Dans un été splendide et finissant, Manuel Valls en chemise blanche s’affichait avec Matteo Renzi en tenue assortie. On était en septembre 2014 et les modernes se retrouvaient à la fête de l’Unità, un Graal des gauches françaises depuis les riches heures du communisme italien. Le PCI magnifique, rouge et pourtant pensant de Togliatti et Berlinguer était devenu les Démocrates de Renzi, socio-libéraux et pressés d’abandonner quelques vieilleries régulatrices, mais le pèlerinage était le même. Outre-Alpes était la modernité.
Valls venait d’épurer son gouvernement de ses réfractaires de gauche, Montebourg, Filipetti et Hamon. Renzi réformerait le marché du travail. On le suivrait? Il y avait treize ans d’écart entre Matteo et Manuel. La France est un pays lent. Ça ne se voyait pas? Valls, de mère tessinoise, avait parlé en italien. Il y avait un contraste entre l’apocalypse de son propos et les promesses de gloire que les images suggéraient. Les mots rendent un étrange écho aujourd’hui.
«En France, la gauche s’interroge, la gauche est divisée. La gauche se meurt quand elle se concentre sur ses petites querelles internes, disait Valls. Abandonnons nos dogmes! Bousculons nos habitudes! Repensons nos méthodes!»
Il parlait de Marine Le Pen aux portes du pouvoir. Il fallait que la gauche change, et qu’elle change à son image, pour échapper à sa fin. Deux ans et trois mois ont passé.
La gauche est éminemment en miettes
Le 5 décembre 2016, Manuel Valls s’en va déclarer sa candidature à la primaire de la Belle alliance populaire (il faut dire les sigles en entier pour ne nous épargner aucune pensée déprimante), quand Matteo Renzi s’en va, chassé par une coalition des immobiles et des mécontents, lassés de son hubris et de sa modernité satisfaite. Valls, lui, prétend reconstruire sur des ruines? On ne l’aime plus, si on l’aima, mais les foules sont versatiles. Les gens à la mode finissent mal en général, demandez à Blair?
Au moins, en 2014, Valls était un prophète convenable. C’est moins Marine Le Pen qui toque au pouvoir, semble-t-il, qu’une droite de restauration provinciale, mais la gauche est éminemment en miettes. Le grand vent moderne est devenu une triste brise. Socialistes français et italiens ont échoué à réorienter l’Europe contre la sagesse allemande. Au plus fort des crises migratoires, la France a lâché l’Italie dans l’affaire des quotas. La promesse libérale, réinventée à gauche, est passée de mode.
Valls, qui entamait en cet été 2014 sa période du «J’aime l’entreprise», a choisi finalement l’image de l'État et de l’autorité, de l’ordre face aux déliquescents. L’idéologie moderniste a tourné à l’aigre, ou à droite. Ce n’est pas seulement la grâce macabre des attentats. Mais est-ce que cela compte, quand l’ambition se réincarne?
Valls, le gardien des tremblants
On vit un moment inédit. Manuel Valls cherche une vérité autre que celle des postures et des sondages. Une primaire, donc des gens qui votent, pour des raisons confuses, pas forcément rationnelles. Rétrospectivement, ceux qui ont nettement préféré Hollande à Valls en 2011 comme incarnation de la gauche non-rouge, ont-il les méninges en paix? On y revient enfin. Renzi avait conquis le parti contre la mollesse des condottieri et s’était fait valider par le peuple, avant de le perdre. Valls peut devenir réel. C’est le mal qu’on lui souhaite. Il a été longtemps une promesse, puis une déception, sans autre sanction que nos impressions fugaces.
Regardons bien son choix. Il peut, se lançant, choisir sa fidélité. Il y a celui qu’il est pleinement devenu. Un politique jouant le jeu de la politique éternelle, jusqu’au coup de stylet pour en finir avec un encombrant. Ce n’est pas Valls qui a éliminé Hollande, mais Hollande lui-même, dans ses habiletés exaspérantes. Montebourg et Macron ont déchiré chacun les chairs du social-démocrate. Valls l’a achevé, au soulagement de son camp, en mal d’un darwinien pour échapper à l’inexistence. Il est Brutus par force et ambition allez faire la part des choses dans la grande galerie de l’évolution. L’en admire-t-on? C’est grande vertu, chez les conquérants, de saisir le Kairos, l'occasion opportune, fut-ce de manière peu glorieuse…
Valls court le risque de ressembler à son geste. Il est aujourd’hui en passe d’être soutenu par l’appareil du Parti, Cambadélis, Bartolone, les éternels de la rue de Solférino, qui s’arc-boutent pour ne pas être chassée de ses prébendes; chassés par Montebourg, de l’Intérieur, Hamon –pourtant de la famille?– ou Mélenchon, ce meilleur d’entre eux devenu un ogre étranger, ou pire encore, Macron, imaginez? Valls est gardien des tremblants. Ces socialistes sont vallsiens dans un réflexe de peur. Ils choisissent celui qui n’avait que mépris pour la gent et le genre solférinien. Je peux en attester? Nous l’écrivions ensemble dans un livre d'entretien paru en 2008.
«Ce mot, socialisme, il réveille toujours en moi des trésors d'émotion. Mais cette émotion est trompeuse, si elle obère l'action. J'ai besoin d'un parti et d'une idéologie pour les hommes et les femmes d'aujourd'hui. Je suis un politique du XXIe siècle, et c'est à cette aune que je prétends être jugé.»
Evry à son meilleur
Toujours vrai? Le temps passe et le pouvoir oblige, et la situation. Devenir l’héritier du Hollandisme, est-ce sérieux? Que Manuel Valls puisse être ainsi résumé par l’AFP, «cet ambitieux au tempérament sanguin, avec son discours pro-entreprises et sa défense d'une laïcité stricte», témoigne de son échec. Un tel homme est inintéressant.
Il est une éclaircie dans ce paysage, et c’est l’autre choix de Valls, si c’est plus qu’un symbole. Il annonce à Evry sa candidature. C’est un classique, on a toujours son Chamalières pour aller quêter la France au fond des yeux, et il n’est pas vain de montrer un ancrage, quand Macron doit squatter un morceau de Bobigny où il n’est pas chez lui. Evry existe. C’est un artefact ou un prétexte, pour un politique devenu le gardien de la France d’en haut, des conseils d’administration et de l’ordre et de l’invariant laïcard. Ou c’est un retour, et une ressource.
Quand il ne gouvernait pas, dans cet assortiment de postures et de jactances que semble exiger la conduite des hommes, Valls, à Evry, fut à son meilleur. Il n’avait pas conquis cette ville dans l’âpreté du classe contre classe. On la lui avait donné, en 2001, après quelques scandales locaux, en récompense de son abnégation militante. Il l’avait prise. Elle l’avait changé. Le gardien de la com de Jospin, le solitaire de tant de guerres d’appareil, avait droit à cela. Il en avait fait une belle preuve et d’abord de lui-même.
Un homme jeune, dans une ville métissée, qui était à la fois populaire et élitiste, de cités et d’universités, de joyeux immigrés en mal de patrie et de centres de recherches. Elle ressemblait à ce qu’il pouvait être. Il y vivait, comme il avait vécu à Argenteuil, dans une précédente tentative banlieusarde. Les enfants du maire faisaient du sport. Il racontait sa ville et ce que serait la France. Elle avait de la gueule, et n’était pas commode. Elle aurait pu être une chanson de Diam’s, avant qu’elle ne tourne voilée, les naïvetés en moins. Valls en parlait bien. Des chocs de cultures, de la cathédrale, de la mosquée, de la synagogue et du temple bouddhiste, de l’enclavement, du train qui était plus lent, pour venir à Paris, qu’au temps de Napoléon III.
Valls n’a jamais été un bienveillant. Mais se battre contre une épicerie 100% halal, au nom de la diversité culturelle d’un quartier, avait une autre gueule et une autre réalité que l’insidieuse mise à l’index des étudiantes voilées ou des baigneuses en burkini
L'embourgeoisement
Il avait déjà ces aspérités laïques qui ont fait sa fortune, et ses blagues que l’on prenait mal, et des duretés –Evry la socialiste, ainsi, était dure aux Roms qui campaient à ses marges... Valls n’a jamais été un bienveillant. Mais se battre contre une épicerie 100% halal, au nom de la diversité culturelle d’un quartier, avait une autre gueule et une autre réalité que l’insidieuse mise à l’index des étudiantes voilées ou des baigneuses en burkini. Valls, à Evry, touchait au réel et à la société. Il était le maire d’une France mouvante, en devenir obscur, mais à laquelle il voulait croire: il organisait en sa mairie de belles cérémonies d’accès à la nationalité française, qui étaient une réponse aux débats identitaires. Il n’était pas ce gouvernant bourgeois, pour les bourgeois, par les bourgeois, attisant la peur des bourgeois face aux bouillons de culture étranges qui viennent de nos banlieues.
Il ne parlait pas d’en haut, pour le haut, mais d’en bas, de la normalité. On l’avait même vu, en 2001, aux côté d’ouvriers et de syndicalistes trotskisants, les LU mobilisés contre Danone, boîte chic et sociale qui les mettait à la rue. C’était dans le même siècle que le nôtre –mais une éternité avant qu’un Premier ministre n’appelle «voyous» les comportements de syndicalistes brutaux profanateurs de chemises. Il était déjà, à Evry, modernisateur et pourfendeur des 35 heures, et social-libéral, mais depuis le peuple. La différence est là. Il peut aussi être fidèle à ce Valls-là. On pourra le croire. Ou non.
Manuel Valls aura été un gouvernant pas vraiment passionnant. Il le sait? À l’aune de l’inadéquation ambiante, il a fait mieux que la moyenne des socialistes, et a ressemblé à ses fonctions, ce que François Hollande n’a jamais su faire. Pour le reste… un ministre de l’Intérieur pour les policiers, un Premier ministre pour l’état, un réaliste pour l’entreprise, un moderne devenu autoritaire, la belle affaire. Il n’a été différent que dans quelques moments oratoires, dans l’expression d’une virilité qui tranchait.
C’est peu. C’est vain. Comme il fut, avant, infiniment plus riche, et que cela arriva dans cette ville où il revient, où un enfant de la bourgeoisie cultivée, catalan et du Marais, avait installé ses rayonnages de livres d’histoire et de littérature humaniste, et sortant de chez lui épousait son siècle, on va écouter, avec l’infinie indulgence d’un peuple démocratique, qui n’a guère de sains à qui se vouer. Ce n’est pas la laïcité qui nous sauve, mais la foi des agnostiques.