Cet article est le premier volet d'une série en quatre parties sur le terrorisme en France.
Le 12 février 1894, un peu avant 20 heures, Émile Henry descend d'un fiacre et emprunte d'un pas décidé les boulevards menant à l'opéra de Paris. D'allure juvénile, sa tenue est recherchée, botté, cravaté, quoique les vêtements présentent un peu d'usure, la silhouette alourdie par un objet proéminent dissimulé sous sa veste. Un peu plus tôt, il a quitté la Villa Faucheur, à Belleville, où il loue une chambre dans cette enfilade de logements pauvres, sous une fausse identité. Ce quartier de l'est parisien est marqué par la présence de taudis, d'habitations insalubres où s'entassent dans des conditions matérielles lamentables de nombreux foyers ouvriers. Un contraste marqué avec l'ouest parisien où l'on célèbre avec ostentation la modernité, la «ville lumière» grâce au tout récent éclairage électrique public, qui confère aux trottoirs et aux vitrines un aspect irréel et enchanteur.
Le long de l'avenue de l'opéra percée vingt ans auparavant par le baron Haussmann s'alignent immeubles cossus où siègent banques, grandes sociétés et boutiques de luxe, avec en point de mire le Palais Garnier, ses dorures et façades sculptées qui luisent dans la nuit. Émile Henry jette un œil à la grandiose bâtisse, inatteignable car veillée par un cordon de vigiles. Il passe devant le Café de La Paix, peu peuplé, arrive aux abords de la gare Saint-Lazare où son choix se porte sur le café Terminus: l'établissement est plein d'une clientèle venus écouter les airs d'opérette qu'exécute un orchestre.
Le jeune homme commande un cigare, prend le temps d'avaler deux bières, avant de se lever brusquement pour quitter les lieux: parvenu au seuil, il allume avec son mégot la mèche qui dépasse de la boîte soudée en étain qu'il transporte, puis jette cette dernière à l'intérieur du café. La bombe se prend dans un lustre, tombe entre deux tables, tandis que son contenu de dynamite, poudre et acide picrique explose, soufflant les tables en marbre, les miroirs et les vitrines. Des balles s'en échappent en sifflant, venant cribler les jambes de malheureux consommateurs. Au milieu du chaos, des cris de détresse, Henry déguerpit, pris en chasse par un garçon de café et un policier. Le fuyard se retourne, fait feu à plusieurs reprises avec un revolver sur ses assaillants, avant d’être rejoint et maîtrisé.
Traîné au poste, il refuse de donner sa véritable identité, se contentant de proclamer qu'il est anarchiste. Le préfet de police Louis Lépine arrive sur place, avant de rendre compte au ministre de l'Intérieur vers minuit. Le bilan est de un mort et 17 blessés. Cette journée, explique John Merriman dans Dynamite Club –L'invention du terrorisme à Paris (Taillandier, 2009), est «un moment crucial de l'histoire moderne. C'est le jour où les gens ordinaires sont devenus la cible des terroristes».
Des policiers victimes d'une bombe
Incarcéré au dépôt du Palais de justice de Paris, les policiers ne tardent pas à identifier Henry, dressant un lien entre cet attentat et un autre intervenu un an plus tôt, qui avait déjà bouleversé l'opinion. Le 8 novembre 1892, un colis suspect était retrouvé à l'entrée des bureaux parisiens de la compagnie des mines de Carmeaux, en proie à une grève devenue enjeu national depuis le renvoi des syndicalistes et l'envoi de l'armée sur place. Le paquet contenait une bombe dite «à renversement»: une fois transportée puis manipulée par des policiers au commissariat sis rue des bons-enfants, elle s'enclencha, provoquant une explosion –«d'une intensité cent fois supérieure à un bruit de canon» dixit le journal Le Temps– qui ravage les lieux.
Cinq victimes, dont quatre policiers, furent retrouvés déchiquetés dans les décombres. Une messe fut célébrée en leur mémoire à Notre-Dame de Paris, suivie d'une procession jusqu'au cimetière Montparnasse, où le président du conseil Émile Loubet dénonça durant son éloge funèbre «des hommes, repoussés par tous les partis, aveuglés par une haine sauvage» qui «pensent par de tels moyens satisfaire des vengeances inavouables ou réformer la société». Le nom d'Henry avait alors filtré au cours de l’enquête, mais ce dernier était demeuré introuvable, ayant pris entre temps la fuite pour Londres, où il se dissimula quelques mois, avant de revenir à Paris commettre l'attentat au Terminus.
Cliché d'identité judiciaire d'Emile Henry
Une éducation bourgeoise
C'est donc après son arrestation lors de ce second attentat que la presse découvre avec horreur et fascination celui qu'elle qualifie de «monstre moral», ce poseur de bombes âgé de seulement 21 ans, aux traits harmonieux, qui assume calmement ses actes. Il ne ressemble pas au profil habituel des activistes anarchistes: ceux-ci sont en général issus de milieux populaires, tandis qu'Henry a bénéficié d'une éducation bourgeoise, manquant de peu d'intégrer Polytechnique, ce qui surprend L’Écho de Paris, qui y voit un signe de «notre si troublante et si multiple vie contemporaine».
Henry a suivi avec exaltation les réunions dans les cabarets bellevillois où se succèdent les prises de parole enflammées, où l'on reprend en cœur les chants annonçant le triomphe à venir du prolétaire opprimé, où l'on passe le chapeau de la collecte pour les compagnons incarcérés
Pourquoi cette dérive? Certains incriminent l'influence des médias, les couvertures de presse bon marché, d'autres pointent les méfaits de la vie urbaine, l'alcoolisation de masse et les réclames aux affiches tapageuses, qui fragilisent les esprits faibles et font perdre les repères. Le roman familial intervient-il? Le père d'Henry a fait partie des dirigeants de la Commune, toujours présente dans les mémoires, à commencer par la terrible répression dont elle a fait l'objet: les bilans varient, mais on a évoqué alors plus de vingt mille morts dans les rues de Paris.
En 1891, en marge de ses études, Émile Henry s'est rapproché des milieux anarchistes que fréquente déjà son frère aîné. Il a suivi avec exaltation les réunions dans les cabarets bellevillois où se succèdent les prises de parole enflammées, où l'on reprend en cœur les chants annonçant le triomphe à venir du prolétaire opprimé, où l'on passe le chapeau de la collecte pour les compagnons incarcérés. Le jeune homme décrit comme sensible, au tempérament solitaire et peu disert, pas très à l'aise avec les femmes, va développer une rage irrépressible contre cette société jugée irréformable, qu'il faut abattre sans délai pour qu'advienne le bonheur terrestre. «C'est l'amour qui engendre souvent la haine», écrira-t-il plus tard. Le basculement chez lui comme chez d'autres s'est produit à la suite du procès d'un autre anarchiste, qui va enclencher une dynamique aussi brusque qu'inattendue par son ampleur.
Ravachol l'inspirateur
C'est là que tout a commencé. Le 26 avril 1892 s'est ouvert devant la cour d'assises de la Seine le procès d'un homme originaire du Massif central, issu d'un milieu très défavorisé, évoluant dans les marges et la délinquance, mais doté d'un charisme certain, et qui comparaît pour un forfait spectaculaire. Après avoir volé avec des comparses un stock considérable de dynamite, François Königstein, alias Ravachol –le nom de famille de sa mère– a frappé les immeubles de deux magistrats parisiens, le juge Benoist et l'avocat général Bulot, occasionnant de lourds dégâts matériels.
Son ressentiment contre la justice puisait, à l'écouter, dans deux faits intervenus le 1er mai précédent: d'une part, la fusillade intervenue à Fourmies, où l'armée, dotée du nouveau fusil Lebel, avait ouvert le feu sur une manifestation d'ouvriers grévistes, tuant neuf personnes. De l'autre, ce même jour, l’échauffourée de Clichy, où un affrontement avait dégénéré entre policiers et anarchistes, parmi lesquels trois militants, blessés par balles, écopèrent de lourdes peines de la part des mêmes magistrats visés ensuite par ses bombes.
Le Palais de justice de Paris, où se déroule le procès de Ravachol, fait l'objet d'une garde vigilante par des troupes en armes. Au cours des débats, le président Guès va tenter de minorer l'inspiration politique dont se réclame Ravachol –«Un parti, quel qu'il soit, a bien tort de prendre un homme ayant un passé comme le vôtre», déclare-t-il– tandis que l'avocat général n'hésite pas à réclamer la condamnation à mort. La défense, conduite par Maître Lagasse, avocat de journaux anarchistes et futur député rad-soc', va elle dresser le portrait d'un homme doux avec ses proches, mais sincèrement ému par l'injustice.
«Messieurs les jurés, vous n’avez pas le droit de traiter comme un assassin un soldat de l’Idée qui s’imagine mener le bon combat, plaide-t-il. J'ai agi au nom de l'anarchie, qui serait la grande famille où tout le monde mangerait à sa faim. J'ai voulu terroriser, pour qu'on fit attention à nous et qu'on comprit ce que nous sommes: les vrais défenseurs des opprimés», conclut posément Ravachol.
Cette présentation va lui permettre d'obtenir des circonstances atténuantes de la part du jury, qui le condamne aux travaux forcés à perpétuité, mais lui évite la guillotine. La presse conservatrice proteste même de ce verdict qu'elle estime trop clément, et dénonce des magistrats soumis et complaisants envers le terroriste.
Portrait de Ravachol par Charles Maurin (Wikimedia Commons)
Icône et dynamitage
Mais un second procès va suivre, cette fois devant la cour d'assises de Montbrison, où Ravachol doit répondre de crimes crapuleux, notamment le meurtre par strangulation d'un vieillard, vivant seul et reclus, pour s'emparer de sa fortune. Bien qu'il insiste avoir commis cet acte «pour venir en aide à la cause anarchiste et travailler au bonheur du peuple», il n'échappe pas cette fois à la peine de mort. Mais l'accusé s'est servi des deux procès comme d'une tribune en faveur de la révolte, et monte ensuite à l'échafaud en entonnant un chant anticlérical après avoir refusé les ultimes sacrements.
Ravachol va marquer ainsi les esprits de façon durable, et faire son entrée dans la culture populaire: il devient dans la foulée l'objet de chansons, l'incarnation du bandit romantique, le «Christ de l'anarchie». Les avant-gardes artistiques se montrent également fascinées par l'aura sulfureuse des anarchistes: le peintre symboliste Charles Maurin réalise le portrait de Ravachol pris dans la lunette de la guillotine. L'écrivain Émile Zola évoque leur «poésie noire». Le terme «ravacholer» va même devenir un temps à la mode. L’icône guillotinée sert ainsi de ralliement à tous ceux qui rêvent d'en découdre avec la société.
Ce qui facilite alors le passage à l'acte terroriste, c'est l'usage qui se répand de la dynamite, depuis le brevet d'invention déposé en 1863 par Alfred Nobel, et qui s'emploie maintenant dans les mines, pour les travaux de terrassement qui battent leur plein en cette période de croissance urbaine. Certains anarchistes y voient un outil formidable et facile d'accès pour consumer le «vieux monde». On compose des hymnes en l'honneur de «Dame dynamite». «Voulez-vous de la dynamite?, interroge l'hebdomadaire anarchiste Le Père peinard. Pour un peu d'argent, vous pouvez en acheter un litre.»
L'imagination excitée voyait partout des bombes. La moindre boîte à sardines jetée au tas d'ordures était prise pour un engin explosif
Émile Henry désapprouve certes initialement les actions de Ravachol, mais ses scrupules s'évanouissent assez vite. Alors que des théoriciens libertaires tels Kropotkine, qui avaient promu initialement l'acte révolutionnaire individuel, «la propagande par le fait», reviennent sur leur point de vue, Émile Henry dénonce ces anarchistes de plume qui veulent vivre dans «le style bourgeois». Il écrit, dans un article paru à l'été 1892, «seul le révolutionnaire est juge s'il a raison ou tort d'avoir de la haine et d’être sauvage, voire même féroce», anticipant ainsi son premier attentat.
«L'aquarium» à son tour touché
Après la première bombe d'Henry qui a tué les policiers, un vent de panique s'empare de l'opinion. Les commerçants redoutent l'impact négatif à quelques temps des vacances de Noël, on craint une baisse de fréquentation des sorties, des lieux de divertissement.
«L'imagination excitée voyait partout des bombes. La moindre boîte à sardines jetée au tas d'ordures était prise pour un engin explosif», écrit dans ses mémoires le chroniqueur du Figaro Alphonse Bataille.
Réels ou faux, les paquets suspects sont envoyés au laboratoire d'analyses municipales, spécialement mis sur pied pour lutter contre cette menace inédite. Le seul matin du 15 novembre 1892, les employés y font ainsi exploser six «bombes», dont trois se révèlent des leurres, les autres des préparations chimiques de faible puissance. Une controverse oppose ceux qui penchent pour des actes individuels épars, et ceux qui voient la main d'une conjuration organisée, une «internationale noire». Les pays touchés, la France, mais aussi l'Espagne, l'Italie, la Russie pestent ainsi contre le manque de coopération des autorités britanniques, qui tolèrent à Londres la présence de nombreux anarchistes révolutionnaires issus de toute l'Europe.
Dynamite à Paris - Le Petit Journal. Supplément illustré, 15 avril 1892 (Collection musée de l'histoire vivante, Montreuil)
Deux mois avant l'attentat d'Henry au Terminus, en décembre 1893, Auguste Vaillant, chômeur, désespéré car incapable de subvenir aux besoins de sa famille, fabrique à son tour une petite bombe, remplie de poudre, de zinc et de clous. Il parvient à accéder au balcon des visiteurs à l'Assemblée nationale, d'où il jette son engin sur les députés réunis en session. Dans la fumée et le tumulte, la réaction pleine de sang froid du président de la Chambre –«Messieurs, la séance continue!»– passera à la postérité.
Quelques spectateurs, des députés, ainsi que Vaillant lui-même, sont légèrement blessés. Cette fois, le gouvernement veut frapper fort pour juguler l'épidémie d'explosions, et fait voter dans la foulée, en urgence, les 12 et 18 décembre, deux lois «pour sauvegarder l'ordre et les libertés publiques». La loi sur la presse est durcie, toute manifestation de sympathie pour l'anarchisme est dorénavant susceptible de tomber sous le coup d'une condamnation, tandis que la notion d'association de malfaiteurs est codifiée de façon à pouvoir incriminer tout membre ou sympathisant d'un groupe anarchiste. Le premier inculpé est l'auteur socialiste d'un article mettant en avant la misère de Vaillant, situation qui amène la gauche à dénoncer ces lois comme «scélérates».
L'auteur de l'attentat passe lui-même aux assises le 10 janvier 1894. Son avocat, Fernand Labori, est un membre prestigieux du barreau –il défendra plus tard le capitaine Dreyfus– et pense pouvoir sauver la tête de son client. Le Parlement fait l'objet d'un fort rejet dans l'opinion publique –on le surnomme par dérision «l'aquarium»– depuis le scandale de corruption de Panama qui a compromis de nombreuses personnalités politique. Cela peut porter le jury à l'indulgence.
D'autre part, la bombe de Vaillant a été conçue davantage pour blesser que pour tuer; enfin, plusieurs députés, dont l'abbé Lemire, le plus touché dans l'attentat, ont pétitionné contre sa mise à mort. Au procès, Labori exhorte les jurés: «Si vous avez peur, votez la mort. Si vous n'avez pas peur, soyez justes, comme je vous le demande.» En vain: Vaillant, à son tour, finit la tête tranchée.
Nous donnons la mort et nous devons la subir. C'est pourquoi j'attends votre verdict avec indifférence
Émile Henry
Guerre à la société
Dans un tel contexte, défendre quelque temps plus tard devant les tribunaux Émile Henry et son double attentat meurtrier relève de la cause perdue, et les avocats contactés pour le procès prévu en avril 1894 se défilent. En outre, l'accusé n'arrange pas son cas: apprenant le décès d'une des victimes au café Terminus, il déclare: «J'aurais voulu en tuer plus». Sa mère réussit cependant à dégoter un avocat marseillais peu connu, Nicolas Hornsbotel, qui va tâcher de se dévouer pour cette mission impossible. L'avocat va tenter de convaincre les jurés de s'abstenir, à la différence de son client, de faire couler le sang, et mettre ainsi un terme à l'engrenage des attentats et de leur répression:
«Vous ne ferez pas de lui un martyr, et après le verdict que vous aurez rendu en votre âme et conscience, vous serez heureux d'avoir évité le retour du sang qu'aurait amené une condamnation sévère.»
Mais Émile Henry ne se situe lui pas du tout dans cet état d'esprit. Et soumet au tribunal, à l'instar de ses prédécesseurs en anarchie, une longue tirade écrite, mûrement réfléchie: «La bourgeoisie n’a fait qu’un bloc des anarchistes. Un seul homme, Vaillant, avait lancé une bombe. (…) Cela n’y fit rien. On persécuta en masse. (...) Eh bien! Puisque vous rendez ainsi tout un parti responsable des actes d’un seul homme, et que vous frappez en bloc, nous aussi, nous frappons en bloc.»
Après avoir dénoncé l'ensemble des institutions sociales –«L'expérience me montra que seuls les cyniques et rampants peuvent se faire bonne place au banquet»–, Émile Henry justifie de s'en prendre non seulement aux représentants de l’État, mais encore aux employés et petits bourgeois, «cette masse bête et prétentieuse qui se range toujours du côté du plus fort, clientèle ordinaire du Terminus et autres grands cafés. Voilà pourquoi j’ai frappé dans le tas, sans choisir mes victimes.»
Comme le racontera le militant Charles Malato, qui l'a côtoyé, dans un livre De la commune à l'anarchie, «au contraire de Vaillant, qui aimait les gens, Émile Henry n'aimait que les idées.» Ce dernier écrit lui-même au fond de sa cellule: «J’aime tous les hommes dans leur humanité et pour ce qu’ils devraient être, mais je les méprise pour ce qu’ils sont.»
Du tribunal qui le juge, Henry n'attend rien, et ayant déclaré la guerre à la société, il n'espère nulle clémence: «Nous donnons la mort et nous devons la subir. C'est pourquoi j'attends votre verdict avec indifférence», mais prévoit que son martyre fera se lever d'autres révoltés au nom de l'idée anarchiste: «Elle est partout, c'est ce qui la rend indomptable, elle finira par vous vaincre et par vous tuer», conclut-il. Un silence stupéfié tombe sur l'assistance du tribunal. Après délibération, les jurés s'empressent d'accéder à son souhait mortifère...
Que les partisans de la peine de mort aillent s’ils l’osent renifler le sang à La Roquette. Nous causerons après
Clémenceau
Des spectateurs troublés
Le dernier acte de la vie d’Émile Henry se joue le 21 mai 1894. Dans la nuit, on dresse dans la cour de la prison de la Roquette les montants verticaux de la machine à décollation, la «veuve», la célèbre guillotine. Seuls de hauts fonctionnaires et quelques journalistes sont autorisés à assister à l'exécution, mais certains badauds ont pris place sur les toits environnants pour entrevoir une miette du spectacle.
À 4 heures du matin, on fait amener Henry, le col de chemise ouvert et les pieds entravés, qui avance en claudiquant. À quelques pas de la machine qui se découpe dans les premières lueurs du jour, il pâlit, et s'écrit : «Courage, camarades! Vive l'anarchie!» Il le répète une seconde fois tandis que les aides du bourreaux le plaquent sur la planche, juste avant que tombe le couperet.
Parmi ceux présents dans l'assistance, deux personnalités font également part de leur malaise devant cette exécution:
«Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L’acte de la société m’apparaît comme une basse vengeance, écrit Clemenceau dans La Justice. Que les partisans de la peine de mort aillent s’ils l’osent renifler le sang à La Roquette. Nous causerons après.»
Maurice Barrès, lui, rapporte dans Le Journal: «J'ai regardé mourir Emile Henry; je fus le seul, je crois, à lui sauver l'honneur, en affirmant comme j'avais vu, qu'il était mort avec une âme brave dans un corps qui claquait de froid. (…) Il avait tué pour ses idées, ce qui est inexcusable, vous avez voulu, en outre, qu'il mourût pour ses idées.»
L'exécution d'Emile Henry, par Louis Bombled, Le Progrès Illustré, 3 juin 1894
Mais la prédiction d'Henry de voir se dresser dans son sillage une armée de vengeurs ne se réalisera pas. Beaucoup d'anarchistes se montrent peu à l'aise avec la tournure qu'ont prises leurs aspirations, un sentiment résumé par Octave Mirbeau, qui rédige:
«Un ennemi mortel de l’anarchie n’eut pas mieux agi que cet Émile Henry, lorsqu’il lança son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes venues dans un café pour y boire un bock, avant d’aller s’en coucher.»
Les libertaires iront dès lors s'impliquer davantage du coté des bourses du travail et des luttes sociales et syndicales, en plein essor. Ainsi se conclut cette brève période de vertige terroriste, choc psychologique dans une société française en pleine modernisation, modelée par un État républicain à l'emprise inédite (éducation, conscription, levée de l’impôt). La confrontation à la violence, les bombes, la poudre et les armes se produira à nouveau, bientôt, à une toute autre échelle, lors de la grande déflagration qui se déclenchera entre États européens en 1914. Guerre civile européenne aux implications mondiales, qui fera 18 millions de morts, dont 1,5 million coté français.
Deuxième volet: la guerre d'Algérie