Cet article est le dernier volet d'une série en quatre parties sur l'histoire du terrorisme en France. Retrouvez les trois premiers volets: Paris, 1892-1894, genèse du terrorisme; Pendant la guerre d'Algérie, l'art de défendre les terroristes; La décennie Carlos, ou la dérive sanglante d'un militant.
«C'est dimanche. Je n'ai pas pu acheter des bonbons ronds», explique au téléphone «Mehdi» à son correspondant anonyme, un certain «X». Nous sommes à l'automne 1995. Invisibles, les policiers des renseignements généraux ne perdent pas une miette et enregistrent la conversation.
Derrière le pseudonyme de «Mehdi» se dissimule Boualem Bensaїd, Algérien âgé de 28 ans, arrivé récemment en France. Sportif, il fut membre de l'équipe nationale de karaté avant de quitter l'Algérie, en proie à la guerre civile, un an auparavant. Son compatriote d'un an son cadet, le mystérieux «X», se nomme Smaїn Aїt Ali Belkacem. Il a suivi en Algérie une formation d'infirmier avant de séjourner dans divers pays d'Europe puis d'arriver tout récemment en France. L'échange entre les deux hommes ne porte qu'en apparence sur des questions de confiserie: comme le révéleront ultérieurement les petits carnets méticuleusement annotés de Boualem Bensaїd, les «friandises» désignent en réalité les vis et les boulons destinés à augmenter le pouvoir vulnérant –comme disent les traumatologues– des bombes artisanales dont ils évoquent de façon travestie la fabrication.
Depuis l'été de cette année 1995, les deux hommes sont partie prenante d'une cellule terroriste affiliée au GIA, le Groupe islamiste armé algérien, qui conduit une série d'attentats sur le sol français. Le plus meurtrier de ceux-ci, la détonation d'une bonbonne de gaz dans la station de RER Saint-Michel Notre-Dame, à Paris, a causé la mort de huit personnes et fait 117 blessés le 25 juillet.
Au sein de ce groupe se détache la figure de Khaled Kelkal, un jeune Franco-Algérien. À la différence des autres membres, pour la plupart ressortissants algériens résidant dans leur pays jusqu'à la guerre civile, Kelkal, lui, est un enfant de Vaulx-en-Velin, banlieue difficile de l'est lyonnais. Malgré une scolarité plutôt réussie, il bascule adolescent dans la délinquance, ce qui le conduit en prison, où il croise la route d'islamistes radicaux qui le convertissent à leur cause. Identifié puis traqué par la police après que ses traces aient été découvertes sur un engin non explosé, il voit son itinéraire meurtrier prendre fin quand il est abattu par la police, les armes à la main, au mois de septembre, dans les monts du Lyonnais.
Mais les attentats terroristes ne cessent pas pour autant: après la mort de Kelkal, Boualem Bensaїd active un réseau dormant dont fait partie Smaїn Belkacem, basé dans le nord de la France. La police relève cependant les empreintes de Bensaїd sur la bonbonne de gaz bourrée de clous qui explose près du métro Maison Blanche, en octobre, faisant douze blessés légers. Le filet se resserre et les enquêteurs finissent par localiser la cabine publique dont il se sert pour passer ses appels. Il est interpellé le 1er novembre, suivi le lendemain de son comparse. Les policiers mettent ainsi la main, dans l'appartement de Belkacem, sur le parfait nécessaire pour préparer un engin explosif: poudre noire, chlorate de potassium, minuteurs trafiqués... ainsi que des armes. Un ticket de Carte orange est également saisi, dont l'analyse révèle qu'il a été utilisé à la station Gare de Javel, qui précède celle de Port-Royal, où une bombe a explosé le 17 octobre. Smaїn Aїt Belkacem, identifié comme l'artificier du réseau, s’apprêtait en outre à préparer une voiture piégée destinée au marché de Wazemmes, à Lille.
Boualem Bensaїd, lui, se révèle être en charge de toute la logistique des attentats, avec ses multiples carnets recensant scrupuleusement dépenses et déplacements au jour des attaques, ainsi qu'un bon de transfert de fonds en provenance de Londres: les attentats ont été planifiés depuis la capitale britannique, le «Londonistan», comme le surnomment ironiquement certains agents des services français, en regard de la présence en son sein de nombreux imams radicaux aux prêches parfois ouvertement violents.
En guerre contre la France
Le Groupe islamique armé a émergé trois ans auparavant, au départ du conflit dans lequel a plongé l'Algérie suite à la suspension du processus électoral après la victoire des islamistes dans les urnes. Nébuleuse portée à l'origine par d'anciens volontaires du djihad en Afghanistan, il rejette la voie politique poursuivie par le Front islamique du salut (FIS), considérée comme impie, et entend imposer par la seule voie des armes sa vision intégriste sur le territoire algérien.
Dans la «guerre sainte» qu'ils mènent contre le régime militaire, les islamistes ont également dans leur collimateur la France, ancienne puissance coloniale exécrée, symbole de sécularisation et soutien –bien que ce dernier se manifeste de façon timide et souvent contradictoire– de l'armée au pouvoir. À compter de 1994, le GIA fait assassiner plusieurs ressortissants français en Algérie et organise la prise d'otages et le détournement d'un vol d'Air France à Alger, réclamant qu'il se rende à Paris. Les pirates de l'air sont finalement abattus au cours de l'intervention du GIGN sur l'aéroport de Marignane.
En juin 1995, la revue du GIA, Al-Ansar, éditée à Londres, publie en «une» l'image de la tour Eiffel brisée en deux, signe annonciateur des attentats à venir. C'est depuis la capitale britannique qu'opère Rachid Ramda, considéré comme le «cerveau» des attentats, responsable de la propagande du groupe en Europe et chargé de faire parvenir les fonds à la cellule terroriste en France, le tout en coordination avec Djamel Zitouni, «l'émir» du GIA dissimulé dans le maquis algérien. Au mois d’août, alors que les autorités sont déboussolées face aux bombes, ce dernier adresse un ultimatum provocateur au président de la République Jacques Chirac, le sommant de se convertir à l'islam.
Dernière figure, déterminante et pourtant la plus fugitive parmi les protagonistes de cette vaste opération terroriste sur le sol français: Ali Touchent, dit «Tarek», figure islamiste dont le rôle initial aurait été déterminant dans la constitution du réseau entre Paris, Lyon et Lille et la venue en France de Boualem Bensaїd et Smaїn Belkacem. Il s'est évanoui ensuite dans la nature, échappant à la police, avant que sa mort soit annoncé trois ans plus tard par les forces de sécurité algériennes. Depuis, plusieurs sources, dont certaines policières, ont assuré que Touchent était un agent double travaillant également pour l'armée, faisant ressurgir l'accusation récurrente selon laquelle certaines actions du GIA auraient pu être instrumentalisées par les généraux algériens.
Au cours d'un premier procès en correctionnelle pour «association de malfaiteurs en vue de commettre des actes terroristes», Smaїn Belkacem revendiquera avec hauteur ses actions, expliquant «exécuter un ordre de Zitouni», le chef du GIA, et justifiant la déclaration de «ce djihad à la France, premier ennemi de l'islam, complice de ces honteux massacres de moudjahidin en Algérie». Cependant, lors de leur passage devant les assises, en 2002, Bensaїd et Belkacem se perdront en propos dilatoires et chercheront à éluder toute responsabilité: un revirement qui provoquera le départ de l'avocat de Belkacem, Frank Berton, celui-là même qui se chargera quinze ans plus tard de la défense de Salah Abdeslam, impliqué dans les attentats de Paris et Saint Denis de novembre 2015, et jettera de même l'éponge devant le refus de son client de s'expliquer. Bensaїd et Belkacem hériteront, pour leur part, de condamnations à perpétuité. Le plan Vigipirate est activé, qui prévoit notamment des mesures de surveillance spécifiques, dont l'affichage de forces armées dans les gares, et n'a jamais été levé depuis.
«Frapper l'ennemi lointain»
Malgré l'implication d'un Kelkal, personnage précurseur de ces enfants perdus des cités échoués dans la violence terroriste, ce premier épisode de terrorisme islamiste sur le sol français semble alors circonscrit aux convulsions qui étreignent l'autre rive de la Méditerranée. En dehors de quelques soutiens au FIS algérien, l'univers des «fous de Dieu» reste largement étranger à la communauté algérienne de France, où domine encore la génération des pères immigrés dans les années 1960-1970, ce qui contribue à faire des attentats d'alors un épisode isolé et sans lendemain. En Algérie, le GIA proclame à compter de 1996 le «takfir», la chute dans la mécréance, de l'ensemble de la population qui n'a pas rejoint ses rangs, ce qui le conduit à multiplier les massacres de villages entiers. Coupé alors de ses soutiens, il encaisse les revers, amenant son activité à un niveau résiduel d'où il ne représente plus une menace vitale pour l’État algérien.
Pour autant, le théâtre algérien n'était pas complètement isolé et ne représentait pour certains salafistes combattants, étrangers à toute référence nationaliste, qu'un simple terrain parmi d'autres pour exercer une violence d'inspiration religieuse: la Bosnie, l’Égypte, les Philippines... furent de même à l'époque l'objet d'offensives de groupes djihadistes épars, décidés à imposer leur lecture guerrière et paranoïaque d'un islam menacé par les «mécréants» et les «apostats».
Leur échec amènera les djihadistes salafistes rassemblés autour d'Oussama ben Laden, figure de la «légion arabe» déjà présente à Peshawar durant le djihad afghan contre les Soviétiques, à revoir leur stratégie consistant à frapper jusqu'alors les «régimes apostats» dans le monde musulman. Le Saoudien, déchu de sa nationalité, passe alliance à compter de 1997 avec le régime des talibans en Afghanistan, ce pays ainsi que les zones pachtounes du Pakistan devenant dès lors un sanctuaire pour les camps d’entraînements d'al-Qaїda. Selon son analyse et celle de son bras droit, l'Egyptien Ayman al-Zawahri, la nouvelle stratégie consisterait en priorité «à frapper l'ennemi lointain», comme ils le décrivent dans leur manifeste en faveur d'un «Front islamique mondial contre les Juifs et les croisés» publié en 1998. Il s'agit par là de toucher au cœur les pays occidentaux, à commencer par le plus puissant d'entre eux, et provoquer ainsi leur intervention armée supposée galvaniser en retour les masses musulmanes en faveur de la «guerre aux infidèles». Après les premiers attentats contre les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya en 1998, la démarche d'al-Qaїda trouve son apogée dans les attentats de New York et de Washington du 11 septembre 2001: c'est l'irruption, médiatisée à l'échelle du monde, d'un «djihad global» inédit, déterritorialisé, incarnation de son fantasme de déclenchement d'une guerre religieuse à l'échelle planétaire.
Projet d'évasion
Le nouvel âge du terrorisme islamiste qui s'ouvre alors ramène, incidemment, sur le territoire français, à Smaїn Abdelkacem, l'artificier des attentats de 1995, détenu à la centrale de Clairvaux pour y purger sa condamnation à perpétuité assortie de vingt ans de sûreté. En 2010, la police interpelle une dizaine de personnes soupçonnées d'avoir mis au point un projet d'évasion de l'ancien activiste du GIA de sa prison ultra-sécurisée dédiée aux longues peines. Ce dernier avait réussi à se procurer un téléphone mobile qui, placé sur écoute par la police, aura réussi à confondre les auteurs de cette ébauche de tentative de «belle».
Parmi ces derniers se trouve le franco-algérien Djamel Beghal. Cet islamiste, qui a fréquenté la mouvance liée au GIA dans les années 1990, a rejoint en 2000 l'Afghanistan, où il noue contact avec les dirigeants d'al-Qaїda. Interpellé ensuite à Abou Dhabi, puis extradé en France en septembre 2001, il voit son réseau être démantelé, soupçonné d'avoir projeté des attentats contre les intérêts américains dans l'hexagone, dont l'ambassade des États-Unis à Paris. Devant le juge, il assure, certificat médical à l'appui, que ses aveux à Abou Dhabi lui ont été extorqués sous la torture. Il est cependant condamné à dix ans de prison pour «association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste», puis, après sa libération, placé en résidence surveillée dans le Cantal.
Personnalité charismatique, rare Français à avoir côtoyé les hautes sphères d'al-Qaїda, Beghal va jouer une influence prépondérante durant son incarcération à Fleury-Mérogis sur un jeune islamiste lié à une filière d'envoi de combattants en Irak, Chérif Kouachi, ainsi que sur un braqueur tête brûlée de la banlieue sud de Paris, Amedy Coulibaly. Les noms de ces deux derniers apparaissent dans l’enquête sur les projets d'évasion de Belkacem, et sont même qualifiés dans un document par un magistrat, en 2013, d'«élèves» de Djamel Beghal.
Perçus alors comme des protagonistes effacés et secondaires, Kouachi et Coulibaly parviendront à une sinistre notoriété en janvier 2015, plongeant le pays dans l'effarement en conduisant les attaques contre Charlie Hebdo, la porte de Montrouge et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Entre 1995 et 2015, vingt ans et un fil ténu qui relient ainsi Belkacem, Beghal et Kouachi: trois figures, trois moments du terrorisme, de ce «djihad français», qui font aussi chacun écho à trois périodes du djihadisme à l'échelle internationale. Le premier, marqué par le combat et les massacres du GIA algérien, le deuxième, relié à al-Qaïda et basé dans la zone «AfPak», Afghanistan-Pakistan, le dernier, enfin, contemporain de l'émergence, en Irak et en Syrie, d'un vaste territoire contrôlé par Daech, l'organisation Etat islamique. Une succession que symbolise d'ailleurs la double revendication des attentats de janvier 2015, effectuée au nom d'al-Qaida dans la péninsule arabique par les frères Kouachi et de l'État islamique par Amedy Coulibaly.
Nouvelle génération de djihadistes
Dans la période postérieure au 11-Septembre, alors que Londres et Madrid étaient frappées en 2004 et 2005, la France échappa à un attentat sur son sol. Le contraste n'en est que plus fort avec l'intensité aujourd'hui des actions menées au nom de ce «djihad de troisième génération», comme l'appelle l'islamologue Gilles Kepel, dont les auteurs ont pour beaucoup grandi en France: l'assassin de Toulouse et Montauban Mohammed Merah, l'assaillant du musée juif de Bruxelles Mehdi Nemmouche, le tueur du couple de policiers de Magnanville Larossi Abballa, les assassins du prêtre de Saint-Etienne-du-Rouvray Adel Kermiche et Abdel Malik Petitjean, ainsi que plusieurs membres des commandos des attentats du 13 novembre 2015...
Selon plusieurs experts, les services de sécurité, instruits par les attentats de 1995 et bénéficiant d'une législation plutôt offensive en matière d'antiterrorisme, ont réussi, au cours des années 2000, à exercer une surveillance adéquate sur les marges tentées par la violence, tandis que les intégristes demeuraient plus généralement isolés au sein d'un islam de France dans sa très grande majorité quiétiste. Ils n'ont en revanche pas anticipé la résurgence du fanatisme au sein d'une jeunesse désocialisée, ne fréquentant guère les mosquées, s'endoctrinant par des vidéos sur internet ou au sein d'un cercle de relations immédiat et restreint.
C'est ce vivier d'une jeunesse déclassée et influençable que visent les responsables de la propagande extrémiste, ainsi Abou Moussab al-Souri, théoricien d'origine syrienne, qui, dès 2005, dans son traité Appel à la résistance islamique mondiale, appelait à un «djihad des pauvres», un terrorisme «spontané», mené par de petites cellules non reliées à un commandement central, s'en prenant à des cibles dans leur entourage en Europe et visant à déclencher une guerre civile. Dans ce registre s'inscrit encore l'adresse de Daech qui, en septembre 2014, recommande à ses partisans en France de tuer les «incroyants de n'importe quelle manière, [...] avec une pierre, un couteau ou une voiture». Une frange d'extrémistes, souvent très jeune, est réceptive à cette rhétorique guerrière, alimentée par la vaste circulation des images qu'a permis la révolution numérique et la proximité géographique avec des territoires du Proche-Orient livrés à la guerre et au chaos.
Cette problématique dépasse en France les capacités du seul monde des renseignements et questionne l'ensemble des acteurs sociaux confrontés à cette «radicalisation», sur la nature de laquelle débattent les spécialistes. La reprise attendue de l'espace conquis par Daech en Syrie et en Irak devrait certes diminuer la capacité d'attraction de ce groupe djihadiste, mais ne signera pas encore le terme de ce combat difficile contre ce nouvel avatar contemporain de l'extrémisme politico-religieux au sein de nos sociétés.