Derrière le possible «non» à la réforme constitutionnelle impulsée par Matteo Renzi, sur laquelle les Italiens sont appelés à se prononcer dimanche 4 décembre, on trouve notamment le Mouvement 5 Étoiles de Beppe Grillo, qui confirme, enquête après enquête, son implantation dans la vie politique. En affichant son #IoDicoNo («#JeDisNon»), Grillo dit davantage qu’un «no» à Renzi, il dit un peu de l’avenir de l’Europe…
L’Italie constitue un laboratoire politique, trop souvent ignoré, du continent. Pour s’en tenir à la période la plus récente, elle fut le foyer d’une tentative de rénovation idéologique de la gauche européenne puis le théâtre de l’émergence d’une droite d’un genre nouveau incarnée par Silvio Berlusconi. Sans ces deux phénomènes, on ne peut comprendre les racines historiques du mouvement de Grillo.
Dérive vers un «centre-centre-centre-centre-centre-gauche»
Le Parti communiste italien (PCI) fut longtemps le parti communiste le plus important d’Europe occidentale, et probablement le plus brillant du monde. L’un de ses premiers dirigeants, Antoni Gramsci, a la postérité intellectuelle qu’on lui connaît. Le cinéma d’Ettore Scola, par exemple La Terrasse (1980), renseigne sur le dynamisme et l’attractivité intellectuels du PCI. Récemment, Quando c'era Berlinguer, un film de Walter Veltroni, a rappelé cette page de l’histoire politique de l’Italie écrite par Enrico Berlinguer et les communistes italiens, et qui résonne comme une sourde mélodie nostalgique auprès d’une Italie éclairée et progressiste. Imaginant, affranchis de Moscou, un communisme démocratique, Berlinguer et les siens ont initié une démarche politique dont le «compromis historique» et l'«eurocommunisme» furent les expressions désormais entrées dans l’Histoire, et qui a influencé d’autres réflexions en Europe.
Grillo n’a de véritable respect que pour Enrico Berlinguer. Il le dit et le répète. Après lui ce fut le grand «vide» à gauche, assène-t-il, comme le souligne Flora Zanichelli dans son ouvrage consacré au Mouvement 5 Étoiles. La gauche de Berlinguer trouve, après des années de dérive de ses élites dirigeantes vers un «centre-centre-centre-centre-centre-gauche» des plus résignés (pour reprendre les mots de Nanni Moretti dans l’un de ses films, Aprile), un canal d’expression dans la tonitruante critique démocratique de Grillo et dans les thèmes environnementaux ou post-matérialistes portés par le Mouvement 5 Étoiles. Pour ces raisons de fond, le M5S n’appartient à l’évidence pas à l’hémisphère droit de la vie politique italienne. Il est le produit de l’effacement de la gauche.
Par son style, et même s’il doit une part de son succès à l’opposition au télé-populisme de Silvio Berlusconi, c’est bien une forme de populisme qu’incarne le M5S aujourd’hui: il est donc aussi le produit de la mutation de la droite. À partir du début des années 1990, l’expérience politique engagée par Silvio Berlusconi en fait l’un des précurseurs de l’évolution des droites en Europe. L'homme d’affaires, choyé par le Parti socialiste italien (PSI) et sa branche milanaise, «descend dans l’arène» moins pour combattre les «communistes», adversaires transformés en diable par une stratégie manichéenne relayée par ses propres médias, que pour protéger ses affaires et ses protecteurs politiques de juges perçus comme des menaces immédiates sur des systèmes clientélistes, de financement illégal ou de corruption qui avaient pris, notamment autour du Premier ministre Bettino Craxi (1983-1987), une tournure endémique.
Une fois arrivé au pouvoir, Berlusconi accorde une attention constante aux médias autant qu'aux juges: le Cavaliere donna ainsi à un «postfasciste» pour le moins «rude», Maurizio Gasparri, le ministère de la Communication. Entre les chaînes privées du groupe Mediaset et l’incessante guerre de tranchée dans les médias publics dont se chargeait Gasparri, peu à peu, le bruit de fond du débat public italien prit une tournure nouvelle. Le télé-humoriste Grillo, chassé autrefois d’une télévision qui avait été le vecteur de son ascension, s’opposa au télé-entrepreneur devenu télé-tribun et télé-chef de gouvernement. Est-ce pour cultiver au plus haut point sa différence que Grillo, s’exprime essentiellement via internet et conçut son blog comme le véritable navire amiral online des grillini?
Terreau économique et social
Berlinguer pour seule référence acceptée et revendiquée de «l’ancienne politique», Berlusconi comme négatif de sa propre construction: Grillo se façonne grâce à cette alchimie qui mêle des éléments issus du passés et trouve un terreau dans le contexte économique et social.
La décennie des années 2000, dominée politiquement par le berlusconisme, a aussi été celle d’une redoutable stagnation économique qui contredisait la promesse d’une Italie des «gagnants» tant vantée par le Cavaliere. Le lent déclassement d’une grande partie de la jeunesse a sapé progressivement, non seulement l’adhésion au discours berlusconien, mais également celle qui avait porté le discours d’un centre-gauche dominé par Romano Prodi, figure de l’aile centriste de l’antique Démocratie chrétienne qui avait fait alliance avec les anciens communistes devenus «démocrates de gauche». Ces derniers, qui avaient fait de l’adhésion à l’Europe de Maastricht le substitut revendiqué de leur défunte adhésion au communisme, en sont donc également sortis fragilisés. Le consensus en faveur de l’intégration européenne, qui couvrait jusqu’alors tout le spectre politique italien, s'est fissuré à mesure que les effets de la crise se sont manifestés et, surtout, que les mesures d’austérité se sont précisées.
Au sein de la majorité de droite, le ministre de l’Economie soutenu par la très eurosceptique Lega Nord, Giulio Tremonti, a contesté par la droite l’austérité, tandis que Gianfranco Fini a fait profession –envers et contre Berlusconi– d’un centrisme européen militant, d’un respect quasi-dévot de l’institution judiciaire et d’un légalisme revendiqué insinuant une possible forfaiture du Cavaliere. Le piège s'est refermé sur ce dernier, qui a été chassé du Palais Chigi à l'automne 2011.
C’est l’ancien commissaire européen Mario Monti qui a alors été propulsé à la tête d’un gouvernement technique, auquel un semblant d’union nationale a donné l’oxygène politique que lui ont presque aussitôt retiré les catastrophiques dégâts sociaux des mesures d’austérité qu’il avait été chargé de prendre. Désaffection à l’égard de cette «Seconde» République qui avait succédé à un système politique tombé sous le coup des multiples inculpations lors de l’Opération Mani Pulite et désaffection à l’égard de l’UE après la crise de 2007-2008 se sont alors additionnées et ont fourni au M5S le terreau qui lui manquait. Lors des dernières élections générales, en février 2013, le parti a ainsi obtenu plus d'un quart des voix.
Des années durant, l’Italie s’était révélée être un véritable show-room de la droitisation en Europe. Le Cavaliere s’était fait leader d’un parti de droite au nom de club de supporters de football –Forza Italia–, recyclant nombre de ses amis du Parti socialiste, s’alliant également aux régionaux-populiste de la Lega Nord et aux post-fascistes du MSI, dirigés par Gianfranco Fini. La droite populiste et l’extrême droite ont gouverné en Italie, invitées au sein de l’exécutif par un Berlusconi cherchant un personnel politique de rechange après les affaires judiciaires des années 90. Cette compromission de la droite populiste et de l’extrême droite avec les politiques économiques et sociales menées en Italie pendant ces années explique en partie qu’un espace politique leur est fermé pour le moment. Est-ce ainsi un contretemps avec le reste du continent ou le signe avant-coureur d’une fin de la droitisation du continent que révèle la percée et l’implantation du parti de Grillo?
Le parti des enfants de la crise, né de la crise
Les «cinque stelle» ou grillini ne semblent pas atteints par les soubresauts des crises liées à leur chaotique début de gestion à Rome, où l'une des leurs, Virginia Raggi, a été élue maire en début d'année. Les sondages, constants, ne contredisent pas les récurrents résultats électoraux enregistrés par le mouvement de Beppe Grillo, désormais installé dans la vie politique italienne.
La composition de l’électorat du M5S ferait rêver la plupart des formations politiques européennes. Son seul talon d’Achille se situe dans le groupe électoral formé par les seniors, ceux qui ont été jeunes pendant les Trente Glorieuses et ont quitté la vie active sans subir directement les conséquences des mutations de l’économie.
Un cinquième des électeurs de droite de la précédente élection se sont déplacés vers le vote pro-Grillo en 2013, tout comme un tiers de ceux qui avaient voté pour «l’Italie des valeurs» du Juge Di Pietro, figure emblématique de la lutte anti-corruption, qui avait fondé un parti situé au centre gauche, marqué par le désir de moraliser la vie politique. Les jeunes et les étudiants forment un groupe particulièrement investi électoralement dans les succès des grillinis, de même que les indépendants et les commerçants.
Nouveaux électeurs, jeunes, étudiants, diplômés, chômeurs: la composition de l’électorat du M5S est révélatrice d’une certaine Europe victime de la crise, que l’on croisera dans ses meetings, mais aussi ceux de Podemos en Espagne, de formations pirates ou même populistes de droite, qui pourront souhaiter le Brexit ailleurs, etc. Un jeune diplômé basculant dans le chômage a toutes les chances d’être électeur de Grillo: mouvement politique des perdants de la crise, forgé par des enfants de la crise, le M5S reflète la composition sociologique d’une Italie plus diplômée que la moyenne mais fragilisée socialement, qui garde le lointain songe de la «question morale» assénée par la génération de ses parents admirateurs de Berlinguer…
Un aggiornamento 2.0 du populisme?
Générationnel? Assurément. C’est notamment à travers l’usage du 2.0 que l’on découvre une génération d’activistes «cinq étoiles» connectée et très efficace. Le M5S croit fermement aux potentialités recelées par internet et les réseaux sociaux. Gianroberto Casaleggio a été, depuis sa fondation et jusqu’à son récent décès, «l’idéologue» du parti: rarement sur le devant de la scène mais malgré tout véritable homme fort du parti de Grillo, d’abord chargé de son blog (son fils a pris le relais), il a été le concepteur de l’organisation ultra-connectée du M5S.
Dans un essai datant de 2014, Jacques de Saint-Victor s’interrogeait sur ces «antipolitiques» qui contestent la démocratie représentative tout en croyant aux vertus du 2.0 pour imposer une démocratie directe. Il pensait déceler une contradiction entre la rue et la toile: selon lui, débrancher les cyber-activistes, c’était jeter la contestation dans la rue. Il prend appui sur l’exemple de la révolution égyptienne pour étayer cette thèse… En fait, si l’on suit Saint-Victor, cet usage du 2.0 validerait une thèse de Gramsci sur le «subversivisme», c’est-à-dire sur l’intériorisation de la condition de subalterne ou de dominé et l’adoption d’un discours de dénigrement moqueur de toute parole politique (un peu comme une séquence du «Quotidien» de Yann Barthès ou une vidéo de Nicole Ferroni en somme, qui parviennent à dénigrer la parole publique en quittant une position d’humoriste sans donner de perspective politique alternative, ce qui pose problème). «Subversiviste», pas subversif: voilà ce qui ferait l’essence du grillisme donc…
Pourtant, le M5S se confronte immédiatement au pouvoir, et au premier des pouvoirs en Italie, celui jadis détenu par les cités de la Péninsule: le pouvoir local. Les revendications du parti sont concrètes et trouvent des solutions localement, par l’action des élus locaux, malgré leurs difficultés (comme à Rome), ou n’en trouvent pas; en tout cas, elles sont politiques. On pourrait être d’accord sur l’hypothèse subversiviste si Grillo ne forgeait pas, sur la durée, un véritable peuple, unifié par une stratégie discursive ancrée dans la vie quotidienne par des pratiques et des références communes.
L’exemple de Grillo est original parce que l’horizontalité produite par le 2.0 est corrélée à une incarnation et un leadership forts. C’est sans doute la différence fondamentale entre les «Cinque Stelle» et les «Pirates», qui ne parviennent pas à se développer en Italie et qui, ailleurs, s’ils incarnent une des vérités de la société (individualisme connecté, déclassement des diplômés) ne semblent pas aptes à être «populistes» au sens où Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, deux des penseurs les plus influents sur la gauche radicale actuellement, l’entendent.
Est-il un mouvement populiste au sens où il se serait donné pour mission de «construire» un peuple? Ou est-il le reflet antipolitique des soubresauts d’une opinion rejetant responsables politiques et institutions au gré d’humeurs changeantes? Des éléments de réponse apparaîtront dans l’année à venir, à partir du 4 décembre au soir...