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Si nous restons des salopes, c'est à cause de vous

Temps de lecture : 5 min

L'avortement peut être un acte anodin. Mais le débat sur l'entrave à l'IVG via les sites internet à l'Assemblée nationale a prouvé que certains ne veulent pas le banaliser.

Des femmes lors d'une manifestation le 1er février 2014 contre un loi en Espagne qui remettait en cause l'avortement | FRANCOIS GUILLOT / AFP
Des femmes lors d'une manifestation le 1er février 2014 contre un loi en Espagne qui remettait en cause l'avortement | FRANCOIS GUILLOT / AFP

«On ne peut pas banaliser l’IVG. Cela reste un acte qui n’est pas anodin.» Entre les deux tours de la primaire à droite, pour se distinguer de son concurrent, Alain Juppé a demandé à François Fillon de clarifier sa position sur l’IVG. C’est alors que l’une de ses proches, la députée d’Ille-et-Vilaine Isabelle Le Callennec, a eu ces mots sur la banalité.

Il y a quarante ans, au moment du vote de la loi sur la légalisation de l’avortement, Simone Veil le disait déjà: «Aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame.» Jeudi 1er décembre, à l’Assemblée nationale, lors d’un débat soutenu par le gouvernement, ouvert pour étendre la loi sur le délit d'entrave à l’IVG aux sites internet, même tonalité. La ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes Laurence Rossignol dénonce «un climat culturel qui pèse et qui tend à culpabiliser les femmes qui s'interrogent sur l'avortement».

Bienvenue en 2016: les mentalités changent moins vite que le monde qui les contient. Pourtant, pour nous, ça n’a pas été un enfer, ni un drame. On ne peut pas dire que ce soit de gaieté de cœur, non, c’est une procédure. Qui accomplit une procédure de gaieté de cœur? Mais ça a été anodin. Il y a un tas de situations qui aboutissent à une grossesse surprise, non désirée… On s’est emmêlé les pinceaux, on est tombée enceinte sous pilule, le préservatif a craqué, et puis juste on a merdé, on avait plus de capote, mais on ne veut pas d’enfant pour autant.

Le plus dur, ça a été les pressions

Nous sommes deux femmes et nous n’avons plus rien des «343 salopes» qui devaient se battre pour la légalisation de l’avortement dans les années 1970. Ça a été un épisode de plus dans nos vies, rien d’extraordinaire, on va bien. On a recommencé à faire l’amour quelques jours plus tard et on n’y a plus pensé.

Ce qui a été dur, ça n’a pas été la perte d’un embryon. Ce qui a été dur, c’était la bêtise en face de nous, les tentatives de nous dissuader, les pressions. Précisons: oui, ça s'est bien passé au XXIe siècle.

Tout commence avec une simple recherche, parce que vous avez besoin d’informations sur la durée de la procédure, le délai. Vous tapez IVG sur Google et vous tombez sur un site, vous lisez quelques lignes, ça a l’air neutre. Vous appelez le numéro indiqué et tombez sur une certaine Anne à qui vous racontez votre histoire. L’histoire n’est pas très compliquée: vous ne voulez pas garder l'enfant. Ses questions sont les suivantes:

La vraie pénibilité n'est pas physique: c'est la lourdeur de la démarche, les multiples rendez-vous à l’hôpital avec la gynéco, le ou la psy avant l’avortement

- «Mais vous voulez avoir des enfants?

- Heu, oui sûrement, j’en ai déjà d’autres, il faut que je réfléchisse.

- Et là… et donc, pourquoi ne pas garder cette grossesse?

- Ben, parce que je ne peux pas maintenant, c’est trop pour moi (je raconte un peu ma vie, mon quotidien)

- Mais non mais pourquoi pas?… Réfléchissez.

- Mais j’ai réfléchi, je veux juste pouvoir faire ce que j’ai à faire dans de bonnes conditions!

- Mais qu'en pense votre compagnon?

- Il dit que je fais ce que je veux.

- Mais pourquoi ne pas garder cet enfant?

- J'ai fait mon choix.

- Réfléchissez, je vous rappelle demain.

Anne a aussi dit que cela vous empêcherait d’avoir des enfants ensuite (c'est faux). Anne vous a rappelée. Vous n'avez pas décroché. Son numéro fait désormais partie des 06 de maboules bloqués sur votre téléphone.

Sa manière de faire était insidieuse, hypocrite et malfaisante, vous lui voulez beaucoup. Prétendre aider et accompagner les femmes et leur embrouiller le cerveau, oui, c’est une violence.

Vous pourriez même avorter deux fois. Et, dans les deux cas, ça se passerait très bien. Très bien. Même des années après, vous n'y penseriez toujours pas.

«On ne fait pas ça ici»

Vous avez aussi pu appeler, plutôt qu'Anne, un hôpital, directement. C'était avant que les sites anti-IVG soient si bien référencés sur Google. À la fin des années 2000, et vous pensiez naïvement qu'on pouvait avorter partout en France. Vous êtes tombée sur cette femme à l’hôpital Port-Royal à Paris qui a répondu sèchement: «On ne fait pas ça ici!», avant de raccrocher. Et puis sur ce radiologue, à qui vous ne demandiez rien qu'une échographie, qui s'est permis de vous interroger sur votre vie: est-ce que vous alliez le garder? Était-ce parce que vous aviez l'air trop jeune? Parce que vous n'étiez pas tout sourire?

Avorter, ça peut se faire avec un médicament ou par une intervention. La pilule abortive (IVG médicamenteuse) peut causer des maux de ventre. Comme les anti-inflammatoires des maux d'estomac, comme plein de médicaments plein d'effets secondaires, mais aussi beaucoup moins que plein d’autres choses.

La vraie pénibilité n'est pas physique: c'est la lourdeur de la démarche, les multiples rendez-vous à l’hôpital avec la gynéco, le ou la psy avant l’avortement. L’acte en lui-même ne peut finalement être qu'une après-midi passée dans une chambre collective de l'hôpital Saint-Antoine (près d'une autre femme qui apprenait sa fausse couche en même temps). Vous n'avez pas pleuré. Vous vous souvenez d'avoir perdu, le lendemain en faisant vos courses, ce que vous deviez expulser. En rentrant, vous êtes allée aux toilettes et vous avez tiré la chasse, soulagée.

C’est notre corps: quarante ans qu'on le dit, qu'ils ne veulent pas l'entendre

Il y a des femmes qui souffrent physiquement, il y a des femmes qui souffrent psychologiquement. Mais le plus dur pour nous, c'est la culpabilisation. Il n’y a qu’à lire tous ces témoignages.

C’est notre corps. Mais eux, ça défoule leur conscience

Arrêtons de demander aux femmes d’avoir mauvaise conscience et de culpabiliser. C’est donner des gages à ceux que l’avortement choque, contrarie, horripile. Christian Kert, député Les Républicains, déclare que l’avortement est toujours un échec. Un échec? Echec de quoi? Non, ça va merci, aucun sentiment d’échec.

Sur les sites anti-avortement, on lit aussi «avorter n’est pas un événement anodin dans la vie d’une femme»… Anodin, si on veut. Et pas forcément grave non plus. Sur l’échelle des trucs graves et importants qui nous sont arrivés, avorter est très loin dans la liste.

Tout s’est bien passé pour nous, à l’exception de ceux qui nous ont fait sentir qu’ils n’étaient pas d’accord avec notre choix. Le débat qui a lieu aujourd’hui relance à fond tous les anti. Comment? On voudrait les empêcher d’exprimer leur avis? On l’entend leur avis, il est toujours là. Bien plus que le nôtre. On entend celui des hommes bien plus que des femmes.

C’est notre corps. Mais eux, ça défoule leur conscience.

C’est notre corps: quarante ans qu'on le dit, qu'ils ne veulent pas l'entendre.

Notre corps, notre cul, notre choix, notre vie. Ça n’a jamais fait de nous des salopes, mais si c’est comme ça qu’on appelle les femmes qui sont libres, qui font ce qu’elles veulent de leurs corps et qui le revendiquent, on veut bien en faire partie.

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