totale autonomie vis-à-vis de l'Etat et que les services publics s'émancipent du contrôle bureaucratique pour lui préférer un contrôle direct par les usagers (parents d'élèves dans les écoles, habitants du quartier pour les des commissariats de police, etc.). Contre le «big state», Cameron promet donc la «big society»: une société fraternelle, constituée de personnes à la fois responsables de leurs propres affaires et davantage soucieuses les unes des autres.

Le demi-échec des travaillistes

Ce «nouveau conservatisme» laisse les travaillistes désemparés. Ils ne peuvent plus mettre en avant leur bilan - forte croissance, faible inflation, faible chômage depuis 1997 - puisque celui-ci a été annihilé par la crise. Leurs résultats sur le front de la lutte contre la pauvreté et des services publics sont loin d'être négligeables, mais il est vrai qu'ils peuvent apparaître limités lorsqu'on les compare aux sommes engagées. Les solutions étatistes ont échoué: tel est bien l'argument principal de David Cameron.

Comment expliquer cette situation? Patrick Artus, dans Pourquoi l'Angleterre a perdu (Perrin, 2009), fournit des éléments de réponse. Il compare la Grande-Bretagne à un gigantesque «hedge fund»: une sorte de plate-forme qui, grâce aux performances de la City, reçoit le capital venu d'ailleurs pour le réallouer vers les opportunités d'investissement les plus profitables à court terme, en Grande-Bretagne comme dans le reste du monde. Pour que ce modèle réussisse, il faut préserver la souplesse et l'agilité à tous les niveaux: cela implique une immobilisation faible du capital (on n'investit donc pas dans les industries capitalistiques, mais seulement dans quelques secteurs de pointe) et une très forte flexibilité du marché du travail.

Selon Artus, ce modèle est celui qui résulte de la politique menée par Margaret Thatcher. Celle-ci, face au défaut de compétitivité de l'industrie britannique des années 1970, a choisi pour seule réponse la «thérapie de choc» des privatisations et de l'ouverture internationale. Au lieu d'accompagner la nécessaire restructuration de l'industrie pour la mettre aux standards mondiaux, l'Etat l'a abandonnée à son triste sort. Aujourd'hui, l'emploi manufacturier représente à peine 10% de l'emploi total (contre 20% en Allemagne). Le déclin industriel s'est poursuivi pendant l'ère travailliste: le déficit commercial est passé de 2% du PIB en 1997 à 10% du PIB en 2007 et la part du Royaume-Uni dans le commerce mondial est passée de 6% en 1997 à 3% en 2007.

Il existe certes une tendance à la désindustrialisation dans tous les pays occidentaux, mais celle-ci a été beaucoup plus marquée en Grande-Bretagne. Avec le déclin industriel, un nouveau modèle s'est imposé, celui de la «Nation hedge fund». De ce fait, la croissance est désormais fondée, en grande partie, sur le secteur financier et la construction. Les Britanniques ne produisent plus de biens matériels: ils importent ceux dont ils ont besoin grâce aux revenus importants générés par la finance et les services aux entreprises, et (jusqu'à récemment) grâce aux effets de richesse entraînés par la bulle immobilière. Un tel modèle a des conséquences sociales, à savoir une polarisation des revenus beaucoup plus forte que dans le reste de l'Europe, avec à une extrémité les traders et leurs gigantesques bonus, et au bas de l'échelle les salariés des emplois peu qualifiés du secteur tertiaire. L'explosion des hauts revenus alimente la bulle immobilière et l'inflation des prix des services à la personne (les crèches par exemple), ce qui érode d'autant plus le pouvoir d'achat des ménages modestes.

Si l'on suit Patrick Artus, la politique de redistribution des travaillistes s'est trouvée contrainte par ce modèle économique. D'une part, la politique économique est subordonnée aux besoins de la finance et de l'immobilier, puisque ces secteurs représentent 20% de l'emploi global (contre 4% en France). Ainsi s'expliquent les choix fiscaux des travaillistes qui n'ont pas voulu remettre en cause les taux d'imposition marginale très faibles hérités de l'ère Thatcher-Major: la bonne santé de la City dépend aussi de l'attractivité du Royaume pour les très hauts revenus. D'autre part, les transferts de revenu par des crédits d'impôt n'ont qu'un effet limité: les plus modestes restent confrontés à la vie chère et bloqués dans des emplois flexibles et mal payés, sans espoir de sortie puisqu'il y a peu d'emplois de niveau intermédiaire qui pourraient leur offrir des opportunités d'ascension sociale. La «course vers la richesse» des classes moyennes et leur adhésion au discours pro-marché du New Labour avant de revenir au bercail conservateur, s'explique aussi par cette polarisation croissante.

Selon l'expression de l'économiste Will Hutton, le Labour et la City avaient donc noué un «pacte faustien»: «l'économie des bulles» a offert à la Grande-Bretagne une croissance vigoureuse grâce à laquelle les travaillistes ont pu financer leur politique sociale et investir dans les services publics, le tout pour une pression fiscale très faible. Ce compromis à double tranchant s'est retourné contre Gordon Brown avec la crise financière. Le premier ministre multiplie aujourd'hui les initiatives qui suggèrent un changement de modèle: promotion d'un «nouvel activisme industriel», priorité donnée à la formation continue et à l'économie de la connaissance, mise en avant plus positive de la construction européenne (identifiée au modèle du capitalisme rhénan, plus équilibré), augmentation des impôts pour les plus hauts revenus et même, dernièrement, adhésion au principe de la «taxe Tobin» sur les transactions financières. L'effort est sans doute louable, mais il vient bien tard !

Le retour de Thatcher

C'est donc par une sorte de ruse de la raison qu'à la faveur de la plus grave crise du capitalisme depuis les années 1930, le modèle thatchérien pourrait se trouver conforté et ainsi s'installer définitivement. Si les Tories gagnent les prochaines élections, le constat s'imposera sans doute qu'en 13 ans de gouvernement, les travaillistes auront temporairement rééquilibré à la marge le modèle britannique légué par les Tories en lui donnant un visage plus social, mais sans remettre en cause le modèle de développement sur lequel il se fondait. Ed Miliband, le talentueux ministre du changement climatique, affirme que David Cameron tente aujourd'hui de construire un «consensus réactionnaire» pour faire reculer l'Etat face au marché. C'est un aveu d'échec pour le blairisme, qui entendait, avec l'idée de «troisième voie», définir un nouveau modèle socio-économique et former un «nouveau consensus progressiste», en référence à celui des trente glorieuses.

Il est vrai que Cameron a remplacé le culte du marché par celui de la société civile. Signe des temps, il se réfère plus volontiers aux canons de la pensée conservatrice qu'aux théories ultralibérales. Il n'est pas non plus un adepte de l'autoritarisme d'Etat comme l'était la « dame de fer », puisque tel est le reproche principal qu'il adresse à Gordon Brown. Mais, comme le souligne Miliband, les mesures concrètes que Cameron propose marquent bien une forme de retour au thatchérisme.

On retrouve en effet chez les deux leaders la même obsession de la réduction des dépenses publiques, l'hostilité à l'intervention de l'Etat dans l'économie (avant la crise, Cameron vilipendait encore la « surrégulation » de la vie économique britannique), le même discours moralisant empreint de nostalgie des « bonnes manières » victoriennes, la même tentation de substituer la charité et le rappel à la responsabilité individuelle aux politiques sociales, et enfin le même nationalisme. La vision communautaire de la société que propose Cameron est en effet indissociable d'une position « dure » sur l'immigration et surtout d'un euroscepticisme radical (Cameron juge notamment qu'il y a trop « d'Europe sociale ») qui rappelle furieusement l'heure de gloire de Margaret Thatcher.

Le nouveau discours des Tories rassure d'autant plus en ces temps de crise que Cameron se présente volontiers sous un jour consensuel, empruntant à Tony Blair une partie de ses formules et slogans. Pour beaucoup d'électeurs, la fin d'un pouvoir travailliste à bout de souffle constituerait une forme d'alternance « douce » puisqu'il amènerait à Downing Street une sorte de clone de Tony Blair. Derrière les apparences, c'est peut-être un choix beaucoup plus radical qui se profile : celui de poursuivre ou non, après une courte parenthèse social-libérale, la révolution thatchérienne entamée il y a tout juste trente ans.

Robert Landy

Lire également: Le désastre travailliste.

Image de Une: Margaret Thatcher ancien Premier ministre du Royaume-Uni Kieran Doherty / Reuters

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