Deux grands cuisiniers, Christian Constant (le Violon d’Ingres, les Cocottes, le Café Constant) et Yves Camdeborde (le Comptoir du Relais, l’Avant-Comptoir), font revivre 600 recettes du père de la gastronomie française dans un gros livre pratique de 320 pages d’une lecture gourmande qui met l’eau à la bouche.
Cet ensemble capital pour la mémoire culinaire de notre pays est l’exact reflet de la fécondité du maître cuisinier, un génie pour l’époque: il a rédigé plus de 5.000 recettes dans le Guide culinaire (1902) et Ma cuisine (1934), tout cela forme une sorte de dictionnaire du bien manger au début du XXe siècle qui a traversé les décennies.
C’est le fruit de son œuvre de chef tout puissant au Carlton de Londres, au Grand Hôtel de Lucerne en Suisse, au Ritz de Paris (1898) aux côtés de César Ritz, son ami, sur les paquebots et à l’Hôtel de Paris à Monaco où il installera la maison de famille. Une carrière éblouissante liée à une éthique de seigneur ouvert aux autres et soucieux de nourrir les indigents à qui il réservait les restes souvent somptueux de dîners d’apparat, un homme de cœur.
Une cuisine de haute volée
En Europe et aux États-Unis, il a offert ses talents de créateur de recettes et d’organisateur de galas. Auguste Escoffier, né à Villeneuve-Loubet, fils de forgeron, a commencé le métier d’arpète à 13 ans, dans un restaurant de la Côte d’Azur. Il a vite été repéré pour diriger des brigades de toqués dans des palaces de classe internationale où, son chapeau melon sur le crâne, il mettait en scène des plats de haute volée, un service stylé et l’élégance des menus à la française –des atouts inégalés de la civilisation de la table au pays de Carême et de Brillat-Savarin.

Portrait Auguste Escoffier © Musée Escoffier de l'art culinaire
Dans ces hôtels de légende –le prince de Galles, client régulier du Ritz de Paris en 1900 où il disposait de la première salle de bains– Escoffier a divisé le travail dans les cuisines en parties ou postes bien distincts: le saucier voisine avec l’entremettier, le garde-manger avec le rôtisseur, le poissonnier avec le légumier, le cuiseur de viandes avec celui des poissons et des crustacés et le boulanger côtoie le pâtissier. Ces chefs de parties dépendent du chef exécutif qui conçoit les plats et menus, selon les arrivages et les saisons.
Ces bases de la haute cuisine de restaurants en France sont issues du génial praticien, créateur du soufflé d’écrevisses Rothschild, de la salade Jockey Club, du suprême de poularde Sarah Bernhardt et de la pêche Melba en l’honneur de la cantatrice Nelly Melba. Personne n’a dédié autant de plats de restaurants chics à de grands clients, sauf peut-être à la Tour d’Argent au XXe siècle.
Le menu gastronomique moderne
Christian Constant et Yves Camdeborde, liés d’amitié en qualité de commis du Crillon place de la Concorde –un palace historique réglé en cuisine à la façon Escoffier– avouent dans l’excellente préface un total respect à l’égard du maestro niçois «roi des chefs et chef des rois» à la destinée légendaire.
Très habile aux fourneaux à charbon (deux heures pour créer la flamme), Escoffier a dépoussiéré la cuisine datée de son époque, lourde, compliquée, farineuse, et en partie gaspillée ce qui offusquait le maître Auguste qui faisait porter les restes des poulardes, des turbots, des filets de soles aux Petites Sœurs des Pauvres. «Escoffier a su composer des menus logiques, intelligents, variés. En cela, il reste le créateur du menu gastronomique moderne», écrivent-ils dans l’avant-propos.
«La quasi-totalité des plats et des recettes sélectionnés peut être intégrée dans le répertoire d’un restaurant contemporain», soulignent ces deux grands cuisiniers d’origine provinciale comme Auguste Escoffier.
L’œuvre de l’inventeur de la côte de veau bordelaise, des petits pois à la française et des abricots Bourdaloue reste incroyablement moderne car Escoffier avait un repère infaillible: le respect des goûts et la qualité des produits. En cela, il a été le précurseur, suivi par d’innombrables disciples aux quatre coins du globe. Un plat signé Escoffier situait un restaurant dans l’excellence.

Loup en croute, sauce chroron chez Paul Bocuse © Fred Durantet
Un sorcier de la sauce
Voici par exemple un beau menu orchestré par Auguste Escoffier au Savoy de Londres en octobre 1895: consommé de poule-au-pot, consommé de tortue (herbes) au Madère, huîtres favorites, cailles pochées à la Richelieu, noisettes d’agneau fines herbes, brochettes d’ortolans, suprêmes de volaille Jeannette, parfait au foie gras, salade mignonne, timbale d’écrevisses et asperges nouvelles, bénédictins rosés, friandises. Mis à part un ou deux plats superflus, ce dîner peut être offert un soir de réveillon dans un restaurant étoilé, chez Guy Savoy, Alain Ducasse, Guy Martin ou chez Joël Robuchon.
L’ouvrage débute par un chapitre majeur: les sauces dont le chef niçois fut une sorte de Paganini. On trouve les sauces béchamel, Mornay, suprême, la sauce tomate à l’ail, la bigarade pour le caneton (chez Lasserre), la bordelaise pour les viandes de boucherie et le gibier, la bourguignonne au lait maigre, la sauce aux cerises et porto utilisée à la Tour d’Argent du temps de Claude Terrail pour mouiller le canard, la sauce chasseur pour accompagner le tournedos, les noisettes d’agneau, le filet mignon et le poulet, la sauce diable pour les volailles, pigeons et pieds de porc, la sauce Périgueux au Madère et à la truffe, la sauce béarnaise, un grand classique, se sert tiède ou chaude sans jamais être réchauffée, la sauce choron, une béarnaise tomatée avec de l’estragon et du cerfeuil –Paul Bocuse l’emploie pour le fameux loup en croûte, un «must» à Collonges.
Puis Escoffier, repris par Constant et Camdeborde, ajoute aussi la hollandaise, autre classique, pour des poissons, des légumes…, la sauce smitane à la crème aigre, la soubise, un « must » dans les grands hôtels, la sauce vénitienne, une rareté au vinaigre, échalotes, cerfeuil et épinards hachés.
À cela, Escoffier adjoint la mayonnaise, la ravigote, la rémoulade et la sauce tartare au jaune d’œuf, huile, vinaigre et ciboulette. Cet ensemble accommodé aux façons de faire de notre temps est l’un des joyaux du livre –39 pages de sauces archi-classiques à lire et consulter pour le gourmet au piano.

Recettes volailles © Editions Michel Lafon
Influence anglo-saxonne
Ce livre très riche d’Escoffier revisité mérite une place de choix dans la bibliothèque des maîtres de maison comme des cuisinier en charge des repas du quotidien et des fêtes de famille. Voyez la modernité du contenu à travers la bisque d’écrevisses ou le coulis, en fait un velouté liant la bisque avec un jaune d’œuf et un décilitre de crème fraîche.
Oui, le glorieux chef du Ritz a été un as des bisques au crabe, aux crevettes roses, au homard, aux langoustines. C’est que le maestro dans la vaste cuisine de la place Vendôme a bien été forcé de se plier aux desideratas culinaires de la gentry anglo-saxonne ou française: Coco Chanel, Mary Hemingway et ce petit monde très sélect, trié sur le volet, exige des potages, des consommés, des bouillons rafraîchissants qui parfument le palais.
«Dans la cuisine d’Escoffier, une chose décisive demeure actuelle, c’est l’importance accordée aux produits, à la matière première de ces plats toujours mis en valeur. Rien n’est surchargé, sauf les truffes. C’est Escoffier qui a remis le produit au centre des assiettes et cela, cette priorité gastronomique, est une obligation dans les restaurants d’aujourd’hui», écrivent Christian Constant et Yves Camdeborde.
À l’exception des portions de truffes noires présentes dans nombre de préparations, pas seulement de hors-d’œuvre, de viandes, de poissons et de gibier, disons-le, le diamant noir était cent fois moins rare qu’aujourd’hui, et d’un coût très raisonnable. Pour les truffes sous la cendre, une par personne c’est généreux!

Portrait Yves Camdeborde
Recettes majeures
Cela dit, l’ouvrage d’une totale clarté –proportions, temps de cuisson, dressage– est à lire et à conserver pour les chapitres sur les potages, les bisques, les consommés, les garbures, la crème au curry, aux asperges, aux champignons, les salades (29), les œufs, des compagnons de création pour Auguste: six recettes d’œufs brouillés, douze omelettes, une rareté dans la restauration française du XXIe siècle.
Et puis, tout au long du livre, il faut s’arrêter sur des recettes majeures, emblématiques de la créativité du maestro: la bouillabaisse à la marseillaise, la côte de bœuf braisée, le curry d’agneau, l’entrecôte béarnaise, l’escalope de veau milanaise, le foie de veau à la lyonnaise, le gratin de pommes de terre dauphinoise à l’emmental râpé, la purée Parmentier, la queue de bœuf en daube, la sole bonne femme, la selle d’agneau à la génoise, la soupe de poissons à la provençale et le Mont-Blanc aux marrons. Oui, ce livre de cuisine est d’une étonnante richesse: il y a sûrement une ou plusieurs recettes à adapter pour un repas at home.
À l’occasion du 170e anniversaire de la naissance d’Auguste Escoffier, à Monaco en octobre dernier, un colloque initié par la Fondation Escoffier, présidée par Michel son arrière-petit-fils, a réuni une centaine de professionnels de la table et de la médecine – le thème du débat était Cuisine et Santé au XXIe siècle.
Le grand chef, soucieux du bien-être de ses clients, a privilégié les légumes frais, les asperges vertes, les fruits, tout ce qui favorisait la légèreté dans les assiettes. La cuisine de la Méditerranée a été sa préoccupation quotidienne. «Il a inventé un socle patrimonial à notre cuisine», a dit le chef Thierry Marx, deux étoiles au Mandarin de Paris.

Portrait Christian Constant © Gilles Trillard
Le chef Philippe Joannnès (MOF) au Fairmont Hotel de Monaco, Bruno Oger, deux étoiles à la Villa Archange au Cannet près de Cannes, Mauro Colagreco du Mirazur de Menton, Stéphane Raimbault, deux étoiles à l’Oasis de La Napoule, le mythique Joël Robuchon, adepte de la cuisine de santé qui veut apprendre à ses clients la bonne santé par l’assiette (bouillon de volaille au gingembre), tous ces princes des casseroles ont dit leur dette morale envers Auguste Escoffier, inventeur de la santé naturelle et propagateur d’une cuisine nouvelle avant l’heure.
Vingt-cinq mille disciples figurent dans l’annuaire de la Fondation à Villeneuve-Loubet, dans la maison où il est né, et il n’y a pas que des cuisiniers! Cela ne peut que combler le quadra Michel Escoffier, dépositaire du legs culinaire de son glorieux arrière-grand-père et qui maintient en état ce musée voué à la légende vraie du petit niçois devenu la première star de la restauration mondiale.
Fondation Auguste Escoffier, Musée de l’Art Culinaire
• 3, rue Auguste Escoffier 06270 Villeneuve-Loubet. Tél.: 04 93 20 80 51. Entrée 5 euros. De 14 h à 18 h. Réouverture le 1er février 2017