Dans les décombres de mon Amérique, la détestation que j’éprouve pour Madame Clinton ne s’adresse pas à elle. Elle est celle que l’on voue aux généraux vaincus, quand les barbares envahissent la cité. Elle est celle que l’on voue à une civilisation décadente, quand celle-ci s’effondre et nous laisse nus. La barbarie a pris l’Amérique –ne la décrivons pas, tout ce que l’on a dit sur Trump et les siens, leur sous-culture de viol et de violence, leur haine de l’inconnu, leur inconscience climatique, tout est vrai. Mais si les brutes triomphent, c’est qu’une armée a été défaite, que sa générale a failli. Et si elle a failli, c’est que profondément, elle ne pouvait que faillir.
Madame Clinton, ploutocrate de gauche, qui pensait que l’amour de Beyoncé et l’affirmation de sa vertu la conduiraient au sommet du monde, nous abandonne face à Donald Trump, pour quatre ans, au moins. Elle a perdu parce qu’elle devait perdre; parce qu’une gauche de l’argent blanchi par la morale ostentatoire et les artistes flamboyants a épuisé son droit à l’existence; elle est plus détestée que le fascisme est redouté.
Hillary Clinton, like it or not, est une ploutocrate. Une représentante du monde libéral et capitaliste contemporain. Elle ne fut pas toujours cela, sympathique activiste des années soixante, mais enfin, sérieusement! La question de sa fortune –la sienne et celle de Bill– a été posée depuis des années. Ce n’est pas parce qu’on a un peu de bien qu’on ne peut pas avoir une pensée honnête, disait Cripure, ce professeur malheureux inventé par le romancier Louis Guilloux dans Le sang noir… Mais il est une limite, au-delà de laquelle le ridicule vous emporte, ou l’indécent. L’indécence, ce vieux mot puritain…
Hillary, sociologiquement et politiquement, était déphasée, et singulièrement devant le populisme
Hillary, sociologiquement et politiquement, était déphasée, et singulièrement devant le populisme. Elle a fait campagne en s’évitant elle-même. Elle préférait rappeler, si on l’oubliait, la malignité de l’adversaire. Tout au long de sa campagne, elle a mis en avant ceux et ce qu’elle devait défendre: le féminisme, les minorités, la dignité des êtres, étaient sa chair à canon. Elle envoyait au front des femmes violées, comme si leur souffrance devait interdire le chemin aux barbares. Elle n’avait pas d’autre argument. Elle a cru, un moment, que sa victoire était certaine, quand Trump s’enfonçait dans ses vieux marécages. Ce n’était pas elle qui triompherait, mais l’Amérique décente qui vomirait l’homme qui attrapait les femmes par le pussy… « Est-ce le Président que nous voulons pour nos filles ? », demandait-elle? Un clip, des jeunes filles et tout était dit? Quand elle a glissé dans les sondages, tout près de la ligne d’arrivée, elle a relancé l’argument moral. Trump était impossible. Mais elle, était-elle envisageable?
Connait-on son programme? On savait sa sociologie, et son excuse. On sait sa défaite. Elle n’a fait qu’exciter la bête, exposer des blessures, et finalement désespérer un peu plus celles qu’elle disait protéger. C’est elles qui sont battues, ces femmes déjà bafouées. Imagine-t-on leur souffrance? Si seulement Madame Clinton s’était battu sur ses options économiques et sociales, sur elle-même, elles auraient été épargnées. Elles n’étaient que sa dolente barricade, finalement balayée.
La faillite des gauches morales
Ceci est la faillite des gauches que l’on dit morales, qui en fait ne le sont pas. Elles brandissent la morale pour protéger leur jouissance. Ce n’est pas la morale qui est à combattre. C’est que la gauche soit la jouissance qui ne fonctionne plus.
On discute et disserte -ici, chez nous, et là-bas- depuis des années sur la gauche et le peuple, les élites et la réalité sociale, et d’éminents auteurs en concluent à la fracture, la belle affaire. Ils en tirent souvent la conclusion que la gauche devrait, pour enrayer la rage des peuples, adopter le discours de l’ordre et de l’autorité. Face au fascisme, l’ordre rose, en somme. On y va.
Plaisanterie. Ce n’est pas la morale qu’il faut jeter par-dessus bord. Ni la compassion, la bienveillance, l’aide aux migrants, le partage, le mariage gay et toutes ses conséquences, le multiculturalisme et le respect. S’abandonner est vain, en plus d’être déshonorant. C’est le social qu’il faut retrouver. Une cohérence sociale, dans sa pratique, son programme, son mode de vie, sa gestuelle, son évidence. Si les ploutocrates moraux échouent, ce n’est pas à cause de leur morale. C’est la ploutocratie qui est à bannir.
La gauche, cette coterie d'aimables bourgeois
La seule perte est ici. Quand les tenants du progressisme sont devenus des allant-bien, des allant-mieux que les autres, et on masquant cela par leur indignation, la dénonciation de l’ennemi, et se sont drapés dans la culture, les valeurs, l’art, l’élevation, pour attester leur belle âme. Les artistes, comme les femmes violées, sont les armes du désespoir des gauches assiégées. Ce fut, là-bas, Beyonce ou Bob de Niro, sublime de rage en attaquant Trump. Mais Bob ne pouvait pas convaincre, si sa rage protégeait l'un des membres de la famille de Wall Street. Aurait-il eu pour champion le farouche Sanders, qui parlait de socialisme et défendait l’égalité contre la jungle, qui récusait le capitaliste et que le capitalisme ne voulait pas, aurait-il eu quelque chose de réel à défendre, il aurait, alors, eu une chance de détruire Trump, lui qui jouait si bien les prolétaires dans Cimino… Mais avec Hillary, il n’était adossé à rien. Que les marchés dévissent avec la défaite des démocrates, illustre l’impossibilité de l’équation. Si la bourse se confond avec la décence, comment combattre ses dérives?
Si on blague les sans-dents, c’est qu’on a toutes les siennes, et qu’on ne pourra jamais comprendre ce que cela signifie, de ne plus mâcher à sa faim
On n’a pas fait attention, ici, à ce que signifiait la blague des sans-dents, justement attribuée à François Hollande. Pas tant le mépris, laissons cela. Mais si on blague les sans-dents, c’est qu’on a toutes les siennes, et qu’on ne pourra jamais comprendre ce que cela signifie, de ne plus mâcher à sa faim. On le sait, théoriquement, vaguement. On s’en moque. On a une projection d’un bon film à l’Elysée, un concert ensuite, un diner aimable, et une réforme du code du travail à faire passer.
La gauche, ici, là-bas, est devenue une coterie d’aimables bourgeois. Réellement aimables, et tellement plus que ceux qui les remplaceront, pour notre malheur. Mais bourgeois quand même. Qui, pour protéger leur forteresse, hésitent entre l’étalage de leur belle âme -façon Clinton, parfois Hollande- l’affirmation d’une virilité au moins égale à celle de l’ennemi -voilà Valls… Et tous, les virils comme les élevés, fustigent à mot que veux-tu l’ignominie de l’alternance. Tout ceci est vain. Il ne fait aucun doute que Nicolas Sarkozy est un fieffé pendard, qui prétend retrouver Capoue en usant de mille démagogies. Il ne fait aucun doute que Madame Le Pen exhale le danger, et que son armée célèbre Trump après avoir célébré le Brexit, cognant le sabre de la vengeance contre le bouclier identitaire, n’est pas un hasard.
Mais le temps passé par les gauches en pointillé à célébrer leur vertus, en soulignant la méchanceté de l’adversaire, est du temps perdu, du temps illusoire, du temps qui leur fait croire que la jouissance va durer, qui les emportera. Eux, quelle importance, d’ailleurs? Quelle importance, que le destin brisé de Madame Clinton? Mais les gens de peu vont subir, quatre ans de Trump, et ici que savons-nous?