Si l'on devait dater la naissance du cinéma indépendant américain, on pourrait retenir le 11 novembre 1959, jour où l'acteur du petit écran John Cassavetes présenta au public new-yorkais son premier film, «Shadows». L'œuvre avait été financée avec les cachets hollywoodiens du réalisateur, et les techniciens comme les acteurs venaient tout droit de ses cours d'art dramatique. Le résultat n'était pas exempt de quelques fautes de débutant: mauvais raccords au montage, flous involontaires et bande-son désynchronisée. Mais l'inédit était au rendez-vous, avec un produit cinétique tout en rudesse et musique jazz dépeignant un New York bohême débordant de jeunesse, à la sexualité décomplexée et aux idées larges sur les minorités. Le film exsudait un sentiment d'urgence presque désespérée, comme si Cassavetes n'avait eu d'autre choix que de le faire.
Au-delà de ses qualités, de son immédiateté incandescente et de son réalisme désarmant, Shadows a peut-être laissé pour plus grand héritage son existence même. Revendiquant fièrement l'art du système D, le film a ouvert la voie que tant d'artistes critiques de Hollywood (pour peu qu'ils y aient seulement mis les pieds), allaient suivre. Après sa projection new-yorkaise, il entra dans le circuit international et attira les foules londonienne et parisienne avant de remporter le Grand prix de la critique de la Mostra de Venise en 1960. Finalement distribué en salles aux États-Unis en 1961, il fit écrire au critique de films du New York Times Bosley Crowther que, même s'il était «inachevé», c'était une œuvre «au dynamisme fiévreux, douée d'une force âpre et farouche, qui donnait l'impression de capturer la vraie vie, dans un élan de sincérité incontestable».
«Si lui pouvait le faire, nous aussi»
Plus qu'anticiper des films tels que Mean Streets, Stranger than Paradise, Nola Darling n'en fait qu'à sa tête (She's Gotta Have It) ou Slacker, parmi de nombreux autres, la première réalisation de Cassavetes a encouragé leur venue au monde; comme Martin Scorsese l'affirma un jour, après Shadows, les réalisateurs en herbe «n'avaient plus d'excuses»: «Si lui pouvait le faire, nous aussi!» Cependant, 50 ans après sa sortie, Shadows est un film oublié, encensé par des passionnés, des critiques ou des historiens, mais négligé par une culture qu'il a pourtant profondément influencée.
Shadows nous plonge dans son univers dès le départ, en s'ouvrant sur une fête bruyante dans un appartement minuscule, où les noceurs, blancs et noirs confondus, picolent et chantonnent au rythme de bœufs impromptus. Sans un mot de dialogue, tout est dit: nous ne sommes pas dans le Manhattan des «gens comme il faut». Trois protagonistes, trois frères et sœurs, sont au centre du film : Benny (Ben Carruthers), beatnik maussade et trompettiste au chômage; Lelia (Lelia Goldoni), petite sœur innocente et indécise; et Hughie (Hugh Hurd), aîné de la fratrie et jazzman en mal de contrats. Tous sont afro-américains, mais seul Hughie en présente les traits; Benny et Lelia ont la peau si claire qu'ils peuvent passer pour des blancs.
Si l'intrigue délaisse les conventions narratives, Shadows ne renonce pas, loin s'en faut, à raconter une histoire. Mais celle-ci jaillit naturellement des personnages et des situations. La première fois que nous voyons Hughie, il est accompagné de son ami et manager Rupert (Rupert Crosse), et tous deux sont en train de négocier la prochaine représentation du musicien, qui devra le voir s'humilier à faire l'ouverture d'un chœur de casseroles.
Saisir la vie
De son côté, Lelia fait la connaissance de Tony (Tony Ray), beau parleur qui lui fera vivre sa première expérience sexuelle. Sachant que 1959 est aussi l'année de Confidences sur l'oreiller (Pillow Talk) et de Ils n'ont que vingt ans (A Summer Place) leurs échanges post-coït apparaissent étonnamment directs.
Malgré l'énorme déception qu'est sa première fois, Lelia tombe amoureuse de Tony. Mais quand le galant rencontre Hughie et s'aperçoit qu'il sort en fait avec une jeune fille noire, il n'encaisse pas le coup et préfère tourner les talons.
La question du racisme est donc présente, mais Shadows n'est en rien un pamphlet politique. Son objet est de saisir la vie telle qu'elle se vit, pas de faire passer un message. Une vitalité déliée émane de cette succession de scènes, dont certaines s'attardent longuement sur les personnages qui ne font rien de particulier si ce n'est passer le temps. Et quand Cassavetes pose sa caméra dans la rue, c'est pour prendre, avec la même spontanéité, le pouls tressautant du Manhattan des années 50.
Si Cassavetes a écarté le confort d'un scénario millimétré pour mieux observer le réel, ce n'est pas par manque d'imagination. Sa vision était exacerbée, sa réalité peuplée de comédiens sur la scène comme dans la vie. Lelia, artiste auto-proclamée, peut se montrer dure ou charmeuse selon son humeur et son prétendant. La posture de beatnik boudeur adoptée par Benny rend hommage à la culture cool en même temps qu'elle dénonce le nihilisme du monde underground. Et si les trois frères et sœurs sont artistes, seul Hughie trouve l'occasion de se produire, et encore, comme chauffeur de salle dans un club de Philadelphie, afin de toucher un cachet dont il a désespérément besoin — sorte de métaphore des relations houleuses que Cassavetes entretenait avec Hollywood.
Deux versions, une controverse
«Le film que vous venez de voir est une improvisation», nous apprend un carton à la fin du film. Mais comme Cassavetes finit par le reconnaître, une grande partie avait en fait été scénarisée. Il y a néanmoins quelque vérité dans cette affirmation enjolivée: le scénario était le fruit des ateliers d'improvisations du réalisateur, où l'histoire entre Tony et Lelia s'était imposée comme élément clé. Cassavetes avait présenté une première version qui avait reçu un accueil assassin, et il décida donc de récrire son script et de tourner de nouvelles scènes afin d'apporter structure et cohérence à son œuvre. Comme le note le critique Gary Giddens dans le livret de la version DVD de Criterion Collection, «la voie de l'improvisation lui a fait prendre conscience des limites de l'improvisation.»
La première version de Shadows est restée une source de controverse. Projetée lors d'une séance tardive au Paris Theater de New York en 1958, elle fut reçue «de façon majoritairement hostile», selon la formule du réalisateur. Certains s'en éprirent cependant, tel le légendaire critique Jonas Mekas, qui déclara que c'était là un chef-d'œuvre. Quand, un an plus tard, la nouvelle version fut dévoilée, Mekas, horrifié, écrivit dans le Village Voice que le nouveau Shadows était «un mauvais film commercial vidé de tout ce qui me l'avait fait aimer».
Cassavetes répliqua en déclarant que cette seconde version «ne faisait aucune concession» et qu'elle était «de loin supérieure à la première». Il y a quelques années, l'occasion a été donnée de comparer l'une et l'autre au Festival international du film de Rotterdam, grâce au spécialiste de Cassavetes Ray Carney, qui a réussi à retrouver la copie d'origine. Mais la veuve du réalisateur, Gena Rowlands, a depuis menacé de contester en justice toute nouvelle projection, en faisant valoir que le Shadows sorti en salles était le seul qui puisse être donné à voir. (Carney expose ses arguments sur son site.)
Qu'il s'agisse de la première ou de la seconde version, considérer Shadows comme un «mauvais film commercial» est totalement à côté de la plaque. Cassavetes a fait fi des canons hollywoodiens. Son film cultive l'art de l'ellipse, il est désinhibé et parfois même cruel. Pas plus le réalisateur que les acteurs n'ont craint de se montrer sous un mauvais jour, comme dans cette scène où les deux frères tourmentent le soupirant empoté de leur sœur.
1959, l'année charnière
Cela ne veut pas dire que Cassavetes cherchait à heurter son public, au contraire. Il expliqua en effet qu'il avait repris son travail à cause de la résistance opposée à la première version. En d'autres termes, il fut sensible aux réactions des spectateurs lors de la projection-test. Plus tard, Cassavetes en vint même à qualifier cette première version de «film complètement intellectuel et, de ce fait, en dessous de l'humanité». Le réalisateur voulait avant tout établir un lien avec ses spectateurs.
Marqué par les cicatrices de sa naissance douloureuse, Shadows envoûte d'autant plus par ses imperfections et son intensité écorchée, qui tailladent l'écran immaculé de Hollywood. Et cette prise de distance brutale vis-à-vis des grands studios ne fut pas un phénomène isolé: sorti pendant l'année charnière de 1959, Shadows annonçait l'ère du temps de la décennie à venir. Considérée par certains cinéphiles comme la plus grande année du cinéma, 1959 fut aussi celle de deux précurseurs de la Nouvelle Vague française, Les Quatre cents coups et A Bout de souffle. Moins policé, moins cérébral, Shadows doit sa grandeur à la primauté donnée à la performance et à l'action en train de se faire. (Dix ans plus tard, le réalisme de Shadows et le formalisme de la Nouvelle Vague fusionneront dans Mean Streets, de Scorsese.)
Autant dans l'instant que sur l'instant, le premier film de Cassavetes peut toucher le spectateur contemporain en ce qu'il est la cristallisation d'une époque : celle de la beat generation, du New York des années 1950, d'une forme artistique bouillonnante sur le point d'exploser. Pourtant, Shadows ne peut se réduire à une curiosité historique ou à une note de bas de page encyclopédique. Le plus surprenant est qu'il surprend encore en nous montrant, sans jamais paraître scolastique ou forcé, ce que c'est qu'être jeune, amoureux et noir en Amérique. Les émotions saisies sur le vif restent vraies et poignantes. Armé d'une équipe réduite au minimum et d'une conviction inébranlable, Cassavetes a imprimé sur pellicule la vie en train de se jouer. Ecrit à l'encre rouge du présent il y a un demi-siècle, Shadows continue à nous interpeller car il est entré dans l'intemporalité.
Elbert Ventura
Traduit par Chloé Leleu
Image de une: DR Criterion