Culture

Y a-t-il encore un avenir pour les «Director’s Cut» des films?

Temps de lecture : 12 min

Apparues dans les années 1970, les versions remontées en accord avec la vision du réalisateur sont depuis devenues un véritable marché parallèle destiné à relancer la carrière commerciale des films. Au point parfois de perdre leur sens premier voire tout intérêt.

Au printemps 2015, l’excitation commençait à monter. Le nouveau film de Cameron Crowe, mon réalisateur préféré, était prêt à sortir au cinéma en France pour le mois de septembre. Et avec seulement huit films en vingt-cinq ans, il est plus facile d’être fan de Woody Allen. Le film, intitulé Aloha (Welcome Back en VF), est un projet de très longue date pour le réalisateur qui, au fil des années, a remplacé Reese Witherspoon, initialement prévue au casting, par Emma Stone et Ben Stiller par Bradley Cooper. Il raconte l’histoire d’un ancien d’Afghanistan devenu contracteur pour l’Armée chargé de convaincre les populations locales hawaïennes d’autoriser la construction d’antennes satellites sur leur terre. C’est une comédie romantique au pitch très improbable mais Cameron Crowe ne m’a jamais déçu. Pourquoi commencerait-il maintenant?


Ma chute allait être brutale. D’abord, quand les critiques américains lui sont tombés dessus. Ensuite, quand j’ai vu le film… sur Netflix (oui, le film n’a finalement eu droit à sa sortie en salles comme prévu). Non que le film m’ait déçu. Il a tous les ingrédients d’un pur film de Cameron Crowe, tout ce que j’aimais déjà dans Un Monde pour nous, Singles, Jerry Maguire ou Presque Célèbre. Il me manquait juste quelque chose. Pas ce «je-ne-sais-quoi» d’indéfinissable. Il me manquait quelque chose de beaucoup plus trivial: des scènes.

En regardant Aloha (1h45 au compteur quand ses six derniers films durent toujours plus de deux heures), j’avais le sentiment de voir un film amputé, charcuté, certaines scènes mises bout à bout n’ayant tout simplement aucun sens narratif cohérent. Une erreur que l’on aurait pu éventuellement expliquer, dans un autre contexte, par la jeunesse et l’inexpérience –moins dans celui du huitième film d’un scénariste/réalisateur oscarisé (et deux fois nommé).

Il y a donc une question qui me hante: ces scènes manquantes existent-t-elles, quelque part? Il y a onze minutes de scènes coupées dans les bonus du Blu-Ray américain. Pas mal mais, compte tenu de la complexité et la densité de l’histoire de Aloha, probablement insuffisant. Alors aura-t-on un jour droit à un director’s cut d’un film qui a clairement souffert d’une intrusion du studio Sony/Columbia (comme semble le confirmer des e-mails du Sony Hack)?

C’est beau de rêver! Car s’ils étaient très populaires ces dix-vingt dernières années, les choses ont récemment beaucoup changé.

Numéro d'équilibriste

«Ce montage du film est mon montage. Il n’y a aucune sorte d’univers parallèle avec une autre version du film. Le montage qui est sorti est mon montage.»

Son film n’était même pas encore sorti sur les écrans américains que David Ayer, dans une interview avec Collider, prévenait déjà: sa version de Suicide Squad est la seule et unique. Il a du faire des choix mais c’est sa version. Seule concession: le DVD/BR comportera bien une dizaine de minutes supplémentaires. Mais pas question d’appeler ça un director’s cut, il s’agira d’un «extented cut».

Devant les vagues de critiques qui ont assassiné le film à sa sortie, il s’agit là de ne pas perdre la face. Comment dire «on vous a entendu» sans avouer que «le film était effectivement une daube»? Un numéro d’équilibriste marketing digne des meilleures langues de bois politiques qui avait déjà été testé quelques mois plus tôt pour Batman vs. Superman, le précédent film de l’écurie DC Comics, lui aussi ravagé par les critiques, sorti en DVD/BR avec 30 minutes de scènes supplémentaires sous l’appellation «Ultimate Edition». Un vocabulaire différent pour des initiatives toujours similaires et un objectif mercantile à peine dissimulé.

On est loin des débuts plein de joie naïve et d’enthousiasme cinéphile du début des années 1970 quand quelques centaines de passionnés se réunissaient au Beverly Canon Theatre de Los Angeles pour découvrir la version «non censurée» de La Horde Sauvage. À l’époque, Jerry Harvey, 25 ans, avait réussi à convaincre Sam Peckinpah de venir présenter lui-même cette version de son chef-d’œuvre amputée de dix minutes par Warner Bros. quelques années plus tôt. Dans une industrie hollywoodienne contrôlée d’un bout à l’autre de la chaîne par les studios, ce concept de director’s cut est alors inédit dans l’histoire. C’était la première fois qu’ils autorisaient, sur leur terre, qu’on montre la version du réalisateur et non la leur.

De vrais sauvetages

Plus tard, Harvey, désormais programmateur de la chaîne locale Z Channel, sera celui qui exhumera les director’s cut de La Porte du Paradis de Michael Cimino, de Il Était une fois en Amérique de Sergio Leone ou de 1900 de Bernardo Bertolucci, aidant à réinstaller, dans l’imaginaire collectif, ces films maltraités à leur sortie par leur studio et producteurs, comme des chefs-d’œuvre.

En 1985, Terry Gilliam alla jusqu’à projeter son Brazil «illégalement» dans des écoles de cinéma et à acheter une pleine page dans le magazine Variety pour faire passer son message au patron du studio Universal

Le concept naît et se nourrit alors du mythe d’un réalisateur-auteur, figure omnipotente qui règne sur son film comme un peintre sur sa toile, et de son acharné combat avec les producteurs, cols blancs obsédés par leur bénéfice et prêt à charcuter les films comme Patrick Bateman le fait avec ses victimes. C’est un séduisant mythe, presque marxiste. Le riche contre le pauvre. L’art contre l’argent.

Un mythe qui s’appuie sur des événements bien réels. En 1985, Terry Gilliam alla par exemple jusqu’à projeter son Brazil «illégalement» dans des écoles de cinéma et à acheter une pleine page dans le magazine Variety pour faire passer son message au patron du studio Universal qui avait, de son côté, remonter le film dans une version «joyeuse» amputée de cinquante minutes. Une bataille si médiatique que le studio finira par abdiquer grâce à une version «consensus» avec dix minutes en moins.


Trois ans plus tôt, c’était Ridley Scott qui se trouvait dans une situation similaire avec son Blade Runner. Il mettra dix ans pour retrouver un semblant de director’s cut –avec un effet inattendu. En 1992, le succès-surprise de la ressortie au cinéma du film sans ses encombrants happy-end et voix-off va en effet attiser l’appétit des cols blancs d’Hollywood. Oui, il y avait un marché pour ce qui était autrefois vu comme une frivolité artistique. Un marché très rentable, de surcroît.

Montage à la chaîne

Avec la large démocratisation de la VHS et, surtout, l’avènement du DVD, Hollywood va ainsi se gaver comme, autrefois, l’industrie du disque avec le CD. Dans les années 2000, dans les rayons des supermarchés, loin des festivals et autres rétrospectives de cinéma art-et-essai, le concept de director’s cut va alors vraiment prendre du sens pour le plus grand public.

Des dizaines de réalisateurs profitent du support pour apporter des corrections aux films qu’ils jugent incomplets (voire imparfaits) tandis que le studio engrange, profitant de l’ajout de valeur: Francis Ford Coppola remonte Apocalypse Now en 2001 et Outsiders en 2005; John Landis ajoute dix-huit minutes (d’une copie en piteuse état) aux Blues Brothers en 2000; Richard Donner donne sa version de Superman II (dont il a été viré du tournage) en 2006; Milos Forman rajoute vingt minutes à Amadeus en 2002; Ridley Scott change la fin et remplace la musique ambient de Tangerine Dream par celle orchestrale de Jerry Goldsmith dans Legend en 2002; James Cameron rajoute dix-sept minutes à Aliens le retour en 2004; Oliver Stone fait de même avec Tueurs nés en 1996 et JFK en 2002; Michael Mann, lui, revoit Le Dernier des Mohicans en 1999; Guillermo Del Toro ajoute 10 minutes à Hellboy en 2005; Alex Proyas remonte intégralement Dark City en 2008; Idem avec Brian Hedgeland qui donne à voir un Payback radicalement différent en 2006.


Même quand les auteurs sont morts, ce sont d’autres qui se chargent pour eux de réhabiliter leurs films, à l’image de Martin Scorsese et Clint Eastwood sur Il Était Une Fois dans l’ouest de Sergio Leone en 2003 ou du monteur Walter Munch sur La Soif du Mal de Orson Welles en 1999.

L'ajout de trop

Mais dans leur grand majorité, ces nouveaux montages sont comme un cadeau que l’on offrirait à un enfant qui a été sage, pour le remercier de ses bons et loyaux services au profit du saint box-office. Pensez par exemple à Cameron Crowe avec Presque Célèbre ou Peter Jackson avec Le Seigneur des Anneaux qui ont livré en DVD des versions longues brillantes (pour les fans) mais pas indispensables (pour le grand public) de films déjà exceptionnels. Voyez aussi Universal qui offre à ce même Peter Jackson le droit d’ajouter quatorze minutes à son Fantômes contre Fantômes en 2005 parce que cette même année il sortait son King Kong avec le studio.

Du coup, certains abusent de cette possibilité à priori infinie de faire et refaire. Forcément. Et l’excès de vanité d’un artiste peut être une véritable arme de destruction massive. C’est le cas, par exemple, de Richard Kelly qui a livré sa director’s cut, plus longue de vingt minutes, de Donnie Darko en 2004.

«Quelqu’un m’a dit la nuit dernière que Donnie était en désintox pendant tout le film. Oui, si on veut. Il tuait l’ancienne version de lui-même pour faire guérir la nouvelle version. Il y a tant d’interprétations qui sont valides. Mais dans le director’s cut, je voulais tenter de donner mon interprétation, celle du mythe du super-héros», disait-il à No Film School.

Profitant du colossal succès de son film en DVD (après un échec en salles), il a sauté sur l’occasion, non pas pour compléter, mais pour réinterpréter en fonction d’une envie «du moment», enlevant, au passage, une grande partie de la subtilité de l’originale et gâchant, quelque part, une partie du plaisir que des millions de fans avaient pu avoir en découvrant la version originale.


Le choix du réalisateur

Cette manie, c’était déjà la principale raison de l’animosité des fans de Star Wars envers George Lucas. Le réalisateur n’a, en effet, jamais vraiment cessé de toucher et retoucher sa mythique trilogie: en 1993 pour une «definitive collection», en 1997 pour sa «special edition», en 2004 pour la sortie DVD et en 2011 pour la sortie Blu-Ray. Et à chaque fois, comme l’impression de se faire avoir par le marketing d’un gourou d’une technologie sans cesse en mouvement. Rappellez-vous de ce qu’il disait en 1997 à la revue American Cinematographer:

«Il n’y aura seulement qu’une seule version des films. Et ce ne sera pas ce que j'appellerais le “rough cut”. Ce sera le “final cut”. L’autre sera une sorte d’artefact intéressant que les gens regarderont en se disant “tiens, il y a une version plus ancienne de ça”. (...) Dans 100 ans, la seule version du film dont tout le monde se souviendra sera la version DVD de l’édition spéciale. Vous pourrez la projeter sur un écran de 6 mètres sur 12 avec une parfaite qualité. Je pense que c’est la prérogative du réalisateur, pas du studio, de réinventer un film.»

Mais Lucas, souvent décrié, n’est pas le seul à penser qu’un film n’est jamais réellement terminé. Les frères Coen, en 1998, ont, eux aussi, profité de la restauration de leur premier film, le néo-noir Sang pour Sang pour revoir leur copie en changeant quelques dialogues, en remplaçant une chanson et en supprimant, au final, trois minutes –des modifications somme-toute mineures qui n’afolleront que les plus puristes.

Quand les gens me demandent quel E.T. ils devraient regarder, je leur dis toujours de regarder la version originale de 1982

Steven Spielberg, lui, ira jusqu’à remplacer son attachant E.T. en animatronics par des images de synthèse sans aucune aspérité et en remplaçant des armes à feu par des talkies-walkies. Pas forcément la meilleure décision qu’il ait pris dans sa carrière. Il l’a d’ailleurs regretté plus tard, comme il le disait en 2011 à Ain’t It Cool News:

«Il n’y aura plus jamais d’améliorations ou d’ajouts numériques à aucun des films que j’ai réalisé. Quand les gens me demandent quel E.T. ils devraient regarder, je leur dis toujours de regarder la version originale de 1982.»

Des trésors encore cachés?

À force d’être utilisé à tort et à travers, ces fameux director’s cut, qui n’en sont souvent pas vraiment, ont donc fini par lasser. La belle idée de redonner corps et vie à une œuvre massacrée s’est transformée en argument marketing qui n’a, la plupart du temps, aucun sens. Récemment, l’expression s’est même retrouvée sur les jaquettes du documentaire de Justin Bieber Never Say Never (sobrement intitulé «Ultimate Collector’s Edition Director’s Fan Cut»), Saw III (avec plus de scènes de tortures!) et même Pearl Harbor de Michael Bay. Ces gens-là ont-ils vraiment été bridés dans leur créativité pendant le montage?

C’est d’autant plus dommage que ça fait du tort à des films qui auraient bien besoin d’être réhabilités comme l’ont été, en leur temps, La Porte du Paradis ou Il Était Une Fois en Amérique, des films qui, aujourd’hui, sont vilipendés par la critique et ignorés par le public. Il y en a un notamment dont Matt Damon ne cesse de parler. À chaque fois qu’il se fait interviewer en longueur, comme ici par Playboy en 2012, l’acteur aborde le sujet comme une sorte de rendez-vous manqué, plein d’amertume, de mélancolie et de colère.

«Tous les gens qui ont travaillé sur De si jolis chevaux ont pris tellement de leur temps et ont été tellement attentionné. Comme vous le savez, le livre de Cormac McCarthy se déroule en 1949 et parle d’un gars qui essaye de maintenir son ancien mode de vie. La guitare électrique s’est popularisée en 1949 et le compositeur Daniel Lanois s’est procuré une vieille guitare de 1949 et a écrit cette musique âpre et hantée. On a fait le film en écoutant cette musique. Elle donnait du sens à tout ce que nous faisions. On a fait ce film très sombre et âpre mais le studio voulait une grande fresque avec de grandes émotions et des violons. Ils ont vu le casting, le réalisateur, Billy Bob Thornton, la facture à 50 millions de dollars et n’ont jamais sorti notre film –même s’il existe. Billy a eu un problème cardiaque à ce moment. Son coeur a lâché à force de se battre pour ce film. Ça l’a complètement détruit. Ça me ronge encore aujourd’hui.»

Harvey Weinstein, à l’origine du massacre, a depuis dit qu’il était prêt à sortir le director’s cut en DVD. Mais avec le déclin inéluctable du marché de la vidéo (Blu-Ray compris), le film n’est-il finalement pas condamné à rester «ce pâle tableau auquel on pouvait espérer qu’un homme du Sud et acteur atypique tel que Thornton saurait donner une touche plus personnelle», comme le décrivait à sa sortie Les Inrocks?

Un miracle

Si des films comme Kingdom of Heaven de Ridley Scott (encore lui!) ou Studio 54 ont réussi, ces dernières années, à être (un peu) réhabilité dans les cercles cinéphiles grâce à leur director’s cut, combien d’autres traînent encore sur les tables de montage? Impossible de vraiment savoir.

«C’est un genre de miracle. C’est un rêve qui devient réalité, sauf que je n’avais pas osé rêver que ça arrive», disait Mark Christopher, le réalisateur de Studio 54, à Indiewire, quinze après avoir assisté au remontage de son film conçu comme une ode «scorsesienne» aux nuits new-yorkaises et charcuté comme un avatar 70’s de Sexy Dance. Un rêve qu'il doit à une version «pirate» du director's cut qui a circulé dans les milieux gays pendant plusieurs années!

Josh Trank a monté un grand film que vous ne verrez jamais. C’est une honte

Le seul salut de ces films maltraités, ignorés, boudés, restent en effet souvent leurs équipes, réalisateurs, monteurs, acteurs, scénaristes, qui osent parler, qui font savoir par voie de presse (et de réseaux sociaux) le sort qu’ils ont subi dans les mains des studios, comme Terry Gilliam l’avait fait il y a trente ans pour Brazil, comme Toby Kebell, qui jouait Victor Von Doom dans le récent Quatre Fantastiques, le répétait récemment à The Daily Beast:

«Je vais vous dire la vérité, la vraie. Josh Trank a monté un grand film que vous ne verrez jamais. C’est une honte. Une version beaucoup plus sombre. Et vous ne la verrez jamais.»

C’est une question de coups de pression. Au risque de froisser des cols blancs (et d’attendre encore plus longtemps). C’est surtout une question de patience. De très grande patience. Après tout, il a fallu près de trente ans pour que l’imaginaire collectif se figure La Porte du Paradis comme le chef-d'œuvre absolu qu’il était.

Il ne me reste donc plus que ça, de la patience, pour attendre et espérer qu’un jour les studios Sony/Columbia me gratifie, dans leur immense bonté, d’un director’s cut de Aloha… Et j’ai bien peur d’avoir beaucoup de rides quand ça arrivera. Si ça arrive.

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