Culture

Kurt, le mur et moi

Temps de lecture : 6 min

La chute du Mur est un fossé entre deux générations.

Alors que les célébrations pullulent, que les portfolios consacrés à la chute du mur de Berlin se multiplient, que les cinquantenaires et une partie des quadras se racontent où ils étaient à l'époque, les trentenaires échangent un regard silencieux. Nous, on sait bien où on était. Le soir du 9, du 10, du 11 et de toute cette semaine de novembre 1989, on était à table pour le dîner. On avait sûrement un contrôle le lendemain et peut-être même que pendant le reportage télé sur l'événement de l'année, l'événement qui devait marquer la «fin de l'histoire», on se demandait si c'était jouable de viser un 10/20 en ayant révisé en tout et pour tout un quart d'heure.

Autant dire que la chute du mur, ça ne nous évoquait pas grand-chose.

Bien sûr, à l'agitation des parents, on sentait bien que voir les Berlinois danser sur un gros tas de pierres avec des larmes d'euphorie constituait un moment historique. On a peut-être même été touchés par le concert de Rostropovitch célébrant cette réconciliation, mais sans être réellement concernés. Pour une raison simple: notre monde, c'était déjà celui d'après. La guerre froide, ça n'avait jamais vraiment été la nôtre et devenus adultes, on s'étonne toujours un peu que le temps de notre enfance ait pu correspondre avec ce climat politique-là.

Et puis, il y a comme un doute qui flotte. A-t-on réellement assisté à la chute du mur? En réalité, plus que les images de la première brèche dans le mur, ce qui nous a marqué ce sont celles des jours d'après. Finalement, LE moment historique, celui de l'attaque du mur cette nuit-là allait nous être à jamais inaccessible et les journaux télés se concentraient sur tout le reste comme pour rattraper ces images manquantes. Mais un mois plus tard, la télévision allait pouvoir faire une débauche de vidéos avec un autre événement historique et télévisuel qui allait marquer/traumatiser une bonne partie des enfants qui regardaient le JT en famille: la «révolution» roumaine, le procès et l'exécution du couple Ceausescu. Puis les images de leurs victimes supposés. Si la chute du mur avait été un moment de joie, le mois de décembre se passa devant des vidéos dont le glauque semble encore indépassable: le couple Ceausescu en manteau devant une table en formica, une caméra qui tremble et tente de faire le point sur une Madame Ceausescu, silencieuse à côté de son mari tonitruant. C'était ça aussi, la fin du monde d'avant.

Mais pour nous, ce qui importait, c'était notre temps - à savoir l'après-89.

On nous avait promis pour notre jeunesse un monde réconcilié, loin des menaces de guerres nucléaires. Or la décennie 90, celle de notre adolescence, s'est achevée en 2001 avec l'attaque des tours jumelles et le retour à la guerre. Dans l'entre-deux, on aura assisté passivement à des conflits incompréhensibles dont on ne saisissait ni les tenants ni les aboutissants, des conflits où les frontières entre gentils et méchants s'abolissaient. Des séries d'images, de reportages, des noms de pays lointains s'enchaînant les uns les autres dans une bouillie incompréhensible. Le Rwanda et la découverte des charniers, la Yougoslavie et les Casques bleus servant de boucliers humains sur un pont lointain, les sacs de riz pour la Somalie, la Tchétchénie, le Liberia, la Sierra Leone. Autant d'événements à ce point insaisissables qu'ils se réduisaient à de pures images de bains de sang accompagnant poétiquement les raviolis du dimanche soir. En France, comme un écho, François Mitterrand avait réussi à guérir nos parents des illusions politiques. Pas encore en âge de voter, on savait déjà ce que recouvrait le terme assez vague des «affaires» (l'affaire Urba, l'affaire Pechiney, l'affaire des écoutes de l'Elysée, l'affaire du sang contaminé, etc.). On grandissait au moment de la fin des idées et des idéologies, nationales et internationales. Dans ce nouvel ordre mondial tout neuf, on allait assez vite découvrir qu'il nous était impossible de trouver une place.

Alors on faisait quoi?

Ben franchement, pas grand-chose. Voire même rien. On traînait et on s'emmerdait pas mal. On ne renvoyait pas exactement l'image d'une jeunesse folle, débridée, conquérante. Pour nous qualifier, deux adjectifs: mous et sympas. Mais alors très mous et très sympas. D'ailleurs, les médias se désespéraient de notre attitude et épinglaient régulièrement notre démarche, «une génération sans colonne vertébrale» - les pieds traînants, le talon des Converse/Kickers/Docs raboté contre le sol à chaque pas un peu lourd. Et puis la manie de s'affaler partout. Chaises, bancs, trottoirs, meubles en tout genre. Attitude certes représentative de notre état d'esprit.

Disons qu'on n'était pas franchement animés par l'esprit d'entreprise (de toute façon, l'entreprise c'était de la merde). Mais à notre décharge, ce n'était pas les idées qui nous manquaient. Des idées de génie, des concepts révolutionnaires, on en produisait tous les quarts d'heure. En fait, on butait toujours sur le même problème: la concrétisation. On n'avait pas les moyens de nos ambitions. Pas encore. Mais ça n'allait pas tarder.
Dans la première partie des années 90, on attendait encore, sans savoir quoi et le suicide de Kurt Cobain en 1994 renforça encore ce sentiment de flou. Un No futur résigné. Avec les adultes, on était sympas. On ne leur crachait pas trop de venin à la gueule. Ils avaient déjà l'air de tellement galérer les pauvres, c'était vraiment pas la peine de les enfoncer un peu plus. Sans révolte et sans excès, il nous restait une activité essentielle: la télé. Et là, on ne faisait pas les choses à moitié. Songez donc à tous les programmes qui sont devenus des cartons grâce à nous. MTV, c'est nous, AB Productions, c'est nous aussi. De rien.

Sympas et mous donc. Mais on ne peut pas nous réduire à ces deux adjectifs. On était également gentils et sales. Les adultes nous taquinaient sur notre hygiène douteuse: «Grunge, ça veut bien dire saleté entre les doigts de pieds?». Tout ça parce qu'on ne se coiffait pas et qu'on ne lavait pas nos jeans toutes les semaines. Il faut dire que notre look vestimentaire était en parfaite adéquation avec notre mollesse. Parce que pour pouvoir s'affaler à tout moment, il valait mieux éviter les pantalons moulants et les talons hauts. Alors certes, avec nos caleçons à fleurs, nos T-shirts trop grands et nos bombers, on était habillés comme des sacs, mais on était terriblement cool. Voir coolos. De toute façon, des mots comme «élégance» ou «glamour», qui quelques années plus tard allaient connaître un immense succès, n'avaient aucun sens pour nous. L'heure était plutôt à la discrétion et donc au gris. Et encore mieux, le gris chiné. Un gilet informe gris chiné troué à l'extrémité des manches pour y passer le pouce. La classe.

Du point de vue des mœurs, on était assez sages. On prenait un peu de drogue mais pas trop - en privilégiant surtout le côté naturel de l'herbe. Niveau sexe, on niquait gentiment parce qu'on s'était quand même tapé toutes les campagnes du Sidaction depuis nos douze ans - sans oublier «Les Nuits Fauves». Pour nous l'essentiel, ce n'était ni le sexe, ni la drogue, ni la révolution, ni la famille et certainement pas le travail. On avait une valeur suprême, qui passait avant tout le reste: les amis. (Première diffusion de Friends en 1996 pour la France et 1994 aux Etats-Unis, là encore la télé avait su nous présenter un miroir familier et rassurant). Les amis, le mythe de la bande de potes «à la vie à la mort», c'était l'idéal absolu vers lequel on tendait. La seule chose qui allait pouvoir nous sauver du nihilisme et de l'ennui planétaire. Evidemment, face aux grappes humaines étendues par terre, les adultes ne comprenaient pas qu'on était en plein processus de construction d'un noyau d'amis qui nous suivraient jusqu'en enfer.

Culturellement, de même que le retour des années 80 avait été couplé avec une nostalgie pour les années 60, les années 90 étaient irriguées par le culte des 70. Les hippies quoi. Des gens à peu près aussi improductifs que nous, mais qui, eux, avaient un solide alibi idéologique. Alors qu'ils rêvaient du grand soir et devisaient sur Althusser, nous manifestions pour garder le même nombre de chaises et de tables à la rentrée prochaine. Soyons réalistes, ne demandons pas grand-chose. Des années 70, on avait juste les pattes d'éph, les cheveux longs (pour certains les poils), les chemises à carreaux, les vestes en velours, les foulards indiens et un certain sens de l'éthique. Mais nous avions quelque chose que les hippies des années 70 n'avaient pas eu - et qu'ils ne nous enviaient vraiment pas - nous étions des enfants de la télé. Nous ne percevions le monde que via son prisme. Elle nous servait à la fois d'intermédiaire vers l'extérieur et de moyen de fuite. Alors qu'on ne voyait pas d'issue possible, 1989 aurait pu évoquer pour nous une autre révolution. La génération née devant l'écran n'allait pas tarder à remplacer le tube cathodique par l'ordinateur connecté, l'outil qui allait enfin permettre de sauver nos projets et de prendre une place quelque part.

Titiou Lecoq

Image de Une : Krist Novoselic, Kurt Cobain, Dave Grohl, photo Reuters

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