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La recette d'un bon porno lesbien

Temps de lecture : 9 min

Longtemps réduite à quelques scènes surjouées visant à nourrir les fantasmes d'un public hétérosexuel masculin, la sexualité lesbienne conquiert aujourd'hui sa place dans le monde du porno. Depuis une dizaine d'années, une nouvelle génération de réalisatrices et d'actrices défriche et explore un sous-genre à la croisée du féminisme sex-positive, de la culture queer et du cinéma d'auteur.

Photo d'un film de Shine Louise Houston | CrashPadSeries.com
Photo d'un film de Shine Louise Houston | CrashPadSeries.com

Si vous regardez souvent du porno classique, vous avez sûrement vu cette scène des dizaines de fois: deux actrices aux longues crinières et aux ongles démesurément longs se livrent à un simulacre de préliminaires avec des regards appuyés en direction de l'homme qui est censé les regarder. Quelques coups de langue au petit bonheur la chance, quelques caresses à peine esquissées, et c'est déjà fini.

«Le sexe lesbien doit toujours avoir l'air déficitaire dans le porno hétéro. Il ne doit en aucun cas être présenté comme une sexualité à part entière, parce que sinon l'homme se sent exclu», note Manuela Kay, qui est à la fois co-curatrice du Porn Film Festival de Berlin, rédactrice en chef du magazine lesbien allemand L-Mag et co-réalisatrice du tout premier film porno lesbien tourné outre-Rhin, Airport, sorti en 1994.

«On dirait du catch»

Si l'on entre dans les détails, on se rend compte à quel point la représentation du sexe lesbien dans le porno mainstream est éloignée de la réalité. «Tout est faux dans ce type de scène. Les ongles longs, d'abord, qui posent vraiment problème pour avoir des relations sexuelles lesbiennes. Je trouve d'ailleurs qu'il n'y a rien d'aussi peu érotique que de voir les actrices toucher leurs tétons du bout des ongles. Et quand elles s'embrassent, elles sortent le plus possible leurs langues de leurs bouches. Ça n'a rien à voir avec un baiser. C'est un show, les actrices ne se touchent pas vraiment. Bref, on dirait du catch», souligne Manuela Kay.

Un avis que partage la photographe et réalisatrice danoise Goodyn Green, qui vit à Berlin et présentait cette année deux court métrages dans les sections «lesbian porn shorts» et «lesbian pain» du festival, Blue Room et Breathe:

«Je trouve ça vraiment dommage que les actrices ne soient jamais montrées en train de faire un vrai cunnilingus, et qu'il n'y ait quasiment pas de scène de pénétration. Je déteste aussi cette douceur que doivent avoir les femmes entre elles dans ces scènes typiques du porno mainstream, mis à part quand elles ont un dildo. Cela ne donne pas l'impression qu'elles ont vraiment envie l'une de l'autre.»

Face à ce désert stéréotypé et hétéro-centré, que l'on retrouve souvent sous l'appellation «lesbienne sexy» sur les grandes plateformes de contenus porno en streaming, comme une preuve supplémentaire qu'une lesbienne en soi n'est pas sexy du point de vue des consommateurs masculins auxquels s'adressent ces clips, il reste donc un monde à explorer et à expérimenter.

Nouvelle génération

Trois décennies après que des pionnières telles que Susie Bright, fondatrice de The Good Vibrations Erotic Video Library, et Deborah Sundhal et Nan Kinney, qui ont ouvert la voie aux États-Unis en lançant une série de films érotiques lesbiens sous le nom de Fatale Video en 1985 –et dont le pendant Fatale Media reste aujourd'hui encore un producteur et un distributeur incontournables de films porno lesbiens indépendants–, toute une nouvelle génération de réalisatrices et d'actrices lesbiennes défriche et renouvelle ce sous-genre depuis une dizaine d'années.

Je ne dirige pas les actrices. Je leur dis seulement là où elles doivent se placer pour les caméras mais après ça, elles font ce qui les intéresse. Mon job à moi, c'est le montage et la narration

À l'instar des Californiennes Lily Cade, qui est à la fois devant et derrière la caméra et qui a effectué un passage remarqué au Porn Film Festival de Berlin en 2015 avec son long métrage lesbien Fuck the police, ode au fétichisme des uniformes policiers, et Shine Louise Houston, à la tête de la société de production Pink & White, qui met notamment en scène des icônes du porno lesbien telles que Jiz Lee et Syd Blakovitch dans son audacieux projet queer Crash Pad Series, et qui présentait cette année à Berlin le thriller porno Snapshot. Ou encore de la DJane et réalisatrice américaine basée à Berlin Sky Deep, qui a remporté cette année le premier prix du festival avec le film de vampires queer Enactone, et de la réalisatrice indépendante française Émilie Jouvet, qui s'est faite notamment connaître avec le superbe long métrage One Night Stand et le documentaire Much More Pussy.

La recette d'un bon porno lesbien

Que montrent-elles dans leurs films? Une sexualité épanouie, sensuelle, souvent pimentée d'humour, mais aussi sauvage, crue, inventive et aventureuse. Au-delà des styles et des thèmes de prédilection des réalisatrices que nous avons rencontrées, quelques ingrédients semblent à leurs yeux indispensables pour obtenir un porno lesbien réussi:

1.De l'authenticité

Sur sa plateforme de streaming, Pink & White Productions promet à son public de «vrais orgasmes»: «Je ne dirige pas les actrices. Je leur dis seulement là où elles doivent se placer pour les caméras mais après ça, elles font ce qui les intéresse. Mon job à moi, c'est le montage et la narration», affirme Shine Louise Houston.

«La chimie entre les actrices doit être bonne», estime la réalisatrice queer australienne Anna Brownfield, aux manettes de la boîte de production indépendante Poison Apple, qui a ouvert cette année le Porn Film Festival de Berlin avec le truculent The Bedroom. Dans cette chronologie de la libération sexuelle en Australie à travers six tableaux tournés dans la même chambre à diverses époques, Anna Brownfield a tenu à présenter une longue et langoureuse scène d'amour lesbien.

«C'est important au casting de prendre des femmes qui ont cette sexualité, qui s'y identifient et qui ne font pas des choses devant la caméra seulement pour l'argent, poursuit-elle. Si vous les laissez faire ce qu'elles veulent, cela aura l'air naturel et beau. Durant le tournage, la scène a duré quarante minutes! Ça n'a pas été évident au montage de la réduire à la moitié.»

La réalisatrice danoise Goodyn Green tient aussi beaucoup à ce que les scènes de sexe aient l'air authentiques: «Je veux absolument montrer que les deux protagonistes sont attirées l'une par l'autre. C'est pourquoi je réfléchis toujours aux couples que je forme pour mes films. Avant de commencer à tourner, je leur demande ce qu'elles ont prévu. J'évite de donner des instructions car je ne veux pas que ça paraisse mécanique et surtout je veux que les actrices fassent ce qu'elles veulent, qu'on sente qu'elles sont toutes les deux consentantes.»

2.De la diversité dans les pratiques sexuelles

Les mains ont évidemment le beau rôle dans le porno lesbien. «L'organe sexuel lesbien, ce sont les mains, souligne Manuela Kay. Les mouvements de pénétration doivent être réalistes, et bien évidemment, il faut des actrices avec des ongles courts pour ne pas blesser leur partenaire.» Les films réalisés par des lesbiennes pour des lesbiennes mettent d'ailleurs généralement l'accent sur la pénétration. On voit de plus en plus souvent des scènes de fisting. Et sextoys et godes-ceintures sont aujourd'hui un classique.

Présenter ce qui est considéré comme des imperfections, les cicatrices, la graisse, les boutons... comme quelque chose de sexy est un acte très féministe

Autre pratique «en vogue» ces dernières années selon Manuela Kay, bien qu'elle reste toujours méconnue et taboue: le squirting, l'éjaculation féminine. Le festival de Berlin présentait également cette année une section de BDSM lesbien, qui fait désormais partie du catalogue de pratiques que l'on retrouve souvent dans les pornos lesbiens indépendants. «Je n'ai aucune limite en ce qui concerne les pratiques sexuelles que je filme mis à part celles que pose le cadre légal aux USA», explique Shine Louise Houston.

Goodyn Green met elle un point d'honneur à montrer des pratiques variées:

«Si je ne montrais que des scènes de fisting et de squirting, alors les femmes qui ne font pas ça pourraient penser que leur vie sexuelle est totalement ennuyeuse. L'idée d'éducation sexuelle qu'il peut y avoir derrière le porno serait alors perdue. Contrairement au porno mainstream, qui montre toujours la même chose, je veux montrer plusieurs facettes de la sexualité lesbienne, comme autant de possibilités.»

3.Des corps différents

Contrairement au porno hétéro mainstream, qui ne montre quasiment que des corps jeunes, blancs et minces, le porno lesbien alternatif s'attache à refléter la diversité. Pour Shine Louise Houston, qui elle-même afro-américaine, c'est une profession de foi: «Nous voulons voir plus de types de corps et plus d'expressions corporelles. Nous n'avons pas de critères pour les acteurs, nous ne faisons pas de casting.» Dans son dernier film, Snapshot, les personnages principaux sont par exemple une latina et une afro-américaine, et un des rôles secondaires a été confié à une jeune femme en fauteuil roulant.

Photo d'un film de Shine Louise Houston | CrashPadseries.com

«Mon plus grand défi est désormais de trouver des femmes qui ne sont pas blanches», explique Goodyn Green, qui a reçu des critiques de la part de la scène queer berlinoise parce que jusqu'à présent, les actrices de ses films ont toujours été blanches et jeunes. Un casting qui reflétait la sociologie de son cercle d'amies. «J'ai déjà montré des corps différents, par exemple dans mon premier film une femme enceinte de huit mois, mais je veux désormais trouver d'autres femmes.»

4.Un autre regard sur le corps féminin

Là aussi, la façon dont est représenté le corps des femmes importe beaucoup aux réalisatrices, qui ont toujours en tête le cliché typique du mainstream: cheveux longs, peau ferme, glabre et maquillée. «Beaucoup de réalisatrices ont cette posture féministe qui consiste à dire que les corps des femmes ne sont pas et ne doivent pas être parfaits. Présenter ce qui est considéré comme des imperfections, les cicatrices, la graisse, les boutons... comme quelque chose de sexy est un acte très féministe», estime Manuela Kay.

«Cela m'importe de filmer de près le corps féminin. La cellulite en particulier. 90% des femmes en ont mais ce n'est jamais montré, ou les vergetures sur les seins, les poils, pour celles qui en ont. Bref, montrer différents types de féminité», explique quant à elle Goodyn Green.

Par opposition au porno hétéro, obnubilé par la poitrine des actrices, «pour la bonne raison que c'est ce que voit un homme de sa partenaire en position du missionnaire», s'amuse Manuela Kay, le porno lesbien s'attache à montrer d'autres parties du corps plus anecdotiques, à filmer les corps en entier. La curatrice du Porn Film Festival de Berlin évoque également les plans qui s'attardent sur l'expression du visage, les yeux des actrices, «qui font de l'objet un sujet». Shine Louise Houston renverse elle le fameux «male gaze», ce regard masculin qui objectifie les femmes dans le porno, en revendiquant un «female gaze», en se représentant elle-même «en tant que voyeur» dans ses films.

Nous avons grandi avec ce porno dominant, il ne faut donc pas voir ça comme forcément comme quelque chose de grave, quand ces rôles refont surface dans une scène de sexe lesbien

5.Du «safer sex»

La plupart des réalisatrices se sentent investies d'une mission éducative vis-à-vis de leur public lesbien, ce qui fait que la plupart des films porno lesbiens sont peuplés de mains gantées de latex, de doigts enfoncés dans des préservatifs, de bouteilles de lubrifiant, de dildos sous capotes et de dental dams dans les scènes de cunnilingus.

6.Une vision artistique

Toutes les réalisatrices que nous avons rencontrées défendent un cinéma d'auteur en marge de l'industrie du X, que ce soit en mettant l'accent sur le scénario et la narration, comme l'avance Shine Louise Houston, ou sur l'esthétique des images: «Sur un tournage, j'ai avant tout un regard de photographe, d'artiste, explique Goodyn Green, qui a pour mentor le réalisateur portugais de porno gay Antonio Da Silva. J'essaye de montrer ce que je trouve beau. Ça n'a rien à voir avec les corps des actrices mais avec l'angle avec lesquels je les filme, les couleurs, le choix de la musique.»

7. Jouer avec les clichés du porno hétéro

Quelques motifs classiques du porno hétéro traditionnel se sont frayé un chemin dans le porno lesbien ces dernières années, comme les scènes de «dildo sucking», où une actrice se livre à un simulacre de fellation sur le dildo fixé sur le pubis de sa partenaire, avec ce plan de caméra typique la montrant filmée d'en haut, du point de vu de la détentrice du pénis.

Photo d'un film de Shine Louise Houston | CrashPadseries.com

«Je trouve ça personnellement ennuyeux à mourir à regarder, mais mettre en scène un dildo de cette façon, c'est aussi enlever du pouvoir au pénis. En quelque sorte, c'est dire qu'il y a de vrais dildos et que les hommes sont un ersatz ou un bio-dildo, et ça c'est amusant», note Manuela Kay.

Les scènes de sexe montrant un couple butch/fem (une lesbienne d'apparence plutôt masculine et une lesbienne d'apparence plutôt féminine) avec la même répartition traditionnelle des rôles que dans les couples hétéross ont fait aussi leur apparition.

«Autrefois, je refusais de montrer ce type de scènes mais je trouve aujourd'hui que si une femme qui a l'air masculine a envie d'être dominante vis-à-vis de celle qui est féminine et que cela leur plaît à toutes les deux, ça ne pose pas de problème», estime Goodyn Green, qui pointe la l'impossibilité de se défaire totalement des stéréotypes véhiculés par le porno hétéro mainstream et estime donc qu'il vaut mieux en jouer: «Nous avons grandi avec ce porno, il ne faut donc pas voir ça comme forcément comme quelque chose de grave, quand ces rôles refont surface dans une scène de sexe lesbien.»

Même si ces clichés pourraient être amenés à s'estomper dans le futur, estime Manuela Kay: «Plus un langage pornographique propre aux lesbiennes se développera, moins on aura besoin de faire référence à ces images si connues.»

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