«L'homme le plus dangereux de tous les temps», détenu en France depuis 23 ans, comparaît à partir de lundi devant une cour d'assises spéciale pour son ultime procès dans l'affaire de l'attentat du Drugstore Publicis à Paris, qui fit 2 morts et des dizaines de blessés à Paris en 1974. Nous republions cet article à cette occasion.
Attirée par ce lumineux dimanche d'automne, la foule afflue au Drugstore Publicis sur le boulevard Saint-Germain, ce 15 septembre 1974. On flâne, cornet de glace en main, dans ce concept store à l'américaine proposant boutiques, cinéma et cafés. Il est 17h10 quand une explosion d'une extrême violence métamorphose le lieu de shopping en scène d'horreur: vitres brisées, cris de panique, sang répandu des plus de trente personnes blessées et des deux qui perdront la vie.
En attendant l'arrivée des secours, ce sont les serveurs accourus de la brasserie Lipp, le café emblématique de ce quartier intellectuel et chic, qui se chargent de poser les premiers garrots en déchirant le linge de table. «Au fur et à mesure, tout le monde est sur place, du plus petit au plus grand, à commencer par le préfet de police, Jean Paolini, ou le PDG du groupe Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, raconte Bernard Pasquilini, ancien commissaire à la brigade criminelle, à l'époque jeune inspecteur, dans ses mémoires. Il y a un cratère de quinze centimètres à l'endroit où la grenade a été lancée, des gravats, du verre, du sang mêlé à de la boue et de la sciure. Des chaussures de femme, d'enfant. Du sang, encore du sang.» Un témoin raconte avoir vu la silhouette d'un homme jeune, au premier étage, lâcher un objet avant de s'éloigner rapidement. De type méditerranéen, «on croit savoir qu'il a entre 25 et 30 ans, qu'il portait une veste usagée ou un costume bleu», écrit le journal L'Aurore. La cuillère de la grenade en cause dans l'attentat est retrouvée et identifiée comme provenant d'un stock dérobé à l'armée américaine quelques années plus tôt, vol attribué à l'époque aux gauchistes allemands de la bande à Baader.
Les agences de presse reçoivent par la suite un appel menaçant d'autres attentats si un dénouement n'intervient pas dans un autre événement dramatique qui se déroule dans un pays voisin, une prise d'otages à l'ambassade de France à La Haye, aux Pays-Bas. Dans l'enceinte de la représentation diplomatique, un commando armé retient en effet depuis deux jours onze personnes. Il s'agit d'activistes de l'Armée rouge japonaise, groupuscule radical d'obédience marxiste-léniniste, qui réclame la libération d'un des siens, interpellé par hasard à Paris au cours de l'été. Les militants de cette organisation sont connus pour leur extrémisme: deux ans plus tôt, trois membres du groupe, passés par les camps d’entraînement palestiniens au Liban, ont abattu 26 personnes à l'aéroport de Lod, en Israël.
Au sein de l'ambassade, l'atmosphère devient de plus en plus pesante au fil des heures. Les autorités jouent la montre, mais quand le mystérieux correspondant, à l'accent espagnol, revendique l'attentat à Paris et menace de récidiver, les autorités préfèrent accéder aux revendications des preneurs d'otages qui s'envolent, en compagnie de leur camarade extrait de prison et une rançon conséquente, dans un Boeing à destination de la Syrie, qui a accepté de servir d'intermédiaire. Selon la version officielle, énoncée par le préfet Paolini, l'explosion du Drugstore est «sans aucun rapport avec la prise d'otages de La Haye». Mais les policiers s'activent en réalité pour mettre au jour l'identité du mystérieux individu qui relie ces deux actions criminelles.
Au début de l'année 1975, une double attaque se produit, à quelques jours d'intervalle, à l'aéroport d'Orly, au cours de laquelle une roquette, destinée à un Boeing israélien, endommage un DC-9 yougoslave. L'acte terroriste est conduit par le «commando Mohammed Boudia», du nom d'un Algérien engagé auprès des groupes armés palestiniens, retrouvé mort deux ans auparavant à Paris, éliminé, selon ses proches, par le Mossad israélien.
Paris, dont la diplomatie conduit une politique arabe qui l'a amené, récemment, à prendre langue avec l'OLP de Yasser Arafat, subit l'onde de choc du conflit au Proche-Orient. Si tout indique l'action de groupes palestiniens dissidents, une part de mystère enrobe l'identité des activistes impliqués dans ce nouvel acte téméraire. Seule conséquence immédiate, de nouvelles mesures de sécurité qui signifient la fin du «dimanche à Orly», comme le chantait Gilbert Bécaud. L'aéroport, symbole des progrès techniques des Trente Glorieuses, est à l'époque le bâtiment le plus visité de France, devant la Tour Eiffel, et l'on s"y rend en famille les week-ends assister au décollage des avions depuis les terrasses libre d'accès, qui seront fermées après les attaques. Il est devenu difficile rétrospectivement de se rappeler ce temps d'avant l'omniprésence du souci sécuritaire, où les bâtiments diplomatiques comme les aéroports n'étaient alors l'objet que d'une surveillance minimum et d'un contrôle réduit.
Entrée en scène
Il faudra attendre le printemps de cette même année 1975, et une tuerie qui se déroule lors d'une soirée estudiantine au Quartier latin, pour que les services de sécurité français mettent enfin un nom sur l'adversaire qui les met ainsi secrètement au défi depuis plus d'un an. Un nom, ou plutôt un alias, «Carlos»: le 27 juin, c'est le personnage répondant à ce pseudonyme qui a abattu trois personnes, dont deux agents de la DST et un membre du commando d'Orly, un Libanais retourné entre temps par les services, venus l'interpeller au 9 de la rue Toullier, à Paris.
Son signalement est alors diffusé par Interpol, et l’enquête permet de mettre au jour son identité véritable: Illich Ramirez Sanchez, né au Vénézuela, fils d'un avocat aisé de Caracas de convictions communistes, comme l'indique son prénom, que le père a emprunté à Lénine. Après des études inachevées à Moscou, suivies d'un séjour à Londres et en Jordanie, le jeune Vénézuélien a pris langue avec le Front populaire de libération de la Palestine de Georges Habache, de tendance marxiste-léniniste, la plus «rouge» des nombreuses organisations armées palestiniennes. Le responsable de leur branche armée, Wadie Haddad, a théorisé après la guerre des Six-Jours l'internationalisation violente de la lutte palestinienne, passant par des actes de «piraterie de l'air», des détournements d'avion, ainsi que par le rapprochement avec les groupes terroristes d’extrême-gauche allemands et japonais.
Un poster du FPLP en hommage à Wadie Haddad (DR)
Au cours de l’enquête sur la fusillade de la rue Tullier, les policiers mettent la main sur une cache d'armes dans une «planque» de Carlos: les grenades saisies proviennent du même stock que celui utilisé au Drugstore, au cours de la prise d'otages de l'Armée rouge japonaise à la Haye, ou encore lors de l'attaque d'Orly. Le Vénézuélien devient ainsi pour les autorités un personnage pivot de la mouvance qui frappe au nom de la lutte «anti-impérialiste» en Europe de l'Ouest.
Deux traits semblent cependant dès cette époque le distinguer de ceux de ses contemporains occidentaux égarés par romantisme guévariste dans la lutte armée: d'une part, une détermination sans faille, une pratique quasiment professionnelle, comme l'indique le fait qu'il échappe alors aux polices de près de douze pays lancées à ses trousses; ensuite, comme le montrent ses joues rebondies sur le seul cliché de lui alors disponible, le caractère jouisseur du personnage, amateur de bonne chère et de femmes. Ceux qui l'ont côtoyé au cours de ses faits d'armes décriront un individu narcissique, obsédé par sa propre gloire, instrumentalisant son entourage, tour à tour charmeur et impitoyable, parfaitement indifférent au sang versé.
En décembre de cette même année 1975, une photo prise à la dérobée l'identifie à la tête du commando qui prend en otage les représentants de l'Opep, le cartel des pays producteurs de pétrole, à Vienne. Carlos accède à une renommée internationale, relayée par les médias qui le dépeignent en homme d'action au parfum méphitique, multipliant les sobriquets à son endroit: «le Chacal», «l'homme le plus dangereux au monde»...
Développement de l'antiterrorisme
L'aura de Carlos est telle que son seul nom suffira à servir d’appât pour coincer les leaders du pâle épigone hexagonal de la RAF allemande et des Brigades rouges italiennes, Action directe. Des policiers se font passer en 1980 pour des émissaires de Carlos cherchant à les contacter pour faire exploser le barrage d'Assouan, en Égypte. Malgré le caractère extravagant de la démarche, Nathalie Ménigon et Jean-Marc Rouillan tombent dans le piège et se font coincer au lieu de rendez-vous, non sans avoir ouvert le feu sur les agents. Ils bénéficieront l'année suivant de l'amnistie qui suit l'élection à la présidence de François Mitterrand, l'accession historique de la gauche au pouvoir se devant d'offrir, pour le président socialiste, une chance à «ceux que la violence avait égarés». Elle ne sera pas saisie par le noyau dur d'Action directe, qui reprendra les armes et assassinera un haut fonctionnaire de la défense, le général René Audran, et le patron de la régie Renault, Georges Besse, avant d’être repris et condamné à perpétuité.
Car, au seuil des années 1980, le vague lien de filiation dont se réclamaient un temps les activistes armés avec la contestation des sixties a laissé la place à des actes de plus en plus meurtriers et aveugles, parfois liés en coulisses au conflit entre les blocs Est et Ouest ou au chantage de quelque régime autoritaire. En août 1982, alors que se déroule l'intervention israélienne au Liban, le restaurant Goldenberg est mitraillé rue des Rosiers, haut-lieu de la vie juive parisienne, faisant six morts, acte qui révulse l'opinion publique. Le juge Bruguière, qui instruit alors sa première affaire de terrorisme, incrimine le Fatah-Conseil révolutionnaire, groupe palestinien dissident de l'OLP, manœuvré à l'époque par l'Irak, sans qu'aucun suspect puisse être appréhendé. En 1983, une organisation armée arménienne réclamant la reconnaissance du génocide dépose une bombe au comptoir d'une compagnie aérienne turque de l'aéroport d'Orly, faisant huit morts. Devant la multiplication des attentats, le pouvoir socialiste crée en 1983 une section dédiée au terrorisme au sein de la DST, le service de contre-espionnage. La lutte contre le terrorisme devient au fil du temps un domaine de plus en plus autonomisé, l'affaire d'unités dédiées, de techniciens spécialisés, aussi bien dans le domaine policier que judiciaire.
C'est dans ce contexte que l'ombre de Carlos resurgit soudain sur le sol français. Après le coup d'éclat de Vienne, le révolutionnaire vénézuélien s'est brouillé avec ses parrains palestiniens du FPLP et s'est mis à son compte de manière plus discrète, vendant son «expertise» au plus offrant entre deux séjours à Budapest, protégé par les services secrets hongrois et est-allemands.
Mais le 16 février 1982, deux de ses associés, son second, le Suisse Bruno Bréguet, ainsi que sa compagne, l'Allemande Magdelena Kopp, sont arrêtés à Paris, le coffre de leur voiture rempli d'explosifs. Dix jours plus tard, une lettre réclamant leur libération dans un délai de trente jours est adressée à l'ambassade de France de La Haye, le lieu même où s'était déroulée la prise d'otages quelques années plus tôt, accompagnée du premier chantage meurtrier attribué à Carlos. Destinée au ministre de l'Intérieur Gaston Deferre, la missive est signée de la main du terroriste, qui y laisse l'empreinte digitale de ses pouces en gage de certification.
Carlos va-t-il mettre sa menace à exécution? Le 29 mars, un attentat à la bombe à bord du train Capitole reliant Paris à Toulouse fait cinq victimes. La revendication téléphonique est faite au nom des «amis de Carlos». Le 22 avril, jour d'ouverture du procès de Breguet et Kopp, une voiture piégée explose à Paris à 9 heures du matin rue Marbeuf. Les quantités de TNT utilisées sont particulièrement élevées, la rue dévastée à deux pas des Champs-Elysées évoque celle d'une ville en guerre. Le bilan est d'un mort, une jeune femme retrouvée sous les décombres, et de 63 blessés, mais l'affluence dans la rue était faible lors de l'explosion: si les passants avaient été plus nombreux, on n'aurait pas échappé au carnage. Le véhicule était garé en outre juste devant le siège d'Al Watan Al Arabi, journal arabophone dont le ton déplaît à certains potentats du Proche-Orient, parmi lesquels le dictateur syrien Hafez el-Assad, père de Bachar. Faut-il y voir la main de Carlos ou bien des Syriens? Les deux pistes n'en font sans doute qu'une, analyse à l'époque le rédacteur en chef d'Al Watan, qui rappelle que le terroriste dispose alors de ses entrées à Damas. Comme souvent dans ces affaires, les mobiles et les pistes s'empilent et s'additionnent, formant un écheveau macabre difficile à démêler.
L'avocat de la terreur
A la trentième chambre correctionnelle de Paris, le président fait brièvement allusion à l'attentat pour souhaiter que celui-ci n'entache pas les débats judiciaires qui s'ouvrent. À la barre, pour assurer la défense des subordonnés de Carlos, se trouve Jacques Vergès, fraîchement réapparu après huit ans d'éclipse mystérieuse dans les années 1970. Le verbe haut et éternellement provocateur, il présente les accusés comme des «soldats d'une noble cause», semblables aux combattants du FLN qu'il défendait jadis, et prévient, sibyllin, le tribunal: «Quel que soit votre jugement, mes clients quitteront la prison. Leurs amis n'auront de cesse qu'ils soient libérés. […] Votre responsabilité est celle du délai et donc du sang versé.» Les accusés écopent d'une condamnation assez clémente à respectivement quatre et cinq ans de prison, et seront libérés trois ans plus tard. La main de Carlos est encore évoquée l'année suivante lors de l'explosion de deux bombes, dans une consigne et dans un train, qui ensanglantent la gare Saint-Charles de Marseille, l'ultime attentat meurtrier attribué au «Chacal» sur le sol français.
Sa trace est en effet absente de la série de quatorze attentats de 1985 et 1986, qui culmine avec l'explosion devant le magasin Tati de la rue de Rennes, qui fait sept morts et instaure un véritable climat de psychose dans la capitale française. Derrière le mystérieux «Comité de solidarité avec les prisonniers arabes et du Proche-Orient» qui revendique à l'époque cette série d'attentats se cache cette fois un réseau terroriste pro-iranien: de nombreux contentieux se sont accumulés entre la France et la république islamique d'Iran, depuis le soutien de Paris au rival irakien Saddam Hussein jusqu'à l’arrêt des projets communs d'enrichissement d'uranium depuis la prise de pouvoir des mollahs. L'artificier de cette campagne de terreur est Fouad Ali Saleh, islamiste tunisien, converti au chiisme, qui déclare lors de son procès: «Au nom de Dieu tout-puissant, destructeur de l'Occident, que soient maudits les fils mécréants d'Israël et de Jésus.» Une rhétorique intégriste alors inédite dans les prétoires des nouvelles cours d'assises spéciales dédiées au terrorisme, mais qui allait être amenée à connaître un grand développement à compter de la décennie suivante.
Fin de parcours
Carlos, lui, appartient à un monde qui devient petit à petit obsolète. Ses principaux soutiens étatiques le lâchent suite à la chute du mur de Berlin, suivie de la première Guerre du Golfe, qui refaçonnent l'ordre international. Sa présence est maintenant indésirable partout, en Syrie, au Yémen, en Libye. Il trouve refuge en 1991 à Khartoum, au Soudan, qui le tolère, et où il mène une existence discrète sous une couverture d'homme d'affaires muni d'un faux passeport diplomatique.
C'est là que la DST vient le cueillir alors qu'il effectue un séjour à l’hôpital au cours de l'été 1994. Traduit devant la cour d'assises de Paris, il se livrera au fil des procès à de longs monologues et de nombreuses digressions rapportées à sa vie et son œuvre, maintenant un flou assez général quant à ses responsabilités précises. Ses avocats, Maîtres Coutant-Peyre et Vuillemin, tenteront de faire vivre l'héritage de la «défense de rupture» en faveur du «combattant révolutionnaire» qui va cumuler une double condamnation à perpétuité.
A l'image de ces stars vieillissantes qui tentent de rester dans le coup, Carlos publiera en 2003 un essai, L'islam révolutionnaire (éditions du Rocher), dans lequel il rend hommage à Oussama Ben Laden et affirme que les guerriers de la foi sont aujourd'hui seuls en mesure de poursuivre le combat contre les États-Unis («L'empire des ténèbres») et ses valets de «l'Occident émasculé». Un «adoubement» du fond de sa cellule de Poissy par un terroriste sexagénaire, qui appartient dorénavant aux notes de bas de page de l'histoire de la guerre froide et des conflits post-coloniaux, univers évanoui pour laisser place à la fureur du djihad global prospérant sur les nouveaux désordres contemporains.
Cet article est le troisième volet d'une série en quatre parties sur l'histoire du terrorisme en France. Retrouvez les deux premiers volets: Paris, 1892-1894, genèse du terrorisme et Pendant la guerre d'Algérie, l'art de défendre les terroristes.