Le Crédit agricole peut-il être considéré comme la forme la plus aboutie, en matière d'entreprise, de la gouvernance et de la démocratie actionnariale? Ou au contraire comme le dernier parti stalinien en France? La succession à la tête de la Caisse nationale de crédit agricole, dans la forme et dans le fond, en dit long, en tout cas, sur les motifs d'hésitation entre ces deux grilles de lecture. L'une comme l'autre étant valable en fonction du moment.
Le conseil d'administration de la Caisse nationale a désigné un nouveau tandem à la tête du navire amiral de la banque verte. A la présidence, le pétillant René Carron devra céder la place en mai 2010 à Jean-Marie Sander actuel président de la Fédération nationale de crédit agricole, candidat de très longue date à ce poste. A la direction générale, le placide Georges Pauget sera, quant à lui, remplacé dès février 2010, une fois les comptes annuels publiés, par Jean-Paul Chifflet, un produit pur jus du Crédit agricole, patron de la toute puissante caisse régionale de Lyon.
Officiellement ces successions décidées par les caisses régionales du crédit agricole qui contrôlent 55, 2% du capital de la caisse nationale, sont organisées dans l'ordre, le consensus et l'harmonie. Le couple sortant, Carron-Pauget explique dans une jolie langue de bois que la réflexion sur la manière d'organiser le relais a est menée secrètement et collégialement depuis le printemps 2008 avec tous les dirigeants du groupe. Officiellement encore, Georges Pauget s'est vu autoriser à expliquer qu'il avait rempli sa mission, tout en faisant d'une certaine manière son autocritique. «J'ai conduit une stratégie de développement. La crise est venue, j'ai géré la crise, et je considère aujourd'hui que cette gestion de la crise a été faite conformément à l'intérêt des actionnaires et des parties prenantes de l'entreprise. Je considère que cette mission est très largement avancée» a expliqué celui qui était aux commandes opérationnelles de la banque verte depuis 2005.
Officiellement encore, la tradition est sauve: au niveau de la présidence, la coutume du groupe mutualiste veut que le président de sa Fédération, représentant des caisses régionales, prenne la présidence de la caisse nationale cotée. En revanche, le remplacement concomitant du directeur général par le secrétaire général de la Fédération est plus surprenant. C'est même une première depuis vingt ans.
Une lecture plus officieuse offre un éclairage tout autre sur l'histoire. C'était depuis des mois un secret de Polichinelle de dire que René Carron et Georges Pauget se seraient bien vus rester à leur poste au delà de 2010. Le premier, plus politique que banquier de terrain, avait pris goût aux ors du pouvoir. Le second, à 62 ans, avait normalement encore dix huit mois devant lui pour, après avoir remis le Crédit agricole sur orbite, tenir le gouvernail alors que les grandes manoeuvres dans le paysage bancaire européen vont s'accélérer.
Surtout, le tandem n'avait jamais caché son intérêt pour former un axe Crédit Agricole-Société Générale en prenant par étapes possession de la la banque de la Défense. Au point de finir par se voir sévèrement rappelé à l'ordre après qu'un de leurs schémas ait été éventé dans la presse. Car ces schémas de grandes manoeuvres ont donné lieu ces derniers mois à un combat sous terrain comme seule la banque verte sait les organiser, certains allant jusqu'à imaginer un divorce entre la caisse nationale et les caisses régionales hostiles à tout idée devoir leur participation dans Casa tomber sous 50%.
Difficile, alors, de ne pas voir derrière l'harmonieuse passation des pouvoirs programmée à la tête du Crédit agricole une reprise en main musclée de la caisse nationale par les caisses régionales.
Celles-vi veulent tourner définitivement la page de la crise financière que l'équipe précédente n'est pas parvenue à traverser sans encombres. La caisse nationale a dû être recapitalisée à hauteur de 5,9 milliards d'euros pour effacer ses pertes dans les activités de marché. De plus, son aventure grecque, où elle racheté la banque Emporiki pour 4 milliards, laquelle perdra 500 millions cette année et ne gagnera que 200 millions en vitesse de croisière, est un fiasco dans son exécution. Les caisses régionales ont dû régler une grande partie de la facture. Restait à régler les comptes.
Qu'elles décident de reprendre les choses en main n'a donc rien de surprenant. Qui paie décide! L'actionnaire a fini par avoir le dernier mot. Le capitalisme finirait-il par devenir moral? C'est loin d'être le scénario qui s'est déroulé dans d'autres banques. A commencer par la Société Générale et l'Ecureuil pourtant jetés dans une situation autrement plus périlleuse par la crise. Les révolutions de palais et le changement de management à la tête de ces deux dernières banques n'ont pas été obtenus par la fronde de leurs actionnaires mais sous la pression de l'Elysée et du gouvernement.
Comme quoi le pouvoir de l'actionnaire n'est pas là où on l'attend le plus spontanément. A court terme, le Crédit agricole paraît bien exemplaire en matière de gouvernance. Sa procédure de succession à son sommet serait là pour le démontrer.
Mais à moyen terme, par quoi cette reprise en main par ses actionnaires se traduira-t-elle? Certains prédisent que les «ayatollah» des caisses régionales ont sifflé la fin de la récréation et vont imposer le repli et le recentrage du groupe sur ses métiers de base.
Paradoxalement, c'est peut-être tout l'inverse qui pourrait se passer. Autant le nouveau management du Crédit agricole pourrait clore en passant par pertes et profits les aventures grecques ou espagnoles. Autant, il n'est pas exclu, fort de l'harmonie retrouvée entre les caisses régionales et la caisse nationale, que la banque remette rapidement la marche avant en France. Pourquoi pas en finissant par dévoiler son propre projet sur la Société Générale? «Le Crédit agricole n'a jamais été aussi dangereux, volontariste et mobile que lorsqu'il existe une adéquation totale entre les caisses régionales et le management de la caisse nationale. Cela lui arrive en moyenne tous les dix ans. Souvenez vous de l'épisode du Crédit Lyonnais». C'est l'un de ses grands concurrents qui parle.
Les prochains mois diront s'il voit juste. Ou si, après les procès de Moscou, c'est faire au Crédit agricole un procès d'intention que de le voir relancer rapidement les grandes manoeuvres.
Philippe Reclus
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Image de Une: René Carron, président de la Caisse nationale du Crédit Agricole et Georges Pauget son directeur général Philippe Wojazer / Reuters