La légende est née dans un trou sombre et humide, un chai frisquet bas de plafond qui glisse sous le niveau de la mer en prenant un peu l’eau et dont une paroi essuie les baffes et les caresses du Loch Indaal au gré des crises narcissiques de l’océan. Vaults n°1, un mot tiroir qui en anglais désigne à la fois une cave et une chambre forte. Au pluriel, car il s’agit d’un chai double. Le 5 novembre 1964, les ouvriers de la distillerie Bowmore, sur l’île écossaise d’Islay, y font rouler un quarteron de fûts tout juste remplis de distillat tourbé. La routine. Puis on passe à autre chose, on oublie, près de trois décennies s’écoulent.
«On savait bien que les gars de la distillerie allaient discrètement puiser dans les fûts, sourit le grand Eddie MacAffer, le manager de Bowmore qui vient juste de raccrocher après cinquante ans de carrière. Mais le bouche à oreille très élogieux nous a quand même intrigués, et on les a suivis pour voir quelle barrique retenait toute leur attention.»
Quel whisky leur collait dans les yeux des étoiles à effacer la Voie lactée, preuve que le contrôle qualité par la base possède des vertus tristement délaissées de nos jours.
Le nid d’anges fut ainsi révélé. Oh, pas gourmands, les anges, retenus dans leur élan la cuillère à la main par une révérence vergogneuse –et la température ambiante à vous engourdir les ailes, 1% d’évaporation annuelle seulement (1). Ils veillaient vertueusement sur un petit groupe de hosgheads (2) autrefois imprégnés de xérès où sommeillait un whisky noir comme l’encre, sublime, puissant, profond, complexe. Existentiel.
Plus une seule quille disponible hors enchères
Le premier
Black Bowmore est lancé en 1993
à 2.000 exemplaires vendus 110 livres
le flacon. Le prix a depuis culbuté plus d’une centaine de fois aux enchères
Le premier Black Bowmore est lancé en 1993 à 2.000 exemplaires embouteillés à 50%, vendus 110 livres le flacon. Le prix a depuis culbuté plus d’une centaine de fois aux enchères, mais cessez là ces gémissements: à l’époque, c’était une somme à débourser pour un whisky, et on y regardait à deux fois. Aujourd’hui, évidemment, loin de frôler ces nirvanas maltés, on se contente de purgatoires aléatoires à ce tarif.
Pourquoi, comment, ce flacon entra par effraction dans la légende, les experts ont du mal à s’entendre. Ce n’était pas le premier whisky magnifique, heureusement, ni le premier à se vendre un poil cher, alors… J’ai bien une petite idée: Black Bowmore est un prince en haillons, un flacon tout simple à l’étiquette déchirée présenté dans une caissette en bois mal jointée, un pirate qui prend le large avec sa malle au trésor, un flibustier lancé à l’abordage des sens, dont vous devinez qu’une simple gorgée vous embarquera pour l’aventure d’une vie.
L’année suivante, 1994, un nouveau batch (3) était embouteillé avec une année de plus, suivi, en 1995, de la «Final Edition», 31 ans. La trilogie ferait désormais l’objet d’un culte que rien ne pourrait abraser dans le monde des single malts qui décollait alors et parmi les whiskies d’Islay dont on avait trop vite prédit la disparition mais qui allaient dès lors conquérir les cœurs. À tel point qu’en 2007, ô surprise, un quatrième noiraud tourbé millésimé 1964 arrivait chez les cavistes.
Le whisky réclame sa part du luxe
Mais le monde changeait, et le whisky avec lui. Inclus dans une autre trilogie (avec un White et un Gold Bowmore, dont les stocks à ce jour n’ont pas été écoulés), ce Black B de 42 ans (42,9%, 827 bouteilles vite vendues, 3.250 livres à sa sortie, plus de 12.000 aujourd’hui aux enchères) se pointait sur un marché prêt à se soumettre sans lutter à la cause du luxe, à la premiumisation dans laquelle les grands vins se vautraient depuis longtemps déjà. Le whisky, après tout, n’était-il pas en droit d’en réclamer sa part?
Cinquante ans plus tard, la légende finit de s’écrire dans l’encre du premier chapitre. Au cœur du Vaults n°1. Ce 31 octobre, nous sommes cinq journalistes réunis dans le chai, excités comme des poux sous crack et impressionnés, avouons-le, à l’idée de poser les lèvres sur un Black Bowmore, âgé de 50 ans et annoncé par surprise. The Last Cask. Le dernier fût.
«Le batch du quatrième Black Bowmore assemblait cinq hogsheads, mais nous n’avons pas embouteillé la totalité du whisky, raconte Eddie MacAffer. Deux fûts ont été oubliés dans un coin du chai, et retrouvés en 2014. Ils ont été mariés et stockés sous verre jusqu’à aujourd’hui pour le cinquième et dernier Black Bowmore. Oui, cette fois, vous pouvez en être certains, il n’y en aura pas d’autre, nous ne possédons plus de fûts millésimés 1964.»
Un peu de storytelling
Un jour, promis,on inventera des mots pour décrire ce whisky qui défie le réel et vous promet des rivages au-delà. Un jour…
Dans la vraie vie, il est impossible d’«oublier» une épingle à cheveu dans un chai aussi petit que le Vaults n°1, quant à y égarer deux hogsheads… Aucune chance. A fortiori à une époque où le monitoring de l’inventaire se fait par codes barres, en temps réel. Mais nous ne sommes pas dans la vraie vie, nous voguons à fendre lames dans une histoire de flibuste. Un jour, promis, on inventera des mots pour décrire ce whisky qui défie le réel et vous promet des rivages au-delà. Un jour…
On trouvera moyen de transmettre dans des phrases ce fruité noir sensuel à peine fumé qui s’ouvre sur un Eden tropical où brûle un encens précieux, les mangues, les copeaux de truffe qui exsudent délicatement la terre humide, le rancio… Les arômes à ce point imbriqués, fondus, qu’il est impossible d’en tirer le fil autrement qu’en sortant des rêves hauturiers, en cillant fort les paupières pour chasser l’émotion un peu salée.
Il est rare qu’un single malt qui a passé cinquante années au contact du bois, dans un fût de premier remplissage, s’échappe loin devant les attentes. Ce Black Bowmore surnaturel est de l’espèce. Sans doute la magie d’un chai très froid et très humide qui limite l’évaporation, où la conversation avec le chêne se joue avec patience et subtilité.
Le single malt se glisse dans une lourde bouteille soufflée à la bouche, polie à la main dans les ateliers du verrier écossais Glasstorm –trois jours de travail par flacon–, rangée dans un coffret en chêne écossais cerclé d’argent, sculpté par le designer John Galvin. Et ce décorum d’orfèvre, à la (dé)mesure du jus, rappelle à quel point certains whiskies sont devenus des produits de luxe inaccessibles, bibelots pour millionnaires, investissements pour collectionneurs. Chacune des 159 bouteilles coûte 16.000 livres. Mais, à l’argus des rêves, il n’aura jamais de prix.
1 — Au lieu de 2% d’évaporation moyenne en Écosse, la fameuse «part des anges». Retourner à l'article
2 — Le hogshead est un fût de 225 à 250 litres (cette dernière contenance dans le cas des Black Bowmore). Retourner à l'article
3 — Un batch, souvent rapidement traduit par «cuvée», désigne le lot de fûts assemblés pour la fabrication d’un whisky. Retourner à l'article