Les professeurs d’écriture recommandent parfois à leurs élèves de découvrir leur genre de prédilection pour mieux s’y cantonner. Parce que se spécialiser dans un domaine requiert temps et travail, nous ne saurions être bons partout. Ce précepte ne vaut pas pour Erich Kästner.
Né à proximité de la frontière tchèque et du XXe siècle (Dresde, 1899), Erich Kästner a un pied partout. Le jeune homme, déclaré inapte au service militaire pour raison médicale (un cœur qui ne tiendrait pas la route), s’inscrit en fac de littérature. Pour payer ses études, il se trouve une place de journaliste pour le Neue Leipziger Zeitung. Son cœur semble plus apte aux mots et il gravit les échelons, jusqu’à devenir rédacteur-en-chef. À 28 ans il publie un poème, Chanson du soir des virtuoses de chambre, qui mélange variations du célèbre motet Abendlied de Josef Rheinberger et vers érotiques. C’est son premier scandale. La critique épingle sa poésie et Kästner se voit contraint de quitter son poste de rédacteur-en-chef. Il part pour Berlin où il écrit sous le pseudonyme Berthold Bürger pour diverses publications. La poésie, elle, s’accroche à lui.
Le poète qui résiste aux Nazis
Les poèmes d’Erich Kätsner se répandent à travers l’Allemagne sous la République de Weimar. Ses années de journalisme ont peaufiné son style. Cœur sur la taille (1928), Bruit dans le miroir (1929), Un homme donne des informations (1930), ou encore Chanson entre les chaises (1932), sont autant de recueils qui rompent avec le lyrisme habituel de la poésie pour lui préférer le réalisme sociologique. Pire: le ton de Kästner se veut drôle et sarcastique. Son succès est tel que son éditrice lui demande alors d’écrire un roman pour la jeunesse. Ainsi paraît Émile et les détectives, l’histoire d’un garçon qui retrouve un braqueur de banque à Berlin à l’aide de ses nouveaux amis. Le livre triomphe. Pour la première fois, les enfants ont affaire à un texte de pur divertissement sans être moralisateur. Il sera traduit dans 59 langues.
L’hiver 1933 arrive. Alors que le parti national-socialiste accède au pouvoir, nombre d'écrivains allemands choisissent l’exil face aux pressions politiques. Heinrich Mann, président de la section poésie de l’Académie prussienne des arts, écrit: «Les hommes futurs ne pourront se montrer à la hauteur d’une pratique juste que si nous avons persisté dans le langage de la vérité» –avant de faire ses valises pour la France. Erich Kästner, lui, refuse de partir. Pour rester auprès de sa mère, dont il est très proche, mais aussi pour être témoin des événements.
«Je suis un Allemand de Dresde, en Saxe
Le pays ne me quitte pas
Je suis comme un arbre qui a grandi en Allemagne
Et qui, si besoin est, flétri en Allemagne.»
Adolf Hitler déclare d’abord la guerre aux œuvres dont l’esprit serait jugé «non-allemand». Exclu de l’Union des écrivains, Kästner fait partie des listes noires établies par le ministère du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande. Ces écrits sont déclarés bolchéviques, pacifistes et donc indésirables. À l’instar des ouvrages d’Heinrich Mann et de bien d’autres, les livres d’Erich Kästner sont retirés des bibliothèques et des librairies. Jusqu’au grand feu de haine où, à l’initiative de l’Union des étudiants nationaux-socialistes allemands, des autodafés sont organisés dans plusieurs universités du pays.
70.000 personnes pour un autodafé
La 10 mai 1933, le plus grand autodafé de tous doit se tenir sur la place de l’Opéra de Berlin, en face de l’université. Plus de 25.000 ouvrages sont collectés et entreposés dans des camions. Entre 20h30 et 22h, une marche des flambeaux fait sortir les livres pour les brûler en public. La foule est évaluée à 70.000 personnes. Joseph Goebbels est de la partie et proclame dans son discours:
«Etudiants, hommes et femmes d'Allemagne, l'époque de l'excessif intellectualisme juif est maintenant terminée. […] C'est là la mission des jeunes, et vous faites donc bien à cette heure tardive de confier aux flammes les ordures intellectuelles du passé. C'est une grande entreprise symbolique, une entreprise qui montrera au monde que les bases intellectuelles de la république de Weimar ont été détruites, mais que de leurs ruines le seigneur d'un nouvel esprit émergera victorieux.»
Les éléments ne l’entendent pas ainsi, et des torrents de pluie s’abattent sur Berlin. Il faut asperger les livres d’essence pour que le feu prenne. Soudain, une jeune femme se met à crier: «Mais c’est Kästner! Il est là!».
La foule se retourne. Erich Kästner est bien là, assistant à l’incinération de ses livres, les poings serrés dans les poches. Des années plus tard, sa compagne Luiselotte Enderle raconte au Spiegel:
«Une femme qui aurait voulu le dénoncer? Non, Erich ne croyait pas ça. Elle était certainement stupéfaite, que Kästner regarde. A vrai dire, il n'avait qu'une idée: partir. Mais Dieu merci, il est resté encore quelques minutes, pour ne pas attirer l'attention des gens davantage sur lui. Après, il s'est reproché de ne pas avoir crié en direction des incendiaires, de ne pas avoir crié que tout ça était une effroyable saloperie. Il se rendait bien compte que tout ça n'était que l'allumette qui enflammait une mèche qui allait durer longtemps. Mais à cet instant, il ne pouvait pas être un martyr. Alors, il est parti tout doucement. Il était tout mouillé.»
Que s’est-il passé ensuite ? A-t-il à nouveau été appréhendé par la Gestapo?
«Un sentiment extraordinaire»
Dans Connais-tu le pays où fleurissent les canons?, Erich Kätsner se souvient:
«Je me sentis extrêmement mal à l'aise; mais il ne se passa rien (et pourtant à cette époque, il s'en passait des choses). Les livres continuaient à voler vers les flammes. Les tirades du nabot hypocrite et menteur résonnaient toujours. […] C'est un sentiment extraordinaire que d'être un auteur interdit et de ne plus voir ses livres sur les étagères des bibliothèques et dans les vitrines des librairies. Dans aucune ville de mon pays natal. Pas même dans la ville où j'étais né. Pas même à Noël, lorsque les Allemands courent les rues enneigées à la recherche de cadeaux.»
Kätsner a tort sur ce point. S’il ne voit plus ses livres dans les magasins, ils continuent pourtant à se vendre sous le manteau. Suite à son interview avec le Spiegel, Luiselotte Enderle rappelle le journaliste Uwe-Jens Schumann:
«Enderle à l'appareil. Est-ce-que je vous ai déjà raconté ça: à cette époque, quand ils ont brûlé les livres d'Erich, il y avait à Berlin, à l'angle de la Schützenstrasse et de la Friedrichstrasse un certain monsieur Zahn, que nous appelions Eckzahn [1]. Il vendait sur son étal des cravates et des chaussettes, et sous la table, en cachette, des livres de Kästner. Ca se vendait comme des petits pains, jusqu'à 80 mark. Savez-vous comment il s'était procuré ces livres interdits? Il les volait par séries entières dans la cave d'un nazi. N'est-ce-pas délicieux?»
Erich Kästner s’installera à Munich à la fin de la guerre, où il fondera la Bibliothèque internationale pour la jeunesse. Il continuera à écrire pour les enfants. D’ailleurs, peut-être avez-vous vu le film Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen, ou le film A nous quatre, avec Lindsay Lohan? Il a écrit le scénario du premier, et est l’auteur du livre qui a inspiré le second. En 2016, son roman Vers l’abîme a été réédité en français. Dedans on peut y lire: «Le pouvoir peut être utilisé au service d’autrui […] Mais personne ne le fait! Celui-ci en use à son profit, celui-là au bénéfice de sa famille, l’un pour payer moins d’impôts, l’autre privilégie les gens qui ont les cheveux blonds […] Ces fusillades politiques ressemblent à s’y méprendre aux rixes de bals. […] D’ailleurs, on a l’impression qu’ils veulent faire baisser les chiffres du chômage en se tuant les uns les autres.»
1 — «Zahn» veut dire «dent». «Eckzahn» signifie «canine». Il s’agit d’un jeu de mot: cet homme se tient "an der Ecke" (à l'angle, au coin). C'est le "Zahn" qui se trouve à "Ecke" (à moins qu'il ait eu des canines particulièrement longues). Retourner à l'article