La littérature sportive est rarement source d'emballement. L'autobiographie d'Andre Agassi, sortie lundi 9 novembre aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne avant sa mise en vente française début décembre, fait superbement exception.
Saluons d'abord la qualité de l'écriture narrative de J.R. Moehringer, co-auteur de ce récit de 350 pages très denses, baptisé Open. J.R. Moehringer est un journaliste new-yorkais, lauréat d'un prix Pulitzer en 2000, et auteur d'un essai The tender bar dans lequel il raconte ses 20 premières années au sein d'une famille pour le moins chaotique.
C'est après avoir lu ce livre avec passion lors de l'été 2006, et alors qu'il disputait, à 36 ans, le dernier tournoi de tennis de sa carrière à l'occasion de l'US Open, qu'Agassi, lui-même issu d'une famille «à problèmes», s'est décidé à décrocher son téléphone pour joindre Moehringer. Et voilà comment a germé Open, livre absolument passionnant.
Car il ne faut pas se laisser abuser par le tohu-bohu médiatique qui a précédé, et accompagne encore, la sortie du livre, par le biais de la parution de bonnes feuilles à l'odeur de soufre. Ces mémoires, si remarquablement retracées, sont le roman vrai et détaillé de l'existence d'un champion qui se livre ici crûment. Libéré peut-être par plusieurs années d'analyse, Agassi ne se ménage pas et ne ménage pas non plus le lecteur, parfois déstabilisé par certaines révélations, mais, à la fin du récit, absolument convaincu par l'honnêteté de la démarche.
Livre coup de poing pour un coup de pub? L'accusation est évidemment trop facile, même si le plan media tonitruant du lancement du livre pourrait accréditer ce sentiment. Riche à millions — il a accumulé quelque 31 millions de dollars sur les courts de compétition et bien davantage en contrats divers — l'ancien n°1 mondial n'a besoin, en effet, ni d'argent ni de publicité pour égayer sa retraite sportive. Il est marié de surcroît à l'ancienne championne Steffi Graf, loin d'être, elle aussi, une nécessiteuse. Et qu'aurait-il, d'ailleurs, à gagner à rendre public le fait, presque ridicule pour lui, d'avoir joué avec une perruque pendant plusieurs années pour masquer une calvitie naissante? Quel serait pour lui le bénéfice à tirer d'avouer qu'en 1997, il était devenu consommateur d'une drogue récréative dans le naufrage de son mariage avec l'actrice Brooke Shields? Ou de reconnaître que cette consommation de méthamphétamine avait entraîné, la même année, un contrôle antidopage positif étouffé par l'ATP, l'association des joueurs de tennis professionnels, soucieuse d'éviter le scandale?
Si le livre dérange autant le monde sportif et ses admirateurs, c'est qu'il les remet tout simplement à leur place en leur tendant le miroir fidèle d'une réalité qu'ils n'ont pas envie de voir et qu'il les renvoie à leur crédulité ou leur aveuglement. Dans Open, il n'est plus question du mythe Agassi, de la star ou de toutes les manchettes ronflantes saluant les exploits d'une carrière, mais d'un homme, blessé et fragile, qui ne s'est jamais vraiment remis d'une enfance volée par un père obsessionnel et violent. Au centre de l'ouvrage, un champion déroule une vie imposée et dans laquelle il se débat, parfois, avec grande difficulté. Quitte, parfois, à sortir de la route.
A sept ans, Agassi n'aimait pas le tennis et il ne l'aimait pas davantage à 36 parce que cette carrière lui a davantage coûté humainement que rapporté matériellement. Et il nous le dit droit dans nos yeux de lecteur. Pourquoi faudrait-il le blâmer parce qu'il crache le morceau? Pourquoi aurait-il dû garder ce lourd secret pour lui? Pour nous faire plaisir? Parce qu'en le confessant, il nous donnerait le sentiment d'avoir été dupé pendant de longues années? Qu'en plus des affaires de dopage, on serait donc aussi victime de sportifs qui jouent avec nos émotions comme des comédiens au théâtre? Et qu'on feindrait de le découvrir?
Les pages consacrées à son enfance sont évidemment les plus poignantes. Les plus choquantes aussi, bien plus que celles relatant sa prise de drogue. Car pour Agassi, le drame se joue là. Peut-être parce qu'il a également traversé les tourments d'une enfance compliquée, Moehringer se glisse avec délicatesse et précision dans la peau et dans les pas du petit Andre, âgé de sept ans, confronté au démon du Dragon, comme il appelle cette machine lance-balles infernale fabriquée par son père.
«Mon père me dit que si je frappe 2.500 balles par jour, cela veut dire que j'en frapperai 17.500 chaque semaine et donc près d'un million en une année, raconte-t-il dans un passage. Et un enfant qui frappe un million de balles en une année deviendra imbattable.» (... ) «Je pense dire à mon père que je n'aime pas le tennis. (...) Mais de mauvaises choses arrivent quand mon père est en colère. S'il dit que je vais jouer au tennis, devenir n°1 mondial et que c'est ma destinée, tout ce que j'ai à faire est d'acquiescer et d'obéir.»
Père effrayant que ce Mike Agassi qui, sur le chemin de l'école, préfère prendre la direction du club de tennis en menaçant son fils: «Et surtout, tu ne le dis pas à maman». Ou qui lui fait avaler d'étranges pilules blanches lors de tournois de jeunes. Ou qui lui répond sèchement alors qu'Andre Agassi se plaint des mauvais traitements de Nick Bollettieri, l'un de ses entraîneurs à l'adolescence: «Tu le mérites, tu t'habilles comme un pédé». Ce père qui, en guise de première réaction à la victoire de son fils lors du tournoi de Wimbledon en 1992, lui fera le reproche d'avoir perdu... le 4e set.
Enfant puis adolescent perdu, Andre Agassi s'est longtemps fourvoyé dans le monde des adultes qu'il a si souvent provoqué par manque d'éducation. Combien de fois n'a-t-il pas séché une conférence de presse furieux d'avoir perdu. Combien de fois ne s'est-il pas montré vulgaire à l'adresse d'un arbitre. Combien de fois n'a-t-il pas «balancé» un match. Combien de fois ne s'est-il pas menti à lui-même. Il ne cache rien de ses errements et de ses échecs. Et c'est sur le chemin bosselé de sa métamorphose qu'il nous entraîne jusqu'à cette rencontre qui le fait basculer, enfin, vers l'épanouissement quand il lie son destin, en 1999, à Steffi Graf tandis qu'il vient de boucler la boucle sportivement en remportant le tournoi de Roland-Garros, le seul manquant à son palmarès. Steffi Graf victime, elle aussi, d'un père abusif appelé le «Mike Agassi allemand» dans le récit. Steffi Graf, son double, cette joueuse à l'enfance également volée capable de le comprendre.
«J'espère que ce livre sera utile à quelqu'un», a dit Agassi, dimanche 8 novembre, lors de l'émission 60 minutes sur la chaîne CBS.
Open parlera à tous les champions victimes de pères excessifs et brutaux que Slate a déjà évoqués. Mais il ne suscitera pas, hélas, la moindre remise en question chez tous ces pères qui, actuellement, notamment en France, poursuivent le «carnage» sous l'œil de fédérations impuissantes qui préfèrent regarder ailleurs.
Plutôt que d'être stigmatisé pour ses fautes, Agassi doit être remercié d'avoir écrit un grand livre qui remue.
Yannick Cochennec
Image de une: Andre Agassi, lors de l'US Open 1989, face à Ivan Lendl. REUTERS/STRINGER/Ray Stubblebine